98784.
Qu’est-ce qui lui avait pris de s’engager sur cette route gelée avec sa vieille voiture ? Tout cela pour gagner du temps… Elle le payait à présent au centuple.
Les sillons des pneus… Dieu merci, la neige ne les avait pas totalement dévorés. Ils menaient forcément quelque part. Un refuge, une auberge peut-être.
Pas de gants. La neige qui lui mord le bas du pantalon, qui s’agglutine sur ses bottines. Le gel, à l’assaut de ses cheveux. Combien de temps tiendrait-elle encore ?
Un craquement. Elle se retourna, la bouche ouverte, le larynx régurgitant cet air sifflant des fumeurs. « Viens ! Viens donc me chercher ! Espèce d’enfoiré ! »
Les bras écartés, elle hurla :
— Viens !
Rien. La Chose la suivait, la pistait, mais ne l’attaquait plus. Jeu cruel du prédateur sanguinaire.
Elle repartit en marchant, incapable de courir à présent. Elle ne pouvait plus. Même face à la pire des terreurs.
98784… 98784… 98784… Dans sa tête… À se fendre le crâne contre la pierre…
«Réfléchis… Où te trouves-tu ? OK… OK… Forêt-Noire… Wildseemoor. Le cœur du Wildseemoor. Une terre morte. Isolée. Démoniaque. »
Elle allait périr.
« Emma ! Tu t’appelles Emma Schild ! Emma Schild ! Emma Schild ! Vingt-neuf ans ! Tu vends des assurances, une saloperie de métier où tu dois marcher ! Tu marches tout le temps ! Championne de course au lycée ! Les médailles ! Les semi-marathons ! Alors maintenant, tu vas courir ! Pour te réchauffer ! Garder le corps chaud… Par tous les moyens…
Deux heures que t’avances… Peut-être trois… ou quatre. Les traces, les traces. Une grosse voiture… Un 4x4, sans doute… Plusieurs personnes… Tu vas arriver dans un foyer chaleureux… On va t’accueillir… T’offrir un bon café brûlant, une couverture… Puis ce sera le bain… à te cramer la peau. Oh oui ! Te cramer la peau…
T’allais où ? T’allais où avant l’accident ? Ah oui… L’enterrement de grand-mère. Grand-mère Marmelade. Fallait pas y aller. Prendre direct la route vers la Pologne. Je m’en doutais… Pour toi Mama… Pour toi que j’ai fait ça. Pas pour elle… Pas pour elle… Je les hais tous. De leur faute… C’est de leur faute. »
Emma se massa les tempes, à s’écraser les os. Ses cheveux… Si seulement elle avait pu les avoir longs ! Ils lui auraient au moins protégé les oreilles. Et ce corps, cette maigreur… Qu’aurait-elle donné pour un peu de graisse, là, tout de suite… De la bonne graisse, bien chaude ! Chaude…
Elle se laissa choir, les genoux dans la neige.
C’était fini.
Loin sur l’horizon, une épaisse fumée noire.
Sa délivrance.
Ou le début de son calvaire.