12.

Clara avait passé la journée à jouer avec Grin’ch. Une étonnante complicité s’était tissée entre elle et le petit cochon, si bien que la fillette, même à moitié endormie dans son lit à barreaux, ne jurait plus que par lui.

Cathy resta un moment avec elle, puis sortit discrètement de la chambre.

Elle s’attarda devant la porte fermée du laboratoire. Le bruit saccadé de la machine à écrire, couvert par La Jeune Fille et la mort… Elle faillit ouvrir, avant de renoncer. Mieux valait ne pas déranger David.

Une fois dans le salon, elle ne put réprimer un généreux bâillement. Le grand air, sans doute, combiné à cette chaleur bienveillante qui avait investi le chalet. Elle dénoua la ceinture de son peignoir, découvrant son pyjama de lin bleu, très fin.

— … Je ne vous dérange pas ? demanda-t-elle à Arthur, qui fixait les flammes dans l’obscurité.

— Schubert aimait à s’attarder longtemps à la contemplation d’une seule et même figure, sous toutes ses faces, répondit-il en l’invitant à approcher d’un signe lent. Moi, ce sont les feux qui me fascinent. Tranquilles, puis imprévisibles. Ronflant de puissance, et si destructeurs…

Cathy effleura le tronc, ses bosses curieuses. Toujours aussi glacé.

— Mon père disait qu’il suffisait de se mettre face à un feu pour comprendre ce que l’on avait au fond de soi. Que le feu permettait de voir à l’intérieur des gens.

— Et vous êtes de cet avis ?

— Je n’ai jamais été de son avis.

Il la toisa attentivement, passant la main sous son menton.

— Dans ce cas, pourquoi me parler de votre père ? C’est vous qui m’intéressez, pas lui.

Arthur reposa doucement le vase en porcelaine de Chine, qu’il tenait calé entre ses genoux, sur la table basse. Cathy remarqua que ce simple geste le faisait grimacer.

— Un problème ?

— Non ! Aucun ! riposta-t-il sèchement.

Elle s’installa dans le canapé, après avoir plié avec soin son peignoir à côté d’elle.

— La mère de David, de quoi est-elle morte ? s’enquit-il soudain.

— Pardon ?

Il promenait ses doigts sur le pneu de son fauteuil, le frôlant à peine.

— J’ai lu son roman, il n’est pas difficile de se rendre compte qu’il a perdu un parent très proche, comme son héros. « Il sentait le vide gonfler, là, en lui, ce vide dévorant qui, chaque jour, l’éloignait d’elle. » C’est donc cela la source de ses cauchemars ? De quoi est-elle morte ?

Cathy fixa le crâne de Doffre, qui se nuançait de reflets cramoisis et orange.

— Excusez-moi, mais… en quoi ça vous regarde ?

Doffre déboutonna le col de sa chemise.

— Éclairez ma lanterne… Il a eu le cran de le faire ?

— Je ne saisis pas bien…

— A-t-il ouvert, vidé puis recousu sa propre mère, sur le métal froid et anonyme d’une table de dissection ? C’est ce geste qui le hante ? Ou le fait que sa mère lui cachait un horrible secret, qu’elle ne lui a jamais révélé ?

— Mais comment vous savez ?

— J’ai simplement lu. Tout est écrit dans son livre, noir sur blanc.

Cathy regroupa ses genoux contre son torse.

— Un instant, j’ai presque cru qu’on pourrait mener une discussion normale…

Arthur sourit. La remarque lui passa par-dessus la tête.

— Je le devinerai, rétorqua-t-il avec un clin d’œil. En persévérant, on finit toujours par obtenir les informations que l’on souhaite…

La jeune femme reprit son peignoir et le déplia sur elle.

— Au fait, vous avez remarqué l’oiseau noir, perché sur le piquet ? demanda Arthur.

Elle hésita, fallait-il poursuivre ce simulacre de dialogue ?

— Effectivement, il est resté là, à nous observer. Un merle noir, avec son beau ramage d’hiver. Avec Adeline et Clara, nous lui avons jeté du pain cet après-midi. En quoi cet oiseau vous intéresse-t-il tant ?

— Connaissez-vous la plume de Maât ?

— Le prétexte d’un oiseau pour me parler d’une plume… Vous vous essoufflez, monsieur Doffre.

Il éclata de rire.

— Oh diable ! J’espère que non !

Cathy sentait le sang battre dans ses veines.

