19.

Cathy, le nez sur la vitre, regardait le merle au ramage de jais qui sautillait sur la neige, collectant les dernières miettes de pain. A ses côtés, Adeline malaxait des pommes de terre cuites, qu’elle pétrissait ensuite dans la farine. Elle brisa le silence.

— On pourrait peut-être arrêter de se faire la tronche, non ? Parce que moi, après ce qui vient de se passer, je vais devenir folle.

Ça va bientôt faire vingt minutes… soupira Cathy.

— Vingt minutes… Tu voudrais qu’il soit revenu avant même d’être parti ! Tu le surveilles toujours comme ça ?

— C’est que… David n’a pas vraiment conscience du danger. Enfin, ce n’est pas ce que je voulais dire… Il en a conscience, bien sûr, mais… la mort ne l’effraie pas…

— Le genre à secourir une mamie agressée par cinq lascars armés ?

— Exactement… répondit Cathy avec un sourire forcé. Adeline hocha la tête.

— Tu me diras, c’est normal, avec son métier. La mort devient… une amie, en quelque sorte.

— Tu parles… Son père est décédé dans un accident de voiture, il n’avait même pas quinze ans. Quant à sa mère…

Fauchée par la maladie. En fait, il n’a pas réellement de famille… Des oncles, des tantes, mais il ne les fréquente pas. Quand il était petit, ses parents n’ont pas cessé de déménager…

— Les miens c’est pareil, répondit Adeline. Durant toute mon enfance. C’est dur de ne pas avoir d’attaches.

Cathy plongea les mains dans les poches de son jean, rentrant la tête entre les épaules.

— J’ai l’impression qu’il cherche quelque chose derrière tous ces cadavres… Jour après jour, il inventorie les habitudes de la mort, il établit ses mouvements et ses horaires, un peu comme toi tu cuisines… Exactement ce qu’il fait de nouveau ici, avec ces carcasses… C’est… C’est ce qui me fait le plus peur chez lui, cette ambiguïté… Et j’ai le sentiment de la retrouver chez Doffre.

— Ce qui explique pourquoi ils sont si proches… Cette fascination pour l’inconnu, pour l’extrême…

Adeline se frotta les mains sur un torchon et s’approcha de la fenêtre.

— Son métier… Vous n’en parlez jamais ?

— Jamais… Quand il rentre, il va s’enfermer en haut, devant son ordinateur. Je tente bien de lui demander comment s’est passée sa journée, mais…

Elle secoua la tête.

— … Ça peut paraître étrange mais c’est comme s’il cherchait à protéger ses défunts. Il ne veut pas les déshonorer en parlant des disgrâces, des cicatrices qu’il a relevées sur leurs corps. De ces secrets qu’ils ont conservés de leur vivant et qu’ils ne peuvent plus dissimuler. Un tatouage, un piercing, un stérilet… Il les respecte trop. En discuter, c’est comme violer leur intimité. Tu comprends ?

— Bien sûr…

— Je sais pas pourquoi il fait ce boulot. Son père était commercial. … J’ai tout juste connu sa mère, avant qu’elle… qu’elle ne sombre dans la maladie. Elle était… si différente de son fils ! Jusque sur son lit de mort, elle m’a suppliée de l’éloigner de ce métier. Suppliée, tu imagines ?

— Mais pourquoi ?

— Je ne sais pas trop… Elle sentait comme… des entités néfastes rôder autour de son fils. C’était… complètement dément…

Le carreau s’embuait de son souffle tiède.

— Mais qu’est-ce qu’il fout ?

— Il va revenir !

— Avant d’arriver ici, durant le trajet, je me suis imaginée perdue au cœur de cette forêt immense. Moi aussi, j’aurais tout fait pour m’en sortir. Marcher, et marcher encore, sans jamais m’arrêter. Aller au bout, même si j’imagine que l’espoir, à un moment, doit forcément s’évanouir et que la mort devient préférable, presque tentante. David m’a expliqué qu’on ne sent rien, quand on s’endort dans le froid. Il paraît que cette fin est la plus douce qui existe…

Adeline retourna brusquement vers la table. Elle se mit à rouler des Spätzle, jusqu’à obtenir de petites quenelles ivoirines.

