31.
Et la porte s’écarta lentement, en face, dévoilant une botte énorme dans l’embrasure… le pas, incroyablement lourd, laissait derrière le Bourreau une mélasse de neige fondue et de sang.
La neige fondue ! Bans sa précipitation, Marion n’avait pas eu le temps d’essuyer ses propres traces.
Il allait la saigner, lui ouvrir trancher la gorge et la pendre par les pieds. Jusqu’à ce que les bêtes sauvages se réga lui arrachent les intestins, dans une lente torture. Elle gémit en silence. les bottes ferrées s’arrêtèrent à cinquante centimètres de son nez. Une main appuya sur les ressorts du lit, juste au-dessus d’elle. De plus en plus fort. Et encore, encore, encore ! Marion se recroquevilla, le poing dans la bouche.
Puis le matelas disparut, happé par une force surhumaine.
Elle put alors voir le visage du monstre, séparé du sien par le maillage métallique du sommier.
— Garce ! Toutes des garces ! Tu vas comprendre le sens profond du mot souffrance ! cracha-t-il dans un rire puant.
Et il promena sa lame contre les mailles, provoquant un raclement terrifiant.
David tira avec hargne la feuille du chariot, puis en engagea une autre. Il avala successivement trois gorgées de whisky et se frotta le front du dos de la main. Se laisser habiter par Marion. Marion… Il ne devait plus y avoir qu’elle. Plus de Cathy, « Cathy, qu’est-ce que tu as fait ! » ni de Clara, « Ma petite chérie ». Juste Marion.
« Ah tu le veux ton roman ! Je vais te le servir tout chaud. Et tu vas pas être déçu ! Vieux con ! »
Il augmenta le son du lecteur CD. La musique ébranla les boiseries. Le whisky coulait dans ses veines. Il agita les doigts en l’air, devant ses yeux gonflés, et les abattit sur le clavier avec la maestria d’un pianiste déjanté. Au plafond, son ombre était gigantesque… démoniaque.
Il projeta le sommier sur le côté, dans un hurlement grognement de bête, et agrippa Marion par la tignasse. Il la décolla du sol, alors qu’elle fendait l’air de vains mouvements de bras. Elle se mit à le supplier. Ce qu’il adorait, plus que tout au monde.
— Pitié ! Pitié !
Plus elle implorait, plus il jubilait. Son sexe, à trop se tendre, lui fit mal. Il lui arracha les vêtements, la soulevant même par la culotte, puis la traîna dans la neige derrière le chalet, une solide corde enroulée autour du bras. Marion s’accrochait à tout ce qu’elle pouvait. Branches, racines, troncs. A chaque fois, elle avait l’impression qu’il allait lui déchirer les bras, la glace lui brûlait la peau, des entailles superficielles lui entaillèrent quadrillèrent le dos. Une odeur de viande pourrie monta, Marion vomit, alors qu’il lui attachait les deux pieds et lançait la corde par-dessus une grosse branche. la brune squelettique sentit son corps se décoller de terre, le sang afflua dans sa tête, le froid lui dévora les chairs. Elle se courba, s’arqua, hurla, tandis que l’autre était retourné dans ce chalet de mort, le nylon lui déchirait les chevilles. À ses côtés, des carcasses, noires, décharnées, bourgeonnantes de larves repues. Marion manqua de s’évanouir.
À ce moment-là, elle aurait aimé être déjà morte. le pire restait à venir…
Sans même avoir rempli la feuille, il la retira de la machine et il l’empila sur les autres. Puis il s’empara du dossier Bourreau, le regard fou.
« Ah, tu veux du détail ? Je vais t’en donner moi ! »
Je t’en voulais tellement de nous laisser. Je l’ai fait par colère. Par colère uniquement.
Cathy…
Rapport d’autopsie de Patricia Böhme, la dernière victime. Il l’ouvrit avec une froide détermination. Puis se gava des gros plans exposés. Le corps en lambeaux, toutes sortes de couleurs. Vert, bleu, mauve. Du rouge, partout. Visage, cheveux. Il était difficile de deviner qu’il s’agissait là d’une femme.
Juste une terre, labourée à la herse.
Il étala les clichés devant lui, puis ferma les yeux. Des flashs, des relents de putréfaction, des hurlements. Ceux de Patricia Böhme, au moment où Tony Bourne passait à l’acte de mise à mort, après plus de trois heures de torture moyenâgeuse.