— Je ne connais pas la plume de Maât. Et je ne sais pas si j’en ai trop envie. On ne pourrait pas discuter plutôt de scrap-booking ou de macramé ?

— Pardon ?

— Non, rien. Juste une plaisanterie. Allons-y pour la plume de Maât…

Arthur ne souriait plus.

— Maât était une déesse égyptienne. Elle personnifiait ce qui devait être accompli pour que l’univers continue d’exister. La Maât assurait le fonctionnement de l’Égypte ancienne, ainsi que sa longévité, en éliminant le chaos. Dans le chapitre cent vingt-cinq du Livre des morts, on trouve la déclaration d’innocence, qui expose toutes les actions négatives, non conformes à la Maât, relevant de l’Isfet, le Mal…

Il racontait avec un ton, un rythme empreints de fascination. Le sang des flammes se répandait dans ses iris.

— Le chapitre cent vingt-cinq, lâcha Cathy à voix haute… Le Bourreau 125… Cette histoire de plume me rappelle quelque chose, maintenant que vous le dites.

Le vieil homme s’approcha, ses longs sourcils gris ombrageant ses cavités oculaires.

— Cent vingt-cinq, aussi, pour les cent vingt-cinq grammes de chair qu’il faisait prélever par les femmes sur leurs maris.

— C’est effrayant.

Arthur garda le silence un temps, avant de poursuivre :

— Revenons à notre sujet. La plume de Maât servait à peser le cœur du défunt. L’équilibre laissait au Juste l’accès au royaume des dieux. Un cœur trop léger prouvait un manque d’actions dans la vie terrestre, ce qui était punissable. Trop lourd, il signifiait une existence de péchés. Vol, maltraitance, blasphème ou mensonge. Oui, le mensonge…

Cathy se tamponna le front. Ses joues la brûlaient.

— Excusez-moi mais… il fait incroyablement chaud.

Elle regarda vers le foyer.

— Pourquoi me raconter ça ? demanda-t-elle d’une voix troublée.

Elle sentait qu’il l’observait.

— Comme le Bourreau, j’aimerais moi aussi posséder une plume de Maât.

— Et… Et pourquoi ?

— Parce que j’ai l’impression… non, je n’ai pas l’impression, je suis certain qu’Adeline me cache quelque chose, en dehors de son asthme… Et j’ai horreur de côtoyer des personnes qui me mentent.

— Son asthme ?

— Ses disparitions impromptues, aux toilettes ou dans la salle de bains. Le fait qu’elle ne boive pas d’alcool. L’une de ses valises en hauteur, dans ma chambre, bourrée d’inhalateurs je suppose… Vous savez, les petits jeux de chacun se repèrent très vite. Il suffit d’être observateur.

— J’ai passé la journée avec elle à discuter et… je n’ai rien vu. Vous vous trompez sûrement…

— Je ne me trompe pas.

Des crépitements, au cœur de l’âtre.

— Dans ce cas, Adeline a peut-être ses raisons pour ne rien dire, des raisons qui ne concernent quelle. Chacun a ses jardins secrets. Mais apparemment, tout ceci vous obsède.

Il soutint son regard.

— Tout me concerne, ici.

Cathy voulut se lever pour couper court à la conversation, mais elle fut interrompue dans son mouvement par l’arrivée d’Adeline.

— Tenez, quand on parle du loup, chuchota Doffre en claquant des doigts. Mon abricot, sers-nous un verre, si tu le veux bien ! Vodka, Cathy ?

— Pourquoi pas ? Ça égaiera un peu.

Adeline versa deux doses d’alcool. Arthur la déshabillait du regard.

— Allergique à la vodka ? la nargua-t-il.

— Non, désolée, mais je ne supporte pas trop, s’excusa Adeline. Je préfère le jus d’orange.

Il lui effleura le dos.

— La plus belle des flammes… Ce kimono te va à ravir… Tu aimes le rouge, n’est-ce pas ?

— Tu as bien choisi. Cet ensemble est… parfait.

Ils trinquèrent.

— Dis-moi Cathy, cette mélodie en boucle dans le labo, c’est quoi ?

Cathy vida son verre, cul sec. Adeline, asthmatique…

— Cathy ?

— Oui, excuse-moi, répliqua-t-elle en faisant la grimace. La Jeune Fille et la mort, de Schubert. A force, je me suis mise à détester ce quatuor. Le pire, c’est que David a oublié ses écouteurs. Je crains qu’on y ait droit tous les soirs.

