13.
— Haaaaa !
Cathy recula d’un pas et faillit trébucher dans la neige avec Clara, harnachée sur son dos dans un porte-bébé. Adeline la soutint à temps.
— Oh là, mes grandes ! Des envies d’évasion ?
— Regarde par… par terre !
Devant l’abri à bûches, d’où s’échappait le ronflement des groupes électrogènes, deux lapins morts reposaient sur une toile de jute. Les globes oculaires, ainsi que la peau, avaient été ôtés avec une extrême précision, offrant la vision de deux pavés de chair sanguinolents.
— Ouah ! Ça déménage ! s’exclama Adeline en se penchant au-dessus des bêtes. Marques nettes autour du cou. Ils ont certainement été piégés à l’ancienne, avec un collet.
Elle s’accroupit et plissa le nez.
— La vache ! On dirait qu’ils ont été tailladés au scalpel, à l’intérieur même des cavités oculaires ! Toutes ces plaies entrecroisées…
— Un… Un scalpel ?
— Exactement… Et il s’est bien acharné…
Cathy frotta ses gants l’un contre l’autre, comme pour se réchauffer. Le soleil brillait au travers des branches. Autour d’elle, un blanc laiteux, et cet air qui s’agrippait aux poumons.
— Franz ? se hasarda-t-elle en apercevant la tronçonneuse, accrochée sur un mur à l’intérieur de l’abri.
— On dirait, répondit Adeline, désignant les traces de raquettes qui contournaient le cabanon et disparaissaient vers la forêt.
Elle sortit un couteau de chasse de sous son anorak et l’enfonça dans la chair d’un des deux lapins. Cathy crut halluciner en découvrant la taille de la lame. Après l’Adeline asthmatique, l’Adeline armée à la Rambo.
— Ils ne sont pas encore gelés, il a dû les déposer récemment. Sympa comme cadeau de bienvenue ! Pas mal pour emballer les filles !
Cathy se décala, surprise par l’aplomb dont faisait preuve Adeline.
— Qu’est-ce qu’on va en faire ? questionna-t-elle en fixant la lame avec appréhension.
Sous les piaillements de Clara, qui voulait descendre, Adeline rangea le couteau dans son fourreau et roula la toile autour des lapins.
— L’hygiène n’a pas l’air d’être le fort de ce mec. Laisser traîner comme ça des bêtes dépecées… Ceci dit, Arthur nous a prévenues, mieux vaut laisser croire qu’on les accepte, sinon il pourrait mal l’interpréter… Je les balancerai dans le torrent… Allez ! En route !
Cathy lui agrippa l’arrière de l’anorak.
— Attends ! Tu… Tu ne penses pas qu’on devrait remettre notre promenade à plus tard ? J’avoue que je ne suis pas très rassurée. Ces blessures au scalpel… Ce Franz… C’est forcément un gars louche, à vivre seul dans un endroit pareil ! Tu crois qu’il nous surveille ? Je veux dire… Voir des filles, ça doit…
Adeline mit sa main en visière et observa aux alentours.
— L’exciter ? Et pas qu’un peu, je suppose… Mais attends, on ne va quand même pas fusiller notre séjour parce qu’un vieil attardé campe à un kilomètre d’ici ! Pour une boxeuse, je te trouve bien trouillarde.
— C’est une question de bon sens. Tu n’as pas vu la taille de ce type.
— Allez ! Dis-toi que ces lapins, c’est sa manière à lui de nous offrir des fleurs !
— Ouais, un peu comme proposer des chrysanthèmes à une mariée…
Elle désigna la tronçonneuse et les bidons d’essence.
— On ne devrait peut-être pas laisser traîner tout ça…
Adeline haussa les épaules et s’adressa à Clara :
— Une sacrée peureuse, ta mère !
— Tu te fiches de moi, mais c’est vrai que je suis pas tranquille. Déjà les lynx…
La rouquine enduisit ses lèvres de beurre de cacao et sortit ses lunettes de soleil avant de s’enfoncer dans la poudreuse en direction des premiers arbres, la toile de jute à la main.
— Parlons-en, justement ! Trois jours qu’on est ici, et pas une trace. Ni dans la neige, ni dans les pièges, ni à proximité des carcasses !
— Tu es allée près des porcs ? Quand ?
— Euh… Hier, avec… avec David, pendant que…
Cathy démarra au quart de tour.
— Pendant que je dormais ! Quand le chat n’est pas là, les souris dansent ! Et le spectacle t’a plu ?
Elle doubla sa partenaire de marche sans la regarder, et prit la tête, d’un pas de grenadier.
— Oh ! Du calme ! Je voulais juste vérifier cette histoire de lynx. C’est quand même bizarre qu’ils ne soient pas attirés par les odeurs. Tu sais quoi ? Je crois qu’Arthur a tout inventé, uniquement pour nous effrayer. Ce serait bien son genre !
Cathy, furieuse, augmenta encore l’allure.
— Eh ! Mollo ! Marche moins vite ! Je t’ai dit que je n’étais pas très endurante !