— La mort n’est jamais douce. Elle est la même pour tous. Puante et sournoise.

Un frisson lui parcourut les épaules.

— Et tout sent franchement la mort, ici.

Cette fois, ce fut Cathy qui s’approcha d’elle.

— Tu veux qu’on parle de ce qu’il s’est passé, hier, pendant la randonnée ?

— Non, non ! Désolée, mais j’aime mieux pas. Je crois que tu n’es pas… prête à écouter ça…

— Pourquoi tu dis ça ?

Elle frappa du poing sur sa poitrine.

— Trop longtemps que c’est enfermé là-dedans…

— Justement ! Ça te fera du bien d’en discuter !

Elle contracta les mâchoires.

— Mon père m’avait appris, quand il m’emmenait à la chasse, à reconnaître un gibier rien qu’à son envol. Les canards, par exemple, partaient comme des fusées, le cou tendu, en une belle diagonale, inclinée d’environ trente degrés. Deviner, du premier coup d’œil…

— Je ne comprends pas…

— La première fois où je t’ai aperçue… La toute première expression de ton visage. Tes premiers mots… Sans te connaître, je les ai fixés dans ma mémoire. Aujourd’hui, tu dissimules tes a priori, parce qu’on se côtoie et que tu es polie. Mais je sais ce que tu penses de moi. Et ce n’est pas très différent de ce que pensent les autres.

— Détrompe-toi ! Je t’apprécie beaucoup.

— Ouais, tu m’apprécies… mais pourtant quand tu me regardes… Je suis sûre que tu te demandes ce qui peut pousser une femme à vendre son corps pour de l’argent… Eh bien, mets des prisonniers dans une cour cernée de miradors, laisse la porte d’entrée ouverte et tu verras… Combien vont se ruer vers la liberté, même s’ils savent qu’ils risquent de se faire tirer dessus ?

Elle croisa les bras sur sa poitrine.

— Nous ne faisons que réagir aux influences, que nous le voulions ou non. Ma jeunesse a été faite d’influences…

Elle s’en voulait de parler autant, mais l’envie de s’expliquer était trop forte.

— Toute mon en²fance s’est organisée autour du culte de l’image, du profit. J’avais à peine six ans que mon père m’inscrivait déjà à des castings. Pas pour moi, pas pour m’amuser, mais pour le peu d’argent que ces clichés rapportaient. Il n’hésitait pas à arpenter la France… Il n’a jamais manqué un concours de photos. Le week-end, au lieu de plancher sur mes devoirs, il me forçait à aller à la chasse avec lui ou à défiler sur les podiums de Miss Tartempion, à m’exhiber en maillot de bain. Puis à douze ans…

Quelque chose la bâillonnait. Ses yeux trahissaient sa détresse.

— À douze ans ? demanda Cathy, fronçant légèrement les sourcils.

Adeline secoua la tête.

— Excuse-moi. À… À seize ans, il me pousse vers le mannequinat. Une seule école, celle de l’hypocrisie et de la concurrence. Ça fonctionne un temps, mais pas aussi fort qu’il l’aurait souhaité. Mon asthme ne va pas aider. Et je n’avais pas dix-sept ans quand il a fichu le camp au bras d’une jeune héritière, en me laissant avec ma mère dépressive. Assez caricatural, non ? Et pourtant… La réalité des familles malheureuses est faite de caricatures.

Cathy écoutait sans bouger.

— Tu devines aisément la suite. Scolarité morcelée, presque inexistante, famille détruite, une seule chose que je sache vraiment faire, ce que ce salaud m’a appris : exploiter ce corps et ramener de l’argent à la maison. J’ai eu de la chance de ne pas dévier et de finir dans des cercles privilégiés, des harems pour riches… Je n’ai jamais connu la rue, juste le cuir des fauteuils et les volutes des cigares. Mais au fond, c’est la même chose, la même crasse humaine. Que tu me croies ou non, je n’attends qu’une chose. Quitter ce milieu pourri. C’est terrible à dire, mais mon client, Arthur, va m’y aider. En fait, je suppose que vous êtes ici pour la même raison que moi. L’argent…

— C’est un peu plus compliqué… Quand est-ce que tu es devenue asthmatique ?