— C’est vrai que là, ça frôle l’obsession !

— La musique de l’écrivain, intervint Arthur. Il trouve son rythme d’écriture et ses idées au son des instruments. Pareil à ces tueurs qui se repaissent du mode de vie de leurs victimes, avant de passer à l’acte.

— Géniale la comparaison, rétorqua Cathy.

Adeline vint s’asseoir près d’elle.

— Tiens, c’est marrant, cette histoire de musique… Quand j’étais gamine, je laissais en permanence un radiocassette sur mon bureau, dans ma chambre. Et quand je faisais mes devoirs, j’avais une chanson pour chaque matière. Je ne pouvais pas terminer mes exercices de maths sans écouter Heidi. Pour le français, c’était Le Manège enchanté, avec Pollux. Et pour l’histoire, je rembobinais, direction Capitaine Flam. C’est fou, parce que ça ne marchait jamais dans un ordre différent. C’était une espèce de rituel. Je n’avais plus pensé à ça depuis longtemps.

— Peut-être parce que tu n’as jamais pris le temps d’y songer, souligna Arthur. Nous sommes aussi là pour ça. Faire ressurgir ce qu’on croyait mort. La nature et ses espaces vierges possèdent cette force cachée de délier les souvenirs. De bien terribles souvenirs, parfois.

— De bien terribles souvenirs, oui… répéta-t-elle.

Elle secoua imperceptiblement la tête, avant de reprendre :

— Tiens, au fait, avec Cathy on compte faire un aller-retour jusqu’au village, demain après-midi. Elle m’a dit que…

Un craquement effroyable la coupa net. La charpente grinça sauvagement. Le chalet trembla, du sol au plafond.

— C’était quoi ce truc !

Recroquevillée, la tête rentrée entre les épaules, Cathy scrutait le plafond avec de grands yeux ronds.

— Le chêne rouge… murmura Doffre.

— Le chêne rouge ?

— Je crains que votre sortie soit compromise, répliqua Arthur en désignant une fenêtre.

Cathy s’approcha de la vitre, pas très rassurée.

— Mince ! Il commence à neiger…

Lorsqu’elle se retourna, elle piégea le regard de Doffre balayant sa silhouette. Gênée, elle détourna les yeux vers l’arbre. Ce tronc torturé, vieux de trois cents ans…

— Cet arbre, Arthur… Quelle… quelle est son histoire ? questionna-t-elle. La date, gravée là-haut, octobre 1703, vous disiez que…

— Allons nous coucher, Adeline, veux-tu ? l’interrompit Arthur.

Adeline écarquilla les yeux.

— Mais on ne va pas laisser Cathy passer la soirée toute seule !

— Ne discute pas, s’il te plaît ! Allez, suis-moi !

Adeline enfonça deux grosses bûches au cœur de l’âtre et s’excusa auprès de Cathy, avant de disparaître, l’air désolée.

Cathy les regarda fondre dans l’obscurité du couloir, elle devant, lui derrière. Culotté, quand même, le Doffre. Pourquoi un tel empressement ? L’appel du lit ? Qu’allait-il lui faire subir…

La jeune femme resta seule un moment, en proie à ses interrogations. Ne s’élevaient plus, dans le salon, que les notes étouffées de l’œuvre de Schubert. La respiration du vent, contre la toiture…

Cathy contourna l’arbre, sans oser le regarder. Avec la danse des flammes, le tronc projetait des ombres tout autour. Des mains, sur les murs… On aurait dit que des mains, des dizaines de mains, cherchaient à l’agripper. Tout se mit à tourner. Sol, poutres, parois. Elle s’empara de son peignoir et s’enfuit dans le couloir. Le grincement du plancher. Le long tapis pourpre. Le laboratoire et ses odeurs écœurantes. David, courbé sur sa machine à écrire.

Elle se plaqua contre son mari, le cœur en alerte.

— Tu m’as fait peur ! cria David en baissant le son du lecteur CD. Mais… Tu as froid ou quoi ? Tu trembles.

Elle peina à retrouver sa voix.

— C’est… Comment dire… Adeline parlait… elle parlait à Arthur de notre excursion au village, demain. Alors, le chêne… Il a fait craquer toute la charpente, comme ça, sans raison ! On aurait dit que les murs allaient s’écrouler ! Ne me dis pas que tu n’as rien entendu !