— Pourtant, une fille comme toi, tu devrais l’être, rétorqua Cathy dans un nuage de buée.
— Comment ça ?
— Faut que je te fasse un dessin ?
— Écoute, j’ai appris à essuyer les critiques de ce genre… Alors je vais ignorer ce que tu viens de me cracher à la figure et je vais mettre ta remarque sur le compte de la colère et de… ta nervosité naturelle…
Elles continuèrent en silence. Cathy maintint son rythme. Avec Clara qui s’agitait dans son dos, elle sentait pourtant son cœur pomper plus que la normale. Derrière elle, Adeline suivait de plus en plus difficilement, indifférente à cette nature magnifique. Les mélèzes immenses, frissonnant dans l’azur. Les cristaux de gel, accrochés aux branches en étoiles translucides. Partout, une blancheur éclatante.
Elles attaquèrent un raidillon sévère.
— T’es… à côté de la… plaque… Le torrent doit… couler… plus à gauche, reprit soudain Adeline. Plus à gauche… Et… ralentis un peu… s’il… te plaît…
— Un problème ? ironisa Cathy sans se retourner. Tu… as la gorge… qui commence à siffler.
— Mer… de Cat… Ra… lentis… bon Dieu !
En haut de la pente, Adeline s’effondra contre un tronc, les deux paumes sur la poitrine. Un bruit de missile grimpait de son larynx. Elle fouilla dans sa poche, les paupières plissées, la bouche grande ouverte, et absorba deux larges inspirations de Ventoline. Elle finit couchée dans une congère, les pupilles au ciel, les bras écartés.
Cathy se pencha difficilement et lui tendit la main.
— Ça va aller ? se contenta-t-elle de demander d’un ton glacial.
La rouquine ne bougea pas.
— Tu l’as fait exprès… de marcher vite ! Espèce de…
Cathy dessangla le porte-bébé et laissa Clara faire quelques pas dans la neige. Elle se tourna à nouveau vers Adeline.
— Pourquoi tu ne m’as… rien dit ? Ça fait trois jours… que tu te caches ! Je pensais pourtant qu’on… pourrait avoir confiance… l’une en l’autre.
Adeline se releva, seule, chassa la neige de sa combinaison de ski, abandonna les lapins morts et fit demi-tour.
— Tu me parles de confiance… alors que… tu deviens dingue simplement parce que… je discute avec ton mari… Je rentre ! Continue si tu veux !… Et évite de te perdre, tu n’es pas… à Versailles ici !
— Mais… Je croyais simplement qu’on pourrait être amies.
— T’es vraiment trop naïve, ma pauvre !
— Moi, naïve ? C’est quoi ton problème, bon sang ?
— Je n’ai pas de problème !
— Ah bon ! Alors pourquoi tu te caches ?
Adeline brandit son couteau et le propulsa contre un arbre, en hurlant. La lame fendit l’écorce.
— T’es cinglée ! cria Cathy. Clara est juste à côté !
Adeline plaqua sa tête sur le tronc, les doigts repliés sur le manche en ivoire. Cathy, un instant tétanisée, finit par venir lui caresser le dos avec énergie.
— Tu m’as fait peur… Qu’est-ce qui se passe ?
Pas de réponse. L’enfant s’approcha des deux femmes et enlaça la jambe de sa mère.
— Adeline ?
La rouquine inspira lentement.
— Il t’est déjà arrivé de mentir ? Mentir à ceux que tu aimes le plus au monde ? C’est comme une brûlure à l’acide, qui ronge un à un les derniers souvenirs propres qu’il te reste…
Cathy sentit une boule monter dans sa gorge, ses jambes se firent flageolantes. Elle avait envie de crier « Oui !» de toutes ses forces. « Oui ! Ça m’arrive là, maintenant ! Et tu n’imagines pas combien je souffre ! »
Se maîtriser, se contrôler ! Ne rien dire ! Les larmes pouvaient jaillir, là, à chaque instant.
Trop tard… Adeline s’était retournée brusquement.
— Alors toi aussi… souffla-t-elle avec une profonde détresse dans la voix. Toi aussi, tu es hantée… Tu vois, finalement, les animaux cabossés finissent toujours par se retrouver.
Elle marqua une pause.
— Tu sais, mon asthme… Les médecins affirment que je suis une simulatrice, que la maladie se trouve dans ma tête, dans mon cerveau, dans mon putain de cerveau, tu entends ? Je… Ces inhalateurs… Je ne sais même pas s’ils contiennent de l’air ou de l’eau salée. Ce que je sais, par contre, c’est que, sans eux, je mourrais ! Tu l’as vu, toi, à l’instant ! Comment pourrais-je simuler ? Hein ? Comment ?
Elle décrocha le couteau de l’arbre et le renfonça dans son fourreau, le visage fermé.
— Voilà, tu voulais savoir, maintenant tu sais. Mais je te préviens, si t’en parle à quelqu’un, je te jure, je te tue !