17.

David se leva du bureau, en faisant craquer glorieusement ses doigts. Cinq pages grattées depuis ce matin, et il était à peine onze heures. Impensable.

Il se frotta les yeux. Pendant une bonne partie de la nuit, il avait fouillé le laboratoire de fond en comble, persuadé que d’autres numéros du Bourreau se dissimulaient autour de lui. Nombres inscrits dans les relevés, concentration des produits antiseptiques, étiquettes des masques chirurgicaux, il avait tout vérifié, scrupuleusement… Évidemment, il n’avait rien trouvé. Alors quoi ? Une coïncidence ? Probablement. Des battements cardiaques, rien de plus. Mais deux numéros sur sept, ça faisait quand même beaucoup.

Et puis, il y avait ce craquement, remonté des entrailles de l’arbre bosselé. Là, c’était plus difficile à expliquer. Le vent ? Sans doute… Un effet de vibration, peut-être, jouant avec le vieux bois et les mystères de la forêt.

De toute façon, des choses bizarres, David en vivait tous les jours, avec ses macchabées. Des filles, couchées sur une table d’acier, dont les yeux versent des larmes au moment où il leur incise la gorge. Simple réaction physiologique, paraît-il. Un enfant, une fois - Alain Mouquier, il s’en souviendrait toute sa vie -, qui avait embué le verre de sa montre, tandis qu’il s’apprêtait à lui coudre les lèvres. Cette buée, glaciale, jaillie de sa bouche morte depuis trois jours. Comment l’interpréter ?

Et sa mère… Sa mère…

Un jour, il comprendrait tout cela. Et il se comprendrait lui-même.

Il se dirigea vers le salon. Pause technique, repos cérébral, câlins avant de s’attaquer à la suite du dossier. Petit à petit, le Bourreau lui livrait ses secrets. Les séances de psychanalyse… Cette incroyable phobie qu’il avait d’épuiser son muscle cardiaque. … Les pulsations…

Devant la cheminée, Cathy aidait Clara à mettre son gros blouson polaire, ses moufles et son bonnet Oui-Oui. Au centre de la pièce, Grin’ch frimait avec son petit couvre-chef noir, percé de manière à laisser passer ses oreilles roses.

— Qu’est-ce que vous lui avez fait, à ce malheureux ?

— C’est Clara qui a absolument voulu que je le fasse rentrer. Tu le trouves comment ? Mignon, non ?

Cathy se sentait légère. Lentement dans son ventre, les saignements diminuaient, l’ombre de l’avortement s’estompait.

— On dirait un boxeur, avec son bonnet et son œil au beurre noir. Ça vous fait rien de le martyriser ?

— Mais non ! Regarde-le ! Eh, au fait ! Tu n’as pas remarqué ?

— Quoi donc ?

Cathy désigna discrètement Clara de la tête.

— Ta fille !

David prit un air dubitatif, la main sous le menton.

— Je vois pas… Le coquard, qui a presque disparu ?

— Mais non ! Regarde, elle n’a plus sa tétine !

— Oh… C’est vrai ! Viens-là mon poussin !

Un petit missile blond s’écrasa dans ses bras.

— Comment tu as réussi à la convaincre ? demanda David, serré contre sa fille.

— Je crois que c’est grâce à Grin’ch ! Il a croqué la tétine, tout à l’heure. Et depuis, elle n’en veut plus ! Merci mon grincheux !

Le porcelet approuva d’un couinement complice.

— Tu vois, il a compris !

David embrassa Clara dans le cou, la reposa et se rapprocha de sa femme.

— Tu devrais faire attention à ce qu’elle ne s’y attache pas trop.

— Comment ça ?

— Rappelle-toi. Arthur avait dit qu’il… ne serait avec nous que quelques jours… Ce porcelet… Il appartient bien à quelqu’un ! On va forcément venir le reprendre.

— Ou alors, ces… entomologistes vont le laisser tranquillement grandir pour…

Elle frissonna sous son blouson.

