34.
Attachée, les bras en croix, aux barreaux d’un lit.
Vivante. Quelque part.
Le noir, le froid.
La nausée montait. Des odeurs d’excréments, d’urine. Des senteurs de bêtes. À gauche, à droite, sur ce matelas infect, sur les murs. Partout autour.
Adeline voulut hurler, mais aucun son ne sortit de sa gorge.
Un antre. On l’avait enfermée dans un antre glacial. L’image des quatre griffures traversant la poitrine d’Emma lui fracassa l’esprit.
Elle releva la nuque et tourna la tête. Une pièce, un lit au milieu, la silhouette mystérieuse d’un poêle, des vitres en morceaux, une porte ouverte. Et des volets démontés, posés à plat dans le coin opposé.
Les volets du chalet.
Par le carreau, la lune, la forêt, l’hiver, l’Allemagne.
Adeline tenta de pivoter pour regarder au sol.
Partout, des inhalateurs. Des dizaines d’inhalateurs, disposés en arc de cercle sur le plancher, comme les bougies d’un rituel satanique. À portée de main, mais inatteignables. Elle orienta son regard de l’autre côté, même scénario.
Le supplice de Tantale.
Cette fois, Adeline hurla pour de bon. Elle ne reçut pour seule réponse que son propre écho.
Un élan de panique accéléra son souffle. Elle rabattit les pouces aux creux de ses paumes et tira sur ses poignets, de toutes ses forces. Mais les bracelets, ces bracelets d’acier qu’elle avait elle-même apportés pour les jeux sexuels, étaient trop serrés. Et les barreaux, trop solides. Aucune chance de s’échapper.
Une légère stridulation prit naissance à l’ouverture de ses bronches. Une peur violente gonflait dans ses entrailles. Sa langue collecta le sang durci à la commissure de ses lèvres, ses membres se raidirent encore. Elle n’était pas morte, mais une voix, en elle, lui murmurait qu’elle aurait mieux fait de l’être.
Que s’était-il passé ?
Elle se mordit les joues. Une douleur insoutenable lui traversait le crâne. Elle se souvenait de David, hystérique devant sa machine à écrire. Sa bouteille de whisky à moitié vide, ses yeux fous… L’obscurité du couloir, les murmures dans le salon… Elle se rappelait s’être glissée dans la chambre d’Arthur, d’avoir approché la malle… Et après ? Il s’était forcément passé quelque chose ! Qui l’avait frappée ? Pourquoi ?
Et tous ces inhalateurs, autour, comme jaillis d’un cauchemar.
Un vent glacial s’engouffra par la porte. Dehors, le grincement des branches…
La certitude qu’elle se trouvait dans le repaire de la Chose, et qu’elle allait mourir.
Adeline rabattit ses genoux et les regroupa contre son torse. Ses mouvements remuèrent la puanteur, elle se retint de vomir.
Son cœur palpitait. Le sifflement, cette fois, avait pris la tonalité aiguë d’une crise imminente. Ça arrivait. Le raz-de-marée levait son mur destructeur et rien ne pourrait freiner sa colère.
La crise d’asthme.
Désespérément, elle se contorsionna, s’arqua, se tordit la colonne vertébrale pour tenter d’approcher sa bouche de la poche de son jean. Elle imaginait déjà la Ventoline lui soulager les poumons. Si près, elle était si près !
Impossible. Elle ne réussit qu’à se vriller l’épaule droite.
Adeline cria en secouant la tête dans tous les sens.
Cette fois, elle tira sur les menottes si fort que la peau de ses poignets s’arracha.
Dans son larynx, le passage de l’air se fît plus difficile.
« Ils disent que c’est psychologique ! pensa-t-elle en serrant la mâchoire. Des crises d’angoisse, juste des crises d’angoisse ! Tu bloques l’air ! Tu bloques l’air et tu provoques le sifflement. C’est ton cerveau qui dérègle tout là-dedans. Ils te l’ont expliqué des milliers de fois ! Dis à ton cerveau que tout ceci est faux ! Que ça n’existe pas ! Respire, putain, respire ! Dakari… Dakari… Tu dois sortir de ma tête ! Ce n’était pas ma faute… »
Mourir privée d’oxygène, dans le poumon monstrueux d’une forêt. Et cernée d’inhalateurs.
Elle haletait, sa poitrine se levait, s’affaissait, bondissait encore. Le sifflement aigu s’écrasa en un son rauque, court et infiniment répété. Elle sentait sa glotte battre, ses amygdales se rétracter, ses poumons brailler « De l’air ! De l’air ! », alors que ses muscles s’atrophiaient, tels des cordages gonflés d’eau et abandonnés à la morsure du soleil.
Le navire organique se disloquait de part en part.
Puis vint le moment où le flux glacé ne circula plus du tout. Une coupure nette.
Attachée à un lit, en train de s’asphyxier.