Adeline écarquilla les yeux. Elle fit un signe de la tête et murmura entre ses dents :

— Derrière toi…

À l’entrée de la cuisine, la femme aux courts cheveux noirs, debout, pieds nus, enroulée dans une couverture grise. Le visage étrangement calme, ni triste, ni gai, ni intrigué. Des traits d’anesthésiée. Arthur arriva derrière elle, l’air serein.

— Elle s’appelle Emma, glissa-t-il dans un sourire. Elle… Comment dire… Elle aimerait s’habiller, mais ses vêtements…

Cathy réagit avec un temps de retard.

— Oh, vous m’avez fait peur, s’exclama-t-elle en se levant. Euh… Adeline est bien trop grande. Elle fait plutôt ma taille, au premier coup d’œil. J’ai ce qu’il faut, j’y vais… Même si mes habits ne sont pas faits pour habiller des allumettes. Vous pouvez le lui expliquer, Arthur ? Enfin, différemment…

— Merci, sourit timidement Emma. Ce sera parfait, je pense…

Face à la surprise et à la gêne de son interlocutrice, elle ajouta :

— Mon père est français, ma mère allemande. J’habite en France depuis cinq ans. Strasbourg…

Elle parlait un très bon français, malgré son accent. Adeline se présenta comme la compagne d’Arthur, puis, sans détour, posa la question qui leur brûlait les lèvres à tous.

— Excusez-moi d’être aussi abrupte mais… vous pourriez nous raconter ce qui vous est arrivé ?… Vous avez murmuré durant votre sommeil… Vous répétiez toujours le même mot… La Chose…

Sous la couverture, les doigts d’Emma se crispèrent, pareils aux pattes d’une araignée brûlée. Elle mit un temps avant d’ouvrir de nouveau la bouche.

— Je… Je roulais sur la B500, il devait être sept heures du matin. Ma grand-mère va être enterrée dans…

Elle jeta un œil à l’horloge murale. Elle cherchait ses mots.

— … deux heures, à Pforzheim. Dire que je suis passée par cette mauvaise route pour éviter le détour par Karlsruhe et gagner du temps ! En pleine Forêt-Noire, la neige m’a… capturée. J’ai… J’ai failli faire chemin arrière. À ce moment, le sol glissait beaucoup, mais j’ai supposé que ce devait être… comme souvent dans la région… Alors j’ai continué, roulant très doucement. Puis, d’un coup, juste après un virage, j’ai aperçu une… une… masse, dans mes phares. J’ai… freiné fort. Comment vous dites ? Piger ?

— Piler, corrigea Cathy, le front soucieux.

— Piler, oui. Ma… ma voiture a glissé, puis quitté la route puis dégringolé sur le côté bas, avant de foncer dans un arbre. Je… Je ne savais pas quoi faire. Impossible de téléphoner, pas de ligne. Alors j’ai… j’ai pris la lampe, dans la boîte de gants, puis je suis retournée au bord de la voie… La masse… C’était… un animal, une espèce de gros chat méchant… Un… un puma, je crois.

— Un lynx, plutôt, intervint Adeline.

Emma porta ses doigts sur ses lèvres.

— Vous n’auriez pas une cigarette ?

— Désolée, mais personne ne fume ici. Peut-être que David, le mari de Cathy, pensera à vous rapporter les vôtres.

— Ne me dites pas que quelqu’un est parti là-bas !

Cathy explosa. La panique.

— Pourquoi ?… Pourquoi ?

Emma sombra dans une longue absence. Ses yeux trahissaient ce que son visage cherchait à dissimuler.

— Mademoiselle ! Emma ! Pourquoi dites-vous ça !

La jeune femme reprit doucement :

— Ce… Ce lynx, il avait été… zerrissen… lacéré, oui, c’est le mot, lacéré de part en part… puis… tiré là, en plein milieu de la route. Je l’ai vu à cause… des traînées, dans la neige… De longues traînées de sang qui venaient du bois… Je… Quand je me suis retournée, il…

Des larmes perlaient sous ses paupières. Ils étaient tous les trois pendus à ses lèvres.

