2.

Dans l’intimité du petit matin, David Miller remonta d’un doigt délicat la chemise de nuit de Marguerite, trois fois plus âgée que lui. Il ne la connaissait pas et il n’y aurait jamais entre eux que cette ultime fusion charnelle. Puis il disparaîtrait comme il était arrivé, dans le courant d’air de janvier. Deux heures de communion parfaite. À la vie, à la mort…

Allongée sur le lit, Marguerite dégageait une agréable odeur d’eau de Cologne. Un peu en retrait, dans cette chambre étroite, son mari les observait, David et elle, l’œil triste. Bien plus jeune, lui aussi. Quoique… Ces photographies cornées ne devaient pas dater d’hier…

Tout en enfilant ses gants et sa blouse par-dessus son costume sombre, David examinait le corps de la défunte. Il ne releva ni traces de perfusion, ni escarres. Les lividités sur l’oreille gauche s’estompèrent d’une simple pression du pouce. Sa température, encore élevée, augurait un travail facile. Tant mieux. Contrairement à Gisèle, une collègue un peu hargneuse du scalpel, David abhorrait les complications, surtout pour son premier défunt de la journée.

Il désinfecta le nez, la bouche, avant de mettre en place les paupières, puis les lèvres. Trouver le sourire juste était la plus grande difficulté de ce métier. Éviter l’artificiel, l’exagéré. Résumer tout ce qu’elle avait été par la position de deux morceaux de chair blanchie. Jamais évident, même après sept années de pratique et pas loin de cinq mille cadavres traités.

A présent, il allait attaquer ce qu’il ne racontait jamais. Il incisa précisément au creux du cou, de gauche à droite, parvint à extraire l’artère carotide et la veine jugulaire du même roulement habile des phalanges. L’une par laquelle il injecterait dix litres de solution artérielle, l’autre servant à refouler les fluides corporels. Une vidange, une purge, une absolution.

Avec l’expérience, il avait appris à paralléliser les tâches et, ainsi, à raccourcir le délai des soins de conservation. Ce qui lui permettait, au terme de ses longues journées – il rentrait rarement avant vingt et une heures, embouteillages obligent –, de traiter un défunt de plus. Financièrement, avec une femme au chômage et une enfant en bas âge, ces quinze euros supplémentaires n’étaient pas à négliger.

Avec une attention particulière, il coupa les ongles bien à ras, étala une crème hydratante sur les mains, tandis que les liquides circulaient dans les tuyaux transparents. Après avoir ôté son gant droit, il caressa le front plissé du dos de la main et, étrangement, ne ressentit pas le froid cadavérique. Il aurait tant aimé la connaître, elle, les autres. Juste discuter un peu, partager ne serait-ce qu’un sourire ou une tasse de café. Se présenter, tout au moins. « Salut, moi c’est David. Et vous ? »

Croiser tant de monde, et ne connaître personne. Juste un embaumeur, comme on l’appelait. « L’embaumeur » ou, pire, « Le croque-mort ».

Avant de recoudre, il termina par l’injection d’un astringent.

Plus que les formateurs, c’était Cathy, sa femme, qui lui avait appris à maquiller un visage. « David, ou l’art de transformer un visage en carrière de craie ! » avait-elle plaisanté la première fois où il s’était exercé sur elle, avant son examen d’admission. Pourtant, il avait fait du maquillage un précieux atout. Etaler les crèmes, poudrer les pommettes, redonner aux lèvres leur couleur… S’appliquer, du mieux possible. Car s’il y avait une image qui rayonnerait de Marguerite, plus précise que les autres dans la mémoire de ses proches, ce serait celle-là. Une vieille dame qui dort paisiblement.

David ouvrit la fenêtre. Le froid cinglant s’engouffra dans la pièce. La nuit reculait sur le manteau de brouillard, laissant présager une journée mortelle. « Encore une belle brochette d’accidentés en perspective », songea-t-il dans un soupir. Les blessés ou les autopsiés étaient ce qu’il redoutait le plus. Il détestait les puzzles. Et puis, comment affronter les pupilles vitreuses et stupéfiées d’un enfant déchiqueté ?

Adorer et détester son art. Triste antagonisme.

David referma avant de jeter un œil sur sa montre. Plus de huit heures, Cathy n’avait toujours pas appelé. Peut-être n’y aurait-il pas de lettre, ce matin.

Ces courriers anonymes qui inondaient leur boîte aux lettres, « David & Cathy Miller », depuis presque un mois. Malgré lui, il ne cessait d’y songer.