Ses veines gonflaient. Dans son cerveau, l’image d’une truite se débattant sur une étendue herbeuse. Elle tourna la tête sur le côté, la bouche grande ouverte, priant pour que tout se passe vite.
Mais l’agonie dura des siècles.
Le temps se dilatait. Il lui semblait percevoir chaque seconde se décomposer en dixièmes, chaque dixième en centièmes. L’absence d’oxygène devenait insupportable.
Mourir… Pitié, mourir…
Ses pensées devinrent vierges, immaculées. Ses tendons se relâchèrent. Son organisme abandonnait le combat.
Plus tard, beaucoup plus tard, apparut le visage de la mort. Un masque d’os et de chair pendante, perché au-dessus d’elle. Des cavités béantes, un nez plat, presque inexistant. La figure enfantine de Dakari. Dakari, trempé de sueur. Il était là, venu la chercher de ses petites mains potelées.
Ses yeux se fermèrent lentement. Progressivement, la douleur s’estompa. Elle devait être morte, parce que, en elle, les blocages se rompaient. L’air s’engouffrait de nouveau peu à peu sous son palais. Un écoulement tout d’abord limité, qu’elle sentait glisser au plus profond de son système respiratoire. Ça respirait. Ça respirait tout seul…
Elle rouvrit les yeux. Elle vivait ! Plus de sifflement, plus de blocage !
Dans l’euphorie de la récupération, elle rit. Elle rit comme elle n’avait jamais ri.
— Tu n’existais pas ! s’étouffa-t-elle. Ils avaient raison ! Durant toutes ces années, tu n’as jamais existé !
Son rire se termina par une toux ignoble. Elle explosa en sanglots. Toute sa vie n’avait été qu’un leurre, un accident, une simulation.
Un cauchemar éveillé.
Elle ne mourrait pas étouffée, pas cette fois-ci. Mais combien d’autres morts la guettaient ? Quelles souffrances devrait-elle encore endurer ?
La lune qui jouait avec les nuages lui dévoila une nouvelle esquisse de sa prison. Adeline s’imprégna du moindre détail. Le bois pourrissant de la charpente, laissant entrevoir, juste au-dessus d’elle, la fourrure blanche des amas neigeux. Un fil électrique au plafond, sans ampoule. Les murs, les fenêtres. Le poêle en faïence, noir de crasse. L’ombre d’un outil posé contre. Une hache.
Et ce lit. Ce lit aux solides barreaux de bois.
On l’avait frappée à la tête, traînée jusqu’ici et attachée. Puis on avait disposé les médicaments autour d’elle, peut-être même cette hache, pour ajouter au supplice physique la torture morale. Quel monstre était capable d’une chose pareille ?
Emma… Qui d’autre qu’Emma ?
Son arcade, on l’avait cognée à l’arcade. Elle se rappelait s’être retournée, alors qu’elle se trouvait proche de la malle, qu’elle avait déniché quelque chose à l’intérieur. Quoi ?
Elle leva son épaule gauche et s’y frotta les yeux, qui rougissaient sous le sel des larmes. Elle voulut se redresser, mais la peau de ses poignets la brûla. Elle agrippa un barreau de la main droite et tira à se rompre les tendons. Le bois craqua légèrement… sans se briser. Ses doigts commençaient à geler. Le froid pénétrait aussi les mailles de son pull en laine.
Un frémissement, dehors. La jeune femme se raidit.
— II… Il y a… quelqu’un ?
« Rien. Sûrement le vent qui agite les branches », se dit-elle.
Elle venait à peine de se rassurer que la neige se mit à crisser. Un bruit de plus en plus distinct.
Envahie par la peur, tremblante, Adeline ne parvenait plus à contrôler le tintement des menottes sur le bois des barreaux. Les odeurs d’urine, la puanteur ambiante. Des lynx ? Impossible. Des animaux sauvages ne squatteraient pas une vieille bicoque. Quoi alors ? Le pauvre arriéré ? Ce Franz ?
— Christian ?
Pourquoi avoir crié ce prénom, alors qu’elle pensait à Franz ? Toujours l’image de cet entomologiste au doigt en moins, dans sa tête. Cette carrure, ce regard. Les quadrillages de plaies, dans les orbites des lapins décharnés… Peut-être pas l’œuvre d’un chasseur.
— Christian ? Répondez, je vous en prie !
Les crissements s’estompèrent un temps, avant de s’éloigner.
Le silence de la grande forêt reprit ses droits.
Une chose était certaine. Qu’il s’agisse de Franz, de Christian, ou de la Chose, il y avait un rapport avec Emma.
Et si c’était cette brune maigrichonne, la dingue qui avait trucidé ces lapins, dérobé les volets, crevé leurs pneus et qui l’avait traînée jusqu’ici ?
Et si le loup était entré dans la bergerie ?