Point final de son rituel, il plaçait la femme juste à côté du cadavre de son mari, lui attachait les membres aux quatre pieds du lit et lui bourrait la bouche de chiffons, afin qu’elle ne puisse plus respirer que par le nez. Sur plusieurs clichés, on voyait la corde de nylon qui avait entaillé les chevilles jusqu’au tendon.
Puis le Bourreau sortait un cierge, qu’il allumait et qu’il penchait juste au niveau des narines. La cire brûlante venait roussir la peau, s’accumulait et durcissait, empêchant peu à peu l’arrivée d’oxygène. Et là, alors que la respiration devenait un effort surhumain, une souffrance, une récompense, il fixait sa victime dans les yeux. Le corps qui se met à réclamer, le battement du cœur qui s’accélère, qui résonne dans les oreilles, de plus en plus fort, l’étau dans la gorge qui se resserre, lentement, à broyer la trachée et exploser les poumons. Et le dernier espoir de pouvoir tout libérer, d’un coup, puis d’aspirer l’atmosphère entière dans un long sifflement libérateur.
Et Bourne qui guettait, qui guettait le moment exact où la Mort venait cueillir sa proie. L’instant précis où l’âme s’arrache du corps.
Là, il possédait enfin sa victime. Et, dans l’incompréhension du monde, devant les yeux de l’enfant épargné, il jouissait.
David attrapa une feuille vierge qu’il chiffonna dans le creux de sa main, les mâchoires contractées. Sans cesse, au travers de ce déferlement d’horreur, la même image revenait. Cathy, en train de s’éclater au pieu avec son meilleur ami. Cathy, qui gémissait. « Encore ! Encore ! Encore ! »
Un premier coup de lame, sur la jambe gauche.
« Tu n’aurais pas dû… Tu aurais dû m’en parler. Cathy ! Qu’est-ce que tu as fait ? »
L’arc de sang qui étoile la blancheur du sol. Marion Emma chercha à lui griffer le visage, hurlant de tout son saoul. Il esquiva et la poussa dans le dos. La corde se balança, le corps squelettique vint percuter des carcasses, dont l’état de putréfaction était tel qu’elles se brisèrent dans un craquement de bois mort. Des tonnes de larves tombèrent gigotèrent dans la neige, par paquets hideux.
Le monstre, vêtu d’un grand tablier vert, se mit à rire, un rire qui n’en finissait plus. Des nuages de brume sortaient de sa gorge.
Emma allait mourir crever. À l’instant précis où il posa la lame sur son téton gauche, elle pria Dieu de lui pardonner le mal qu’elle avait fait autour d’elle.
David tapait si fort sur les touches que ses doigts commençaient à lui faire mal. Elle l’avait trahi, sali. Six semaines ! Six semaines qu’elle traînait son mensonge, alors que lui se cassait à recoudre des cadavres douze heures par jour, qu’il affrontait des enfants démantibulés, des adolescentes explosées à l’héroïne, à peine dix-sept ans, nues, violées. Sans compter le souvenir de sa mère, dès qu’il mettait les pieds dans un laboratoire de thanatopraxie.
Et elle ! Elle, Cathy, qui avait osé !
« Allez ! On va fêter ça au whisky ! Que ceux qui veulent se payer une nuit avec ma femme se lèvent ! »
Bouteille à la main, il se décolla de sa chaise. Son genou percuta la table, un tube à essai explosa sur le sol, il ne s’en rendit même pas compte.
« Venez ! Venez ! Il y en aura pour tout le monde ! »
Soudain, Schubert. L’allégro d’ouverture. Il s’écrasa près du poste, mains bien à plat, le son dans les oreilles, le front sur le bureau, essayant de pleurer, de libérer la rage emprisonnée sous son crâne. Impossible.
Ce n’était pas sa femme qu’il haïssait. C’était lui-même, David Miller.
Les mouches bourdonnaient autour de lui. Il saisit un scalpel et l’enfonça dans le bois, le serrant de toutes ses forces par le manche. Son pouce blessé se remit à saigner.
À l’évidence, il devenait fou, lui aussi. Destruction psychologique. Le spectre du Bourreau se matérialisait dangereusement.
Il se dirigea lentement vers la fenêtre et resta un moment à contempler les ténèbres.
Alors, une certitude l’envahit.
Le Monstre allait revenir.