32.
Adeline pointa son nez dans le couloir. La Jeune Fille et la mort dans le laboratoire, les voix d’Emma et de Doffre dans le salon…
Chacun restait cloisonné dans son coin. Pas de repas ce soir, aucun échange. Des larmes, de la peur et de la colère. Les signes évidents d’une névrose collective.
Sur la pointe des pieds, la rouquine se faufila dans sa chambre. Elle laissa la porte entrouverte, par sécurité. Elle s’était arrêtée à une décision : ouvrir la malle mystérieuse, combattre son système de fermeture et le vaincre.
Il fallait découvrir ce que le vieux y cachait depuis leur arrivée, pourquoi il la fixait si souvent, l’air lointain. Peut-être la clé de cette histoire de dingues. Elle essaya de la déplacer, la tirant par une poignée, mais n’y parvint pas. Le poids d’un cheval mort. Que pouvait-elle bien contenir ?
Elle s’agenouilla et ausculta le cadenas en U. Cinq molettes sur chacune desquelles étaient gravés les chiffres de zéro à neuf. Cinq chiffres… Pouvait-on choisir la combinaison soi-même à l’achat, comme pour certains antivols ? Elle aurait bien tenté la date de naissance d’Arthur, mais elle ne la connaissait même pas.
Elle essaya en vain le coup de l’oreille sur les molettes, à l’écoute du Clic de cinéma, et expérimenta également quelques combinaisons triviales – mu, 22222, 12345, 54321… -, sans plus de succès. Alors, une pensée franchit la barrière de sa conscience pour finir sur ses lèvres :
— Cinq chiffres, les numéros du Bourreau.
Elle se souvenait de l’acharnement dont David avait fait preuve lorsqu’il retournait le laboratoire à la recherche des signes gravés sur les crânes des enfants. Peut-être, après tout… Il fallait tenter le coup.
Elle sortit discrètement de sa chambre, longea silencieusement le couloir et pénétra dans le laboratoire. Les odeurs médicales lui levèrent l’estomac.
David était écrasé sur sa machine à écrire. La blessure de son pouce s’était rouverte, il y avait du sang partout. Un scalpel planté dans le bois, à sa droite. Des dizaines de photographies étalées devant lui, sur le bureau. Adeline s’approcha. Elle porta la main vers sa bouche, essaya d’ignorer ce que ses yeux voyaient sur le papier glacé et se mit à lire la feuille restée coincée dans la machine.
Il lui coupa ensuite un morceau de lèvre, le sang lui éclaboussa le visage. Emma n’arrivait même plus à hurler, les ilôts pourpres coulaient dans ses yeux. Doffre se frotta les mains sur son pantalon tablier barré de traces de doigts rouge. Emma ressemblait bien à une grosse truie, une truie nue, qu’on saignait avec la plus primitive des méthodes. Cette garce souffrait, tant mieux. Chacun son lot de souffrancco tortures.
L’expression d’un chaos, d’une folie qu’il recrachait sur le papier. C’était abject. Un mélange d’imaginaire et de réalité. Plus aucune barrière, aucun tabou.
Elle voulut s’emparer du dossier laissé ouvert à gauche de la machine. David lui agrippa soudain le poignet, puis la relâcha. Il était ivre mort. Sans même lui dire un mot, il se remit à taper. Adeline s’écarta un peu, il lui faisait peur. Elle fouilla dans le dossier, plus une seule photographie. Elles étaient toutes là, autour de lui. Elle inspira profondément. Il allait falloir fouiner là-dedans. Supporter la vue des victimes et les gros plans sur leur calvaire. Avec courage, elle se mit à observer chaque cliché, à la recherche de crânes. De crânes d’enfants.
Elle dut se mordre le poing très fort pour ne pas vomir. Elle ne comprenait pas. C’était peut-être cela le pire, en définitive. Ne pas comprendre cet insatiable acharnement de destruction.
— On en est loin, n’est-ce pas ? cracha David en se retournant, l’haleine chargée.
— Loin de quoi ?
— Des Hannibal Lecter du cinéma. Du lissage cinématographique. Ici, tout n’est que furie, une délectation innommable, accouchée de la souffrance et du sadisme. Ôter une vie pour un orgasme, déchirer les chairs pour se masturber avec, éclater les crânes et bander quand le sang jaillit. C’est ça, leur réalité ! Quand je pense que les gens en font des objets de culte, des sujets de discussion, bien au chaud dans leur petite vie tranquille. Certains les admirent, même, vous imaginez ? Voilà ce qu’on devrait leur montrer ! La mort n’est pas ce qu’ils croient, bordel ! Elle est aussi rouge et sanglante que les cuisses de ces pauvres femmes !
Il plongea à nouveau vers la Rheinmetall. Adeline le regarda s’enfoncer dans son récit, abasourdie. Était-il si différent de ces êtres abominables, au fond ? Lui qui se déchargeait sur sa machine, comme eux le faisaient sur des corps en vie. Et si on lui retirait son papier et son crayon ? Quel autre dérivatif utiliserait-il, pour expier le mal et la douleur qui l’habitaient ? Tuerait-il, lui aussi, comme elle l’avait fait avec Dakari ?
