4.
Au milieu de la rue pavée, David relâcha son trop-plein de tension. Le colosse qui avait surgi du véhicule n’avait rien d’agressif, hormis sa carrure de Tour Montparnasse. Costume noir, gants blancs, chaussures derby à bouts pointus, cheveux gris gominés, plaqués vers l’arrière : le stéréotype du parfait majordome.
— Mon patron souhaiterait s’entretenir quelques instants avec vous, monsieur Miller. Nous avons conscience que cette manière de vous aborder est un peu abrupte, mais… monsieur Doffre pensait que cette rencontre originale ne déplairait pas à un auteur d’intrigues policières tel que vous…
David eut un mouvement de recul, ahuri.
— D’intrigues policières ? Mais… Qui êtes-vous ? Comment savez-vous que…
— Nous avons essayé de contacter votre éditeur, qui a refusé de nous donner votre numéro personnel, et comme vous êtes sur liste rouge… Mais monsieur Doffre est un enquêteur dans l’âme. Avec les informations glanées à votre propos sur internet, et quelques coups de fil, nous avons réussi à obtenir votre adresse…
Il baissa la voix.
— Mon patron est très admiratif de votre travail, mais aussi très… comment dire… capricieux. Il était tellement impatient de vous rencontrer qu’il a décidé de venir vous attendre devant chez vous, hier soir. Une interminable attente, puisque nous ne vous avons pas vu rentrer…
David posa ses lourdes valises sur le trottoir.
— Qu’est-ce qui vous empêchait de venir sonner à la maison ?
— C’est que… Monsieur Doffre a perdu l’usage de ses jambes. Et, pour une première rencontre… il ne voulait pas se montrer à vous cloué dans son fauteuil roulant. Dans sa voiture, il se sent… bien, et en sécurité…
David promena son regard sur les vitres teintées.
— Il est venu là, maintenant, uniquement pour discuter de mon roman, vous dites ?
— Précisément.
David n’en revenait pas. Un individu qui se déplaçait en voiture de luxe pour parler de son premier livre. Puissante berline, avec chauffeur. Insistant, qui plus est. Après tout, peut-être fallait-il lui accorder une minute ou deux ? La bonne coopération de Marguerite lui avait permis de prendre de l’avance sur le programme chargé de la journée.
— Bon, eh bien… d’accord, rétorqua David. Mais à une condition.
— Laquelle ?
— Ne touchez pas à mes valises, s’il vous plaît…
Le chauffeur acquiesça et lui ouvrit la portière.
— Installez-vous, monsieur Miller, prononça une voix posée.
David lança un bref coup d’œil à l’intérieur et s’engouffra dans le paquebot. Tour Montparnasse se figea dans le brouillard, entre les valises. Dans cet univers de cuir, deux yeux intensément noirs fixèrent David. Un vieil homme au crâne lisse et au visage ridé, d’une expression plutôt rassurante.
— Pardonnez-moi de ne pas vous avoir accueilli en personne, dit-il avec ce même ton tranquille, mais…
— Je… Je sais, répliqua David. Votre chauffeur m’a… m’a parlé de vos difficultés à vous déplacer.
— Christian est parfois très maladroit dans sa manière de présenter les choses.
Un long trois-quarts en fourrure couvrait ses jambes jusqu’au sol. Il tendit sa main gauche. Ongles soignés, doigts très fins.
— Je m’appelle Arthur Doffre.
— David Miller, mais… mais je pense que… que vous le savez déjà.
Doffre répondit par un léger sourire.
— Je vous sens nerveux… Cette façon peu commune de se rencontrer, certainement… J’en suis désolé, mais je ne pouvais attendre plus longtemps, je devais vous voir ! Peut-être préféreriez-vous un lieu public ? Je peux bien faire l’effort de…
— Non, non… ça ira, monsieur.
— Très bien… Un ami m’a transmis votre roman qui, je l’avoue, m’avait échappé. Je suis pourtant à l’affût des nouveautés littéraires, mais là…
— C’est qu’il a été noyé dans la masse. Un simple livre, parmi huit cents autres parus le même mois. Pas facile de se faire une place, surtout pour un inconnu.