— … il y avait une énorme silhouette, devant moi ! Et ces griffes ! Ces griffes gigantesques qui se sont abattues ici, sur ma poitrine !

Elle mima le geste. Un ample mouvement du bras, pareil à l’arc d’une faucille. Emma reprit sa respiration, avant de poursuivre :

— Je… Je me souviens avoir hurlé, puis… puis j’ai couru ! Et j’ai entendu ! J’ai entendu ses pas dans la neige ! Ça me suivait !

— « Ça ! Ça ! » Pourquoi vous dites toujours « ça » ? hurla Cathy. C’est quoi, « ça » ?

Emma, apeurée, ne trouvait plus ses mots. Cathy se rua vers la fenêtre, lâchant dans son sillage le prénom de son mari.

— David ! David ! David !

— Cette forme, à quoi ressemblait-elle ? demanda calmement Arthur en suivant Cathy des yeux.

Sous sa couverture, Emma continuait à grelotter.

— Je… Comment expliquer ? Il faisait la fin de la nuit. Je… J’ai pas vu grand-chose… Une espèce de… large forme poilue. … Comme une fourrée…

— Une fourrure… Et son visage ?

— Je… Je n’ai pas eu le temps… Il y avait… ces griffes monstrueuses… Elles ont déchiré l’air, d’un coup ! Aussi grandes… que ma main !

Elle finit par s’écraser sur une chaise. Ses bras pendaient entre ses jambes.

Cathy se planta devant elle.

— Emma ! Emma ! Il faut nous raconter ce que c’était ! Un animal ? Un ours ? Emma ! Vous vous rappelez ce que vous avez vu, bon sang !

Emma secoua la tête.

— Je… Je sais plus, je sais plus… J’étais très fatiguée. Il faisait noir. Non, pas un ours… Il n’y en a pas dans cette forêt… Je… Tout est trouble sous ma tête. Je… Je suis désolée…

Cathy saisit la couverture et se mit à la serrer de toutes ses forces, à la limite de l’étranglement. Adeline se précipita sur elle.

— Il faut que tu te calmes, OK ? lui ordonna-t-elle en la repoussant. Ton mari est en voiture, à l’abri, et il va revenir ! Quel que soit l’animal qui a attaqué Emma, il n’a pas pu rester sur place !

Elle aurait souhaité avoir un ton plus convaincant, mais elle n’y parvenait pas. Cathy ne se contrôlait plus. Arthur lui prit la main, qu’il écrasa assez durement.

— Ressaisissez-vous ! D’accord ? Et allez donc chercher quelques vêtements pour notre amie ! Nous discuterons de cette histoire au calme, devant un bon repas, quand David sera de retour. Je suis persuadé qu’il ne va plus tarder. Il doit y avoir une explication logique derrière tout cela.

— Une explication logique ! Oui, une explication logique ! hurla Cathy en disparaissant dans le couloir. Dès que David reviendra, on foutra le camp d’ici ! Je ne veux plus jamais entendre parler de vous, ni de votre putain de Bourreau !

Arthur la regarda s’éloigner, l’auriculaire se promenant sur le bras de son fauteuil.

— Et vous, Emma, retournez vous coucher. Ce n’est pas raisonnable de rester ainsi debout. Vous avez besoin de repos.

Restée seule à ses côtés, Adeline prit le vieil homme à partie.

— J’ai besoin de savoir ce qui se passe !

— C’est-à-dire ?

— Les portes épaisses, les verrous partout, les vitres, quasiment blindées ! Et ce fusil, au-dessus de la cheminée ! Une arme de portée énorme, et qui a servi il n’y a pas longtemps ! Et maintenant, ce délire, avec une bête aux griffes démesurées ! Tu… Tu as raconté que tu finançais ce… ce programme morbide ! Tu dois forcément savoir !

— Une arme de portée énorme ? Tiens, tiens ! Je ne savais pas que tu t’y connaissais en fusils ! Tu sais, il y a deux choses qui transforment un objet quelconque en objet traumatique : son utilisation perverse contre soi ou… à l’encontre de quelqu’un…

Adeline sentit ses poumons se contracter. Une seule solution. Contrôler sa respiration. Et contre-attaquer.

— Ne retourne pas mes questions contre moi ! Réponds !