Où se situait la frontière ?
Après cinq minutes de voyage dans l’horreur des charpentes mutilées, elle finit enfin par dénicher le premier tatouage. Le crâne rasé d’un enfant. Un numéro inscrit en grand, à l’encre noire. 98784. Elle ramassa le cliché et poursuivit courageusement sa recherche.
Peu après, elle avait découvert toutes les photographies. Les sept clichés.
— David…
— Une seconde, une seconde… J’ai presque fini.
Adeline hésitait à lui parler de la malle. Elle fit quelques pas vers la porte et revint vers lui. À peine s’était-elle assise à ses côtés qu’il s’écria :
— Et voilà… Fin !
Il regarda en direction des mains de la jeune femme.
— Les photos des enfants ? Qu’est-ce que vous voulez faire avec ça ? Un album de famille ?
— Vous êtes ignoble !
— Ah… les numéros ! Vous aussi vous vous attaquez à la quête du Graal !
Il l’agrippa par le pull, alors qu’elle s’éloignait.
— Attendez ! Attendez ! Ne manquez pas la chute, le clou du spectacle !
— Écoutez David, je vous signale que votre femme est à l’agonie ! Vous avez peut-être mieux à faire qu’à rester ici à boire et à écrire !
Sans lui laisser le temps de s’échapper, il se mit à déclamer :
— « Doffre trancha la corde de la pointe de son scalpel. Emma chuta la tête la première, la neige amortit la chute et elle roula sur le côté. Des torrents de sang coulaient de sa bouche. Dans le brouillard de sa douleur, elle perçut un cliquetis que n’importe quelle femme pouvait reconnaître parmi mille. Celui d’une boucle de ceinture. Doffre baissait son pantalon, pointant un tout petit sexe. Un sexe ridicule. »
— Vous… Vous êtes pitoyable ! l’interrompit Adeline. Je m’en vais.
Il attrapa de nouveau son pull.
— Restez ! J’ai fini ! J’ai presque fini ! « Au moment où il s’agenouillait pour la pénétrer, elle lui fracassa une pierre pointue sur la figure. L’arcade explosa, il sombra sur le sol, les deux mains devant lui, grognant comme une bête. Emma se redressa, le bloc brandi au-dessus de la tête, et cogna, cogna, cogna. Il vivait encore. Alors elle ramassa le scalpel et lui sectionna le sexe, d’un coup net. Elle le lui fourra au fond de la gorge. « Bouffe ! Bouffe ! Espèce de porc ! Bouffe-toi la bite !« hurla-t-elle en se vidant de son sang. Doffre mourut étouffé, la bite entre les lèvres. Quant à Emma… elle mourut aussi, la bite dans la main. Fin. Roman dédié à Arthur Doffre et à Emma Machin. Votre serviteur, David Miller. »
Il posa les feuilles sur la table et se leva, titubant.
Adeline secoua la tête de dépit.
— Un asile de fous… J’ai mis les pieds dans un asile de fous…
Et elle disparut en refermant la porte derrière elle.
Dans le couloir, elle s’arrêta pour écouter. Toujours les voix d’Emma et Arthur dans le salon.
« Pas mécontente qu’il m’ait trouvé une remplaçante », pensa-t-elle.
Elle plaqua son oreille contre la porte de Cathy. Aucun bruit. La pauvre devait être épuisée et avait dû s’endormir.
De retour dans sa chambre, elle essaya la première combinaison à cinq chiffres. 98784. Rien. Puis 98067, le cinquième des sept numéros tatoués.
Quand la dernière roulette se positionna sur le 7, ses oreilles frémirent. La barre d’acier s’éjecta de son emplacement d’un mouvement latéral. Le déclic se propagea dans tout son organisme.
L’étrange impression d’avoir déjà vécu cette scène.
Alors, elle eut soudain une envie enfantine de refermer le cadenas et d’ignorer ce qui venait de se produire. De se plonger dans son lit et de s’enfouir sous ses draps.
Elle regarda les jeux d’ombres sur le plafond, provoqués par les sapins dans le vent, puis se retourna vers le couloir.
Lorsqu’elle entendit craquer le mur du fond, elle crut mourir de peur.
Elle se concentra sur sa tâche.
Ses phalanges tremblantes chassèrent le cadenas de son emplacement. Elle poussa le loquet métallique. Ne restait plus qu’à soulever le couvercle. Et ouvrir la boîte de Pandore.
La peur d’un monstre aux griffes d’acier, lui tranchant soudain la carotide, la paralysa. Et s’il surgissait de là-dedans ?
« Tu es vraiment stupide, pensa-t-elle. Tu vas quand même pas t’y mettre aussi. »
Un léger grincement.
Elle était accroupie.
La terreur la fit vaciller.
L’image n’eut pas le temps de se figer dans son esprit.
Le cri ne traversa pas son larynx.
Elle se retourna, les yeux écarquillés, la bouche cherchant un oxygène qui n’arrivait plus.
Une crosse de fusil lui percuta l’arcade.