Il rangea le matériel et les bocaux de déchets organiques dans ses deux valises en aluminium. Les relents de formaldéhyde – une véritable puanteur pour les non-initiés – s’étaient en partie dissipés. Marguerite serrait son chapelet en bois entre ses mains jointes, elle paraissait en paix, dans sa robe la plus élégante. Belle comme un sou neuf. Sa fille pouvait entrer.

— Je dois encore lui brosser les cheveux, mais vous pouvez le faire, si vous le souhaitez, murmura-t-il sur le ton du respect.

La femme s’emmitoufla dans son gilet, avec un léger mouvement de repli. Puis elle s’avança vers sa mère. David perçut le voile intime du soulagement derrière les larmes, certificat d’un travail bien fait. Il aurait préféré un pourboire, mais bon, un mot, un regard, un sourire discret, ça pouvait suffire. Et puis, de l’argent dans un instant si grave… Il faut savoir rester digne… professionnel…

— On dirait qu’elle s’est assoupie, finit-elle par chuchoter, saisissant la brosse avec douceur.

David se pencha et accompagna son geste. Il fallait toujours aider un peu, au début. Approcher un défunt n’est jamais facile, l’effleurer, moins encore. Puis les mouvements revenaient d’eux-mêmes. Dernier échange entre une mère et sa fille. Peut- être le moment le plus intime et émouvant de toute une vie.

Une fois à l’extérieur, David s’empara de son portable pour appeler Cathy. Il voulait savoir. Qu’est-ce que Miss Hyde allait encore inventer dans sa prochaine lettre ? Lui joindrait-elle un billet pour qu’il se rende à une pièce de théâtre « en pensant à moi » ? La photographie d’un coucher de soleil, « une destination où nous irons un jour ensemble » ? Ou alors, comme souvent, simplement des menaces ?

Finalement, il se ravisa. Mentionner ces lettres mettrait à nouveau le feu aux poudres. Ces derniers temps, Cathy était à fleur de peau, une véritable anguille électrique, proche et fuyante à la fois. Glissante, dès qu’il l’enlaçait. Depuis combien de temps n’avaient-ils pas fait l’amour ?

Tout compte fait, prévenir la police n’était peut-être pas une mauvaise idée. Histoire de crever l’abcès.

Aujourd’hui, Miss Hyde ne l’impressionnait pas. À vrai dire, elle ne l’avait jamais impressionné, mais elle l’intriguait. A l’élégance de sa plume, il l’imaginait plutôt mûre, cependant ses mots brûlaient d’une fougue adolescente. Jamais elle ne parlait d’elle, toujours d’eux. Curieuse créature. Un bon personnage de roman, en tout cas.

David remonta le col de sa veste polaire, enfouit son nez dans son écharpe et s’enfonça dans les épaisseurs obscures. Un bail qu’il n’avait pas erré dans ce coin du 19e, sur les pavés de la butte Beauregard, dans ce tissage étroit de constructions étagées aux toitures écrasées par la brume. Un endroit intéressant pour un prochain thriller, qui sait ? Une terre à l’histoire ensanglantée, truffée de galeries souterraines. Pas une âme dans ces boyaux escarpés. Oui, une idée pas si stupide. Des kilomètres de tunnels se jetant dans une carrière de plâtre. Facile d’y cacher l’antre d’un psychopathe, d’y sceller de folles atrocités. Tout un programme pour Jack Frost, son flic de plume.

Car David écrivait. Quand il ne recousait pas, quand il ne dormait pas, quand il ne s’écroulait pas de fatigue, il écrivait.

Au bout de la rue de Compans, il marqua une pause. Sa gorge sifflait, le manque de sport sûrement. Tant d’années de tennis pour finir sans même avoir le temps de courir une demi-heure par semaine…

Heureusement, il ne s’en sortait pas trop mal, côté silhouette. À trente ans, David avait gardé un physique d’adolescent, avec ses iris et ses cheveux d’un noir éclatant, ses dents bien plantées. Son front droit, par contre, cultivait ses premiers sillons, mais il ne s’en souciait absolument pas. On finit tous par y passer, crèmes antirides ou pas. Et il le savait mieux que quiconque.

Ce fut au moment de repartir qu’il la remarqua, juste à l’angle de la rue. L’énorme BMW aux vitres teintées.

Elle lui arracha un ressac d’adrénaline. Trop grande coïncidence… David était sûr de l’avoir déjà repérée hier, garée en bas de chez lui. Et aujourd’hui, à trente kilomètres de là…

Il devait passer devant pour récupérer son épave.

Il avança au milieu de la rue, ralentit le pas, puis accéléra à nouveau.

Alors, une masse gigantesque jaillit de l’habitacle et se précipita dans sa direction.

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