— Non…

Cathy triturait ses mèches blondes. Tout son corps vibrait.

— Au même instant, il s’est mis à neiger, alors qu’il a fait un temps magnifique toute la journée !

David se leva et appuya son front contre la fenêtre. Nuit noire.

— Il neige, tu dis ? Ça m’étonnerait, le thermomètre indique moins huit… Et… Je ne vois pas un seul flocon…

Elle se colla contre lui.

— Mais comment…

— C’est sûrement le vent. Il a fait vibrer la charpente et il a soulevé quelques flocons des branchages.

Elle se recula en secouant la tête.

— Non, non ! C’était comme si le craquement venait de l’intérieur de l’arbre ! Adeline et Arthur aussi l’ont entendu ! Et tu as vu l’écorce ! Ces bosses ! On dirait des visages !

— Mais qu’est-ce que tu racontes ?

— Mince ! Ça t’arrivera, un jour, de savoir ce que c’est que la peur ?

David soupira.

— Tu sens la vodka. Vous avez bu un coup… Tu as dû croire que…

— Toi, c’est le whisky ! Je n’ai rien cru du tout, bon sang ! Doffre ! Il était… bizarre ! Tu aurais vu son regard ! Il n’arrêtait pas de toucher des objets, de promener ses yeux sur mon corps, sur celui d’Adeline. Ou alors il regardait par la fenêtre, comme si… Comme s’il y avait quelqu’un dehors !

Elle avait rabattu ses deux poings sous son menton.

— Il m’a aussi parlé du Bourreau et de cette plume de Maât… je suis sûre que c’était pour me faire peur !

David fronça les sourcils.

— La plume de Maât ? La plume des péchés et du mensonge ?

— Oui…

— Ne te laisse surtout pas influencer par Arthur. Il m’a l’air d’avoir un don certain pour jouer avec les esprits.

Elle se dirigea vers l’armoire à pharmacie et se mit à la fouiller.

— Il n’y a que des calmants pour animaux ou du Valium, reprit David. Rien pour toi… C’est dingue, maintenant, au moindre problème, il te faut des médocs.

— Qu’est-ce qu’ils fichent avec du Valium en injection ? C’est certainement pas pour les animaux.

Elle revint se lover dans ses bras.

— Viens avec moi. On va se coucher. J’ai besoin que tu me réconfortes.

Il secoua la tête.

— Écoute. Là, j’ai un bon feeling. Tu te rappelles, l’histoire de la victime qui s’échappe ? J’y arrive bientôt. J’ai déjà écrit douze pages !

— Mais c’est bon alors ! Tu peux remettre tes dix pages demain matin. T’en as même deux d’avance ! Je t’ai pas vu de la journée… Clara t’a réclamé ! Tu avais promis !

La Jeune Fille et la mort reprit à son allegro d’ouverture.

— Ouais mais ce soir, ça coule tout seul ! Je ne sais pas, on dirait que c’est magique ! Ça doit être cet endroit, cette ambiance ! Arthur avait vu juste, je…

— Merde, mais sors de ton monde débile ! Tu ne vois pas que j’ai besoin de toi depuis des mois !

Elle avait hurlé, tandis que la musique explosait.

Cette nuit-là, enlacée contre David, Cathy eut extrêmement mal. Elle saignait encore beaucoup, malgré l’Exacyl, son abdomen était tendu et son col ouvert. Huit jours, encore, à supporter ça. Au-delà, si les saignements continuaient, il faudrait consulter. Ce qui, dans l’état actuel des choses, s’avérait impossible.

Elle se réveilla plusieurs fois, hantée par les images de la journée. Ce merle noir, devant le chalet, claquant du bec sans émettre le moindre son. Les armées de sapins. Les visages, piégés dans l’arbre. Et puis cette plume, dont Doffre avait parlé.

L’instrument du Bourreau, qui punissait le mensonge.

Son mensonge.

David, lui, s’était endormi en pensant à ces numéros tatoués sur les crânes des jeunes enfants épargnés. 101703… 101005… 98784… 98101… 98067… 97878… 97656… Ces heures, ces journées qu’il avait perdues pour essayer d’en comprendre le sens… En vingt-sept ans, personne n’avait jamais réussi à établir le moindre rapport dans cette suite meurtrière.

Et la réponse se cachait peut-être là, dans l’épais dossier, entre ses mains…

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