Arthur la jaugea d’un œil mauvais.

— Je te conseillerais vivement de changer de ton !

— Qu’est-ce que tu vas faire ? Me virer ? De toute façon, je crois que notre petite aventure est terminée ! Les Miller vont mettre les voiles ! Tu as vu l’état de Cathy ?

Elle absorba sa Ventoline, juste devant son nez. Il la fixa, avant de retrouver son rictus malsain.

— Voilà l’Adeline que j’aime ! Féroce, presque chienne…

— Arrête ! Réponds, s’il te plaît !

Arthur se déplaçait à présent dans la cuisine, comme indifférent au drame qui se nouait autour de lui.

— Que crois-tu ? Que financer un projet revient à suivre ce qui s’y déroule au jour le jour ? J’ai pour volonté de lutter contre le crime, avec ce qu’il me reste, c’est-à-dire mon argent. Je veux uniquement des résultats, des courbes, des chiffres exploitables. Le reste, je m’en fiche complètement ! Ce n’est pas moi qui vis dans ce trou, je ne contrôle ni l’existence, ni le quotidien des entomologistes. Alors ces verrous, ce fusil, qu’est-ce que j’en sais ?… Les scientifiques traquent-ils le gros gibier ? Certainement ! La chasse est un loisir appréciable, ici. Craignent-ils les vols en leur absence ? Tu as remarqué qu’il n’y avait plus de volets, à l’extérieur ? Qui les a embarqués ? En tout cas, crois-moi, ces verrous ne me paraissent pas superflus, ne serait-ce que pour éviter les irruptions intempestives de Franz.

Il lui tendit la main. Après un imperceptible mouvement d’hésitation, Adeline lui donna la sienne, qui tremblait. Il l’embrassa du bout des lèvres.

— Mon abricot… chuchota-t-il.

— Tu sais… Franz… Maintenant que tu me reparles de lui…

— Oui ?

— II… Il nous avait déposé deux lapins dépecés, hier matin, à l’abri à bûches ! J’avais décidé de les jeter dans le torrent, mais avec Cathy, on a fait demi-tour avant de l’atteindre. Du coup, on les a laissés dans la poudreuse, peut-être pas assez loin d’ici !

— Aïe ! Le genre d’erreur qu’il valait mieux éviter. Je vous avais pourtant prévenues.

La rouquine rejeta sa chevelure vers l’arrière et s’accroupit à sa hauteur.

— Dis… Tu penses qu’il a un rapport avec l’histoire de cette… Emma ? Ce Franz… Il a l’air sérieusement perturbé.

D’après ce que j’ai vu, il avait… Comment dire… lacéré les cavités oculaires des lapins !

Arthur grimaça.

— Écoute, attendons le retour de David. Cette Emma, comme tu dis, semble encore très affectée, elle a sans doute exagéré l’ampleur de son accident. Le froid, le noir, les ombres étranges portées par ces grands sapins… Qui aurait intérêt à traîner une bête déchiquetée au milieu d’une route où personne ne circule ?

— Justement ! C’était peut-être un piège, pour forcer un conducteur à s’arrêter ! II… Il s’agit peut-être d’un malade qui rôde dans cette forêt, déguisé en… Je ne sais pas moi ! Un fanatique qui vit là, tout près ! Et qui s’est amusé à déposer ces bêtes dépiautées au cabanon ! Nous sommes si loin du monde… Cette femme brune, tu as forcément remarqué la terreur dans ses yeux. Elle a vu quelque chose, Arthur. Quelque chose qui nous épie peut-être, recroquevillé derrière un tronc…

Elle s’avança vers la fenêtre.

— Les volets… C’est… C’est lui qui les a enlevés, j’en suis sûre… Il avait tout prévu… Il nous observe… Il nous observe, j’en ai la conviction.

La jeune femme regarda sa montre. Elle sentait l’angoisse monter en elle. Après tout, sans véhicule, ils n’étaient plus que de vulnérables naufragés sur une île entourée de monstres invisibles. Des prisonniers de l’infini.

— Depuis qu’on est là, chaque jour est pire que la veille, marmonna-t-elle. Faites qu’il revienne… Mon Dieu… Faites qu’il revienne vite…

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