— En tout cas, il fait un bien fou à notre puce. Tu as vu comment elle s’amuse avec lui ? C’en est presque magique. Depuis qu’ils jouent ensemble, elle est toute gaie. Et puis, ils sont tellement mignons tous les deux, avec leur œil au beurre noir du même côté… Ne t’inquiète pas. Si quelqu’un veut le récupérer, je saurai le convaincre de nous le laisser !

— Quoi ?

— Avec l’argent que tu vas gagner, on pourra sans aucun doute le négocier et le ramener chez nous. Et quand il sera trop grand, on le mettra chez mon oncle. Il sera bien là-bas. Et Clara pourra aller le voir tous les jours.

— Mais on ne peut pas ! Il n’est pas à nous !

— Chut !

Adeline apparut, vêtue façon trappeur. Blouson fourré en peau retournée, bottes molletonnées, chapka grise. Un mannequin sibérien. Doffre avait drôlement bien choisi sa poupée. David détourna le regard, Cathy veillait au grain.

— Voilà, je suis prête, dit-elle en agitant ses clés de voiture. Mais qu’est-ce qu’il fait là, lui ? Pas mal le déguisement… Bon, Cathy, j’y vais, tu me rejoins ? À plus tard David.

Elle alla faire chauffer le moteur du 4x4.

— Vous vous reparlez ? demanda David.

— Pas vraiment, non. Mais elle va au village. Il faut à tout prix que je téléphone à maman…

Elle se mit à chuchoter.

— T’as vu la tête qu’elle a ? Une folle nuit avec Arthur, tu crois ?

Ils entendirent le vieil homme qui arrivait du couloir. Elle embrassa David, prit Clara dans ses bras et s’éloigna.

— J’espère qu’on va te manquer, ajouta-t-elle avec un clin d’œil.

— Attends ma puce ! Je ne veux pas que vous partiez seules ! Je viens avec vous !

Elle se retourna vers lui.

— Il faut que quelqu’un reste avec Arthur. Tu sais, on ne fait que l’aller-retour. A deux heures, on sera revenues ! Tu pourrais peut-être préparer à manger, tiens ! Et autre chose que des pâtes et du jambon !

— Mais…

— Il ne t’est jamais venu à l’esprit que ta femme savait se débrouiller toute seule ?

— Faites bien attention…

David s’avança sur le perron, remuant les deux pattes avant de Grin’ch.

— « Au revoir ! Au revoir ! » cria-t-il en imitant la voix de Porcinet.

II referma la porte derrière lui. Arthur lui bloquait le passage.

— Mais qu’est-ce que c’est que cet accoutrement ? Qu’est-ce que vous faites avec cette pauvre bête ?

Doffre s’avança vers le cochon que David venait de reposer, se baissa péniblement et lui arracha son bonnet.

— Très bien ! On va profiter de leur absence pour faire ce que nous avons à faire… Une journée en avance, certes, mais ce sera moins pénible… pour nous tous.

David fixa le crâne lisse du vieil homme puis répondit froidement :

— Hors de question. Je ne peux pas. Je ne toucherai pas à un poil de Grin’ch.

Doffre se plaqua dans son fauteuil, la tête renversée.

— David, David, David… Où est passée cette main froide qui ouvre les corps ? On fait dans le sentimental, à présent ?

— J’aime mon épouse et j’aime ma fille. Jamais je ne ferai sciemment quelque chose qui puisse les attrister…

— Mais nous n’avons pas le choix ! Il faut le tuer !

David reprit Grin’ch dans ses bras et se dirigea vers le laboratoire sans la moindre attention pour son interlocuteur.

— Nous remplirons notre devoir ! s’exclama Doffre en claquant le poing sur le bras de son fauteuil. Jusqu’à nouvel ordre, je contrôle ce qui se passe et doit se passer ici ! Et il n’est pas question qu’il en soit autrement !

David se retourna, furieux.

— Vous pouvez peut-être décider du destin d’un cochon, mais…

Soudain, ses muscles se tétanisèrent.

Même le réflexe de la respiration lui échappa.

Dehors, Cathy hurlait son prénom.

De toutes ses forces…

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