23.
Des empreintes, apparues pendant la nuit. Au moins quatre, estima Cathy en plissant les paupières devant le soleil blanc qui se décrochait des cimes.
Depuis la porte du chalet, emmitouflée dans son châle à grosses mailles – l’un des horribles cadeaux de sa mère –, elle vérifia autour d’elle, puis risqua une avancée jusqu’à l’abri du merle.
La cage en bois avait été renversée dans la neige, explosée. Autour, des paquets de plumes noires. Pas de corps, ni de sang, mais un bec d’un orange vif, à côté de la petite entrée en arc de cercle. Glorieux vestige du volatile.
Cathy se rua vers le perron, faisant craquer la neige sous ses après-ski. D’après ce qu’elle avait pu apercevoir, les traces contournaient le chalet, évitant avec soin les pièges à loups, direction les amas de chairs grises et pourrissantes.
Ainsi, Arthur n’avait pas menti. La légende des lynx, attirés par l’odeur des carcasses, était devenue réalité.
Et maintenant, ces animaux affamés, excités par la charogne hors d’atteinte, rôdaient là, à proximité. Peut- être même l’observaient-ils en ce moment, prêts à la déchiqueter.
Elle se réfugia à l’intérieur, passa sa tête dans l’embrasure de la porte. Elle nota alors des traces de pas, sur le côté. Des allers et retours à proximité des fenêtres.
On les avait observés, cette nuit. Ce taré de Franz.
Dedans, dehors, les dangers se démultipliaient.
« Il est vraiment temps de mettre les voiles », se dit-elle. Sans nouvelles, ses parents devaient être fous de panique. Elle avait promis d’appeler. Sa mère avait dû alerter la police.
Cette idée qu’on puisse être à leur recherche la rassura un temps, mais très vite l’espoir fit de nouveau place à la terreur. Car en fait, personne ne savait précisément où ils se trouvaient. La Forêt-Noire… une galaxie de troncs. Jamais on ne les localiserait.
Elle fixait le chemin, au loin, s’enfonçant parmi les arbres. Au moins quatre heures de marche forcée, avait dit David, dans la neige et le froid, raquettes aux pieds. Huit, minimum, aller-retour. En partant au petit matin, un sac de nourriture et de vêtements de rechange sur le dos, c’était jouable. Le temps des rings, des footings et des épaules qui pèlent n’était pas si loin. Elle tiendrait la distance. Oui, elle tiendrait. Il le faudrait. Question de survie.
Les lettres de Miss Hyde, l’avortement… Tout cela lui paraissait maintenant si loin, tellement secondaire, au regard de la sensation d’écrasement qu’elle éprouvait.
Tout à coup, ses narines vibrèrent. Son propre parfum, Loulou, activant la machinerie olfactive.
Elle se retourna et sursauta. Emma, juste derrière elle, les bras le long du corps, un croissant à la main, la lèvre inférieure épaisse, mauve, semblable à une chambre à air prête à éclater.
— Vous allez regretter de m’avoir frappée.
L’haleine de poivre, en pleine figure.
— Des menaces ? répliqua Cathy, l’air mauvais. Pour commencer, je ne veux plus vous voir avec mes vêtements ni que vous touchiez à mon parfum. Non mais !
Mais Emma s’éloignait déjà, mâchouillant son croissant.
« Cette femme me sort par les trous de nez ! » se dit Cathy en préparant le petit déjeuner. Elle se rappelait encore l’autre ronflant pire qu’un marin bourré. Vendeuse d’assurances ? Peut-être, après tout. Sûrement, même. En tout cas, elle ne manquait pas de toupet.
Décidément, la journée commençait très mal. Mais ça devenait une habitude.
Adeline arriva dans le salon peu après, Grin’ch serré contre sa poitrine. Elle avait les yeux rouges, cernés, les cheveux décoiffés, genre lendemain de cuite. Cathy s’approcha d’elle, bouche bée.
— Je dois être en train de rêver… Qu’est-ce que tu fais avec Grin’ch dans les bras ?
Le petit cochon se débattait ardemment.
— Oh… Adeline ne te fera jamais de mal, mon gros. D’accord ?
Elle le maintenait avec fermeté par la croupe, cherchant à capturer son regard.
— D’accord mon gros ?
Elle le posa enfin à terre. Il disparut prestement derrière un fauteuil.
Cathy avait peine à reconnaître en elle la fille classe et apprêtée du premier jour.
— Un café… Je crois vraiment qu’il me faut un café, lui dit la rouquine en se dirigeant vers la cuisine.
— Mince ! Tu vas m’expliquer ce qu’il…
Cathy fut coupée net par un bruit de meuble qu’on traîne, un raclement, long et déchirant.