Doffre sortit l’ouvrage de la poche de son manteau et le feuilleta rapidement. Vu l’état de la couverture, il devait l’avoir lu et relu.
— Un simple livre, dites-vous ? Une véritable réussite, oui ! Je suis un énorme lecteur de polars, et je dois dire que vous m’avez littéralement bluffé !
— Vous me flattez… Mais ça me fait plaisir. Vous savez, on m’a beaucoup reproché son caractère… glauque… « glauquissime » même, m’a-t-on dit.
Doffre plaqua sa nuque contre l’appuie-tête. Dans la lueur du plafonnier, sa main droite luisait. Prothèse.
— Les lecteurs sont de bien étranges créatures, répliqua-t-il. Ils s’abreuvent de sang, se délectent devant les pires atrocités que leur servent les thrillers à deux sous… tant qu’ils ne se sentent pas concernés. Ils se croient extérieurs à tout cela. Mais vous, vous avez frappé là où ça fait mal, vous les confrontez à ce qu’ils repoussent sans cesse, par tous les moyens. Leur propre mort, cette réalité du corps pourrissant.
David approuva la remarque. Enfin un lecteur qui le comprenait.
— C’était peut-être une erreur, enchaîna-t-il d’une voix qui ne tremblait plus. Je n’ai pas réellement tenu compte du côté détente, évasion du livre. Ces pages qu’on tourne au coin d’un bon feu, après une pénible journée de travail… Je voulais le pire, tout le temps, derrière chaque page. Et du réalisme. Trop de réalisme. Je vais essayer d’y remédier, pour le prochain.
— Y remédier ? Mais il ne faut surtout pas ! En tout cas, vous feriez un malheureux ! Je n’ai plus que ça… les livres…
Il inspira, le regard incliné vers le bas.
— Malheureusement, il faut bien que je tienne compte des critiques, que j’essaie d’aller dans le sens du public… C’est la seule façon d’y arriver.
— Écrire contre votre nature ? Hmm… Je ne sais pas si c’est une bonne solution… On devine tout de suite à votre manière de raconter les histoires que vous êtes habité, hanté devrais-je même dire… Mais je me trompe peut-être…
— Pas vraiment, non. Habité, oui… Je crois que c’est le mot… Des images un peu noires, qui trottent dans ma tête.
— Des morts ? Tous ces hommes, ces femmes, ces enfants que vous videz chaque jour de leur substance ? Ils vous harcèlent ?
— Vous savez, la mort est laide, elle répugne, elle réclame qu’on hurle quand on la croise. Moi, je la contiens, j’en fais abstraction. Mais, en définitive, tout reste enfoui en moi. Alors, la plume, c’est comme…
— Votre paratonnerre. Vous l’utilisez pour déverser sur le papier votre trop-plein de souffrance.
— Exactement. Mon… paratonnerre… Très jolie comparaison. Mais je vous rassure, mon quotidien n’a rien d’épouvantable ! J’ai une femme que j’aime, un enfant en bonne santé, et je ne suis absolument pas attiré par le morbide !
— Ou si peu ! plaisanta son interlocuteur.
David se fendit d’un sourire, tout en caressant tranquillement la petite cicatrice en forme de boomerang, accrochée à son arcade sourcilière droite.
— Désirez-vous boire quelque chose ? lui proposa Doffre.
— C’est que… je suis un peu pressé. J’ai beaucoup de travail. Mais peut-être pourrions-nous nous revoir ?
Doffre s’empara d’un jus d’abricot dans le minibar.
— J’ai un rêve, David. Un rêve qui me suit depuis plus de vingt-cinq ans… Et je crois que vous pouvez enfin le réaliser…
— Je ne vous comprends pas.
— Je veux marcher à nouveau. Il me reste mon bras gauche et, comble de malchance, j’étais droitier. Je veux retrouver l’usage de ce membre disparu, de mes jambes, qui ne me transmettent plus que des sensations fugitives et désagréables quand le kiné me les torture avec ses appareils. Je voudrais courir, sauter, faire l’amour. Et tout l’argent du monde, les voyages, les voitures, les maisons que je possède ne pourront malheureusement jamais exaucer ce souhait. Mais vous, vous avez ce pouvoir…
— Je ne crois pas que…
Le vieil homme se recroquevilla légèrement, l’air nostalgique.