— Bon sang ! Mais qu’est-ce qu’elle fiche, cette crétine !
Dans la seconde qui suivit, les pleurs de Clara retentirent dans la chambre.
La jeune femme se précipita, furieuse, vers la porte d’Emma. Elle tourna la poignée. Fermé.
— Arrêtez votre remue-ménage ! Vous allez réveiller tout le monde ! Vous le faites exprès ou quoi ?
Pas de réponse. Un raffut de déménageur.
— Ouvrez ! Vous vous croyez seule ?
Elle attendit quelques secondes puis elle abandonna et partit embrasser sa petite. En entrant dans la chambre, elle ignora superbement David, couché sur des couvertures au pied du lit, à même le plancher, et qui se massait la nuque en grognant tout bas :
— Qu’est-ce que c’est que ce cirque ?
— Va demander à ta copine !
— Arrête… S’il te plaît… soupira-t-il.
— Non, je n’arrêterai pas ! répliqua Cathy en posant Clara sur le lit.
Elle lui passa une paire de chaussettes en laine et lui mit ses chaussons.
— Cette femme se moque du monde ! Si elle ne fiche pas le camp d’ici, c’est moi qui partirai !
— Et pour aller où ? Écoute, sois raisonnable !
Elle prit Clara par la main et disparut en claquant la porte.
Tintement de clochette au fond du couloir. Arthur…
Adeline attendait Cathy dans le salon.
— Écoute, fit-elle à voix basse. Je… Je ne sais pas comment te l’expliquer…
— Griche ! Griche !
Clara avait repéré son nouveau copain.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Cathy.
La rouquine plissa le front.
— Arthur m’a demandé de…
Le mot peinait à sortir de sa bouche. Elle jeta un coup d’œil vers Clara et chuchota :
— … tuer Grin’ch.
— Quoi ?
— Il a exigé que… que je le pende, avec les autres. Il paraît que les entomologistes veulent démarrer un nouveau programme, et que Grin’ch est une espèce de cobaye, de précurseur. C’est l’unique raison de sa présence ici… Le cinq… Ça doit être fait le cinq février ! Et le cinq, c’est aujourd’hui !
— Mais c’est du délire !
— Il a l’air décidé. Je sais pas pourquoi mais il prend son engagement vraiment à cœur, il en fait une question de principe. Il m’a proposé de l’argent pour le faire, comme si…
Elle eut un regard triste.
— … comme si on pouvait m’acheter ça aussi.
La clochette retentit de nouveau. Adeline sursauta.
— J’ai refusé. Tout cet argent. Plus de quatre mille euros… C’est fini, il ne m’achètera plus.
Elle serra les poings sur sa poitrine.
— Je crois que ça l’a mis en rogne. Enfin… Il n’a rien dit… ou presque… Mais il me fait peur, chuchota-t-elle encore. Il essaie sans cesse de revenir sur mon passé, de… de fouiller. Et… Et il passe son temps à regarder à l’extérieur, comme si… Je l’ai encore surpris, tout à l’heure ! Comme s’il attendait quelqu’un !
— Il est complètement cinglé… À propos, je sais pas si tu as vu, mais il y a des traces de pas, autour du chalet. Ça peut pas être David parce qu’il a neigé cette nuit… Je… C’est peut-être Franz… Tu crois que…
— Et Christian ? On n’en a jamais reparlé de celui-là ! Il y a la photo d’un entomologiste, dans le laboratoire. Un type avec une barbe et des lunettes, et l’index en moins. Je suis persuadée que c’est lui…
— Mais ça n’a aucun sens !
— Je sais, je sais… Mais je te garantis, c’est bien lui…
Cathy observait Clara qui jouait avec le porcelet. Au loin,
Arthur s’excitait sur sa clochette.
— Pour Grin’ch, c’est incroyable ! Pourquoi vouloir le tuer ? Pourquoi ? Je vais aller le voir, moi, ce vieux con !
— Ne lui parle surtout pas de ça, je t’en prie ! Il m’a demandé de garder le silence. Il serait fou…
Cathy s’approcha de Clara et s’empara du minuscule cochon.
— En tout cas, personne ne l’approchera… Je me doutais bien qu’il était pas clair, ce type-là…
Une pensée terrible lui traversa l’esprit.
— Il pourrait essayer de convaincre David !
— Non, ne t’inquiète pas… David a refusé…
— Comment tu…
— Je dois y aller, mais, s’il te plaît…
Elle posa son index sur ses lèvres.
Son expression avait changé, définitivement. Celle d’une bête, qu’on convoyait à l’abattoir…
Une fois seule, Cathy fixa à nouveau la fenêtre du salon et frissonna.
Les lynx… Franz… Christian… La Chose… L’étau se resserrait. Dangereusement…