— Je suis comme Tantale. Je voudrais boire l’eau qui m’entoure, mais elle se retire dès que je me penche. Tout ce luxe qui m’environne n’est pour moi qu’imagination et supplice. La lecture, elle, reste ma seule réalité. Je la sens, je la palpe, je la renifle. Les mots glissent sur mon palais, me retournent le cerveau, semblables aux drogues les plus puissantes.
Il marqua une pause, avant de fixer David.
— Écrivez pour moi ! Donnez-moi un rôle dans votre roman, faites-moi revivre au travers de vos métaphores ! Je vous paierai plus que vous ne pourriez le souhaiter pour chaque journée de travail. Je connais du monde. Je pourrai vous épauler, vous aider à percer. Je vous offrirai le moyen de choisir enfin votre vrai métier !
Il posa sa main tiède sur celle de David, ses doigts tremblaient. … De l’émotion éruptive.
— C’est que… balbutia David. Ouah !
Il secoua la tête, comme s’il venait de recevoir une claque.
— C’est si… inattendu ! Mais… pourquoi moi ? Je veux dire… Pourquoi ne pas vous offrir un nègre ou un écrivain plus réputé ?
De sa main valide, Doffre écarta les pans de son manteau, dévoilant ses jambes d’une extrême maigreur.
— Encore une fois, regardez-moi attentivement. Les trois quarts de ce corps ont passé l’arme à gauche. Je suis cette frontière que vous décrivez si bien dans vos livres. Je suis mort et, en même temps, vivant. Votre roman est venu jusqu’à moi, il ne peut s’agir d’un hasard. Je vous veux, vous, et personne d’autre. Un spécialiste de la mort, un thanatopracteur-écrivain. Vos mots sont le reflet de ma propre histoire. Je sais que vous ferez les choses bien…
David respira le compliment à pleins poumons. Cet homme enfermé dans la prison de sa charpente délabrée, aux traits mornes, malheureux, lui parlait comme le faisaient toutes ces familles endeuillées. « Je sais que vous ferez les choses bien… »
— Je… Que dire ? Je dois en parler à ma femme, d’abord, puis… C’est tellement fou !
Déjà, David sentait l’excitation le gagner, lui qui, chaque jour, ne laissait paraître qu’une face monolithique, lui qui encaissait, qui prenait sur sa personne, sans jamais se relâcher, même avec sa famille, sauf quand… oui, quand il se mettait derrière son ordinateur pour écrire. Le paratonnerre… Après tout, pourquoi pas ? Pourquoi ne pas tenter ? Essayer, au moins ? Être payé pour écrire… Oui, ça ne lui coûterait rien, absolument rien. Bien au contraire.
— Co… Comment procéderait-on ? Je veux dire, si on concluait un accord… Le thème, les lieux, l’époque… C’est vous qui choisissez, et moi j’écris ? Combien de pages ? Roman policier ? Thriller ? Je ne sais pas si…
Doffre tempéra de la main.
— Pas si vite, pas si vite ! Évidemment, j’ai certaines idées. Mais… prenez ceci. Vous verrez, j’y ai glissé quelques clichés de notre lieu de retraite, ainsi qu’une première indemnisation…
— Notre lieu de retraite ? répéta David en s’emparant de l’enveloppe que lui tendait Doffre.
— On ne forge pas dans une cordonnerie. Disons que je vous offre un décor d’ambiance, celui qui stimulera au mieux votre imagination, selon mes souhaits. Je veux obtenir le meilleur de vous. Pour notre bien, à tous les deux. Par ailleurs, vous le verrez, ce chalet est très agréable. Et la nature environnante, absolument magnifique.
David essayait de garder la tête froide tandis que Doffre continuait :
— De toute façon, ne vous inquiétez pas. Si finalement vous refusez, vous conserverez tout simplement l’argent et n’entendrez plus jamais parler de moi… Mais, de tout cœur, j’espère pouvoir vous séduire.
David voulut ouvrir l’enveloppe, mais Doffre l’en empêcha d’un geste de la main.
— Venez ce soir, vers dix-sept heures, à l’hôtel Saint-Pierre, à Vincennes. Christian, mon chauffeur, vous y remettra mes instructions pour le livre et il vous expliquera la manière dont notre séjour va se dérouler. Si vous êtes partant, je m’occuperai de tout, vous serez mes hôtes. Vous n’aurez pas à vous soucier de la logistique. Vous penserez seulement à prendre quelques vêtements chauds : blousons, pulls, après-ski. Là où nous allons, il peut faire très froid. Nous partirons dans quatre jours, le premier février, pour une durée d’un mois.
— Quoi ? Quatre jours ? Et… Un mois, vous dites ? Ma femme et ma fille m’accompagneraient ? Mais… Quitter la maison un mois complet ? Avec mon job, mes chats ? Non, mais… attendez !
Doffre but une gorgée de jus d’abricot, avant de répliquer :
— Je sais, je sais, c’est très abrupt. Mais… Pourquoi attendre plus longtemps ? Attendre, c’est perdre du temps et de l’argent. Et puis, votre « job » va vite devenir très secondaire, avec ce que je vais vous proposer.
David palpait sa cicatrice plus nerveusement.
— On doit pouvoir s’arranger différemment ! Je pourrais tout aussi bien travailler chez moi !
— Ecoutez David, ne vous inquiétez pas, prenez ce séjour comme des vacances. Est-ce si compliqué ? Je vous veux simplement à mes côtés, afin de pouvoir suivre vos écrits, réagir, bondir chaque jour. Vibrer sous votre plume, dans un endroit tranquille. Vous savez, je vous paierai grassement pour ce petit sacrifice, si tant est que l’on puisse parler de sacrifice. Et, dès notre retour, je ferai ce qu’il faut pour vous. Il suffit que votre roman soit bon, mais ça, je n’en doute pas. Alors, ne manquez pas cette chance.
— Mais… Un livre, ça se prépare ! Il faut de la documentation, un plan, des idées précises ! Départ dans quatre jours ? Je ne pourrai jamais m’organiser !
— Quel que soit votre choix, je le respecterai. Mais essayez d’être raisonnable. Je vous offre une occasion qui ne se refuse pas : l’argent, et donc le temps pour écrire sans contraintes… Allez, je vous laisse partir. Venez ce soir à dix-sept heures.
Alors que David descendait de la voiture, Doffre l’interpella une dernière fois.
— Quant aux idées, je les ai déjà. Je sais que les énigmes scientifiques vous passionnent, alors notre séjour tournera autour du mystère des nombres. Parce que, comme vous le savez, toutes les vérités se cachent au cœur des chiffres…
La voiture démarra lentement, avant de se fondre dans le brouillard.
Un mirage… Rien d’autre qu’un mirage. Ce vieillard, aux yeux de lignite. La rigidité de son corps. Les muscles atrophiés de ses jambes. Sa main droite luisant sous la lumière du plafonnier. Arthur Doffre…
Un peu sonné, le thanato boutonna son caban jusqu’au cou et ramassa ses valises avant de reprendre sa lente progression. Il sourit, la tête inclinée, piégeant son expression dans le reflet d’un pare-brise. Quatre jours avant le départ ! Une histoire de dingue !
L’enveloppe, dans sa poche !
Il reposa soudain ses valises et déchira précipitamment le papier kraft.
Des photos, des billets. Un, deux, trois… dix, quinze ! Quinze billets de cent euros ! Plus d’un mois de salaire. Il les rempocha aussitôt, mal à l’aise, scrutant autour de lui. Décidément, cette histoire n’avait aucun sens.
« … Notre séjour tournera autour du mystère des nombres. Parce que toutes les vérités se cachent au cœur des chiffres… » Qu’est-ce que ce charabia voulait dire ?
David jeta un œil aux photos. Sur le papier glacé, un paysage grandiose. Des sommets déchiquetés, une forêt aux troncs noirs. Et un immense chalet, construit autour d’un arbre géant.
David secoua la tête. « Eh, petit ! Sors de tes rêves ! Cette vie, ça peut pas être pour toi ! Métier, maison, famille ! Tu as déjà oublié ? »
Et pourtant, tout ceci était bien réel. En témoignait l’argent, dans sa poche.
Peut-être la chance était-elle enfin venue le percuter, ce matin.
Et cette chance s’appelait Arthur Doffre.