45.

Mourir. Partir. Les rejoindre. Les rejoindre dans la torture, la rupture du corps, mais les rejoindre quand même.

David pria pour que le ciel abrège sa souffrance.

Mais il ne croyait plus aux prières.

On allait le découper, lui prélever de la chair. Vivant.

Ses jambes plaquées contre le tronc froid se raidirent lorsqu’il perçut les grincements dans le couloir.

Ça arrivait, prêt à accomplir l’office.

Le Monstre. La Chose. L’esclave.

La malheureuse.

Emma ne s’était pas occupée de nettoyer le sang qui avait durci au bord de ses narines, ni de redresser l’os de son nez. La partie gauche de son visage avait enflé jusqu’à venir fermer son œil. Des taches sombres maculaient le col du pull mauve et s’étaient même répandues le long de son pantalon.

— Emma, écoutez-moi ! Il vous tuera, vous aussi ! s’écria David. Nous faisons partie d’un jeu ! Un jeu de mort !

Doffre se tenait un peu en retrait, le fusil posé derrière lui, à proximité de la cheminée. Son œil noir balayait la silhouette masculine avec délectation, sa langue venait parfois mouiller ses lèvres, tandis que ses doigts caressaient le bras tiède de Dolor.

— Vous n’êtes que mensonge ! répondit Emma en lui crachant à la figure. J’ai cru en vous ! J’ai vraiment cru en vous ! Mais vous n’êtes pas différent des autres ! Vous êtes un salaud !

Elle le gifla dans un beuglement rauque.

— Avec ceci… dit Arthur en désignant les instruments de torture. Il faut arracher le péché de ses entrailles, lentement, très lentement… Tu dois laisser ton empreinte sur son corps, lui infliger la douleur qu’il t’a fait subir depuis des semaines. Pour qu’il n’oublie jamais. Fais-le ! Et pose chaque morceau de chair sur la balance, jusqu’à l’équilibrer. Ote-lui cent vingt-cinq grammes de méchanceté et de mensonge. Il te suppliera… Emma ! Il te suppliera comme il ne t’a jamais suppliée. Et il te respectera. Fais-le !

Doffre prononçait des paroles qu’elle n’entendait déjà plus. Elle considéra la table basse et se saisit soudain d’un bistouri à lame courbe.

— Arthur a tué mes parents ! lâcha désespérément David. Il a massacré mes parents alors que je n’avais pas trois ans ! Christophe et Jacqueline Aubert ! Vous devez me croire !

Emma serrait le manche en inox et menaçait David avec la lame.

— Vous croire ? Mais comment osez-vous ? hurla-t-elle.

— Il a tué six autres familles avec ces instruments ! Emma ! Toutes ces photos que vous avez vues ! Ces morceaux de membres découpés ! Le dossier ! Le dossier du Bourreau 125 ! C’est lui, le Bourreau 125 !

Doffre exultait. De plus en plus agité sur son fauteuil, il semblait revivre les scènes du passé. Les massacres, les plaintes, les cris, les supplications…

— Je ne vous pensais pas si hypocrite, dit Emma en s’approchant de David. Je devrais vous couper la langue.

— Les photos ! Les photos des enfants ! Vous les avez forcément vues !

Il baissa la tête.

— Regardez ! Regardez mon crâne ! Le numéro ! 97878 ! Le sixième enfant ! Allez chercher la photo du sixième enfant !

Elle fronça les sourcils quand elle aperçut la surface rasée, puis les marques laiteuses. Les chiffres effacés se lisaient encore distinctement.

— Tu l’as rasé ? demanda-t-elle à Arthur. Mais pourquoi ?

— Découpe ! Découpe ! ordonna-t-il.

La tête inclinée, elle sortit de sa poche les photographies qu’elle avait ramassées après avoir assommé Adeline. Elle regarda les clichés, puis le crâne de David. Même position… Même taille… Elle les passa en revue une à une… Même numéro.

Emma se tourna vers Arthur.

— Mais… Qu’est-ce qu’il raconte ?

Elle cherchait un élément de ressemblance avec David, mais on ne voyait pas le visage de l’enfant.

Le Bourreau vint lui arracher les clichés des mains et les jeta sur le sol avant de lui saisir le poignet.

— Tu ne comprends donc pas qu’il se moque encore de toi ? Qu’il utilise le prétexte des enfants pour t’attendrir ? Ce tatouage, il se l’est fait lui-même ! Il est tellement obnubilé par cette histoire de fous ! Ça lui bouffe la vie, tu le sais ! C’est un démon !

Il la repoussa vers David avec fermeté.

— Il te ment ! Il te ment comme il t’a toujours menti !

Emma se raidit et pointa le bistouri devant elle.

— Vas-y ! brailla le Bourreau. Découpe ! Découpe et pose sur le plateau !

— Non Emma ! Pour l’amour de Dieu, ne faites pas ça !

Dans un geste de furie absolue, elle lui planta le bistouri dans la cuisse droite. David se tordit de douleur, alors qu’Arthur se cabrait sur son siège, traversé par un courant de plaisir.

— Pourquoi, David ? cracha-t-elle de son haleine rance. Pourquoi faut-il que tout se termine toujours de la même façon ? Pourquoi vous n’êtes pas capable de m’aimer ?

David gémissait, le visage décomposé, pendant qu’elle prélevait un infime pavé de chair.

— La… balance ! haleta le Bourreau. Pose dessus ! Et recommence ! Recommence, jusqu’à l’équilibre ! Il te hait ! II était prêt à fuir et à te laisser crever dans la neige, comme une chienne ! Te laisser crever !

Emma ne contrôlait plus ses nerfs, ni les battements de son cœur. Les cachets… Qu’est-ce qu’Arthur avait bien pu lui donner ? Elle était en sueur. La voix d’Arthur s’éloignait et revenait plus forte encore. Une seule envie. Courir se fracasser la tête contre un mur. S’infliger des coups de scalpel. Frapper.

Elle se trancha la main en criant :

— Voilà ce que vous me forcez à faire ! Je vous demandais juste de m’aimer ! M’aimer ! C’est si compliqué ?

Elle propulsa l’instrument sur le plancher et resta là, à regarder le sang couler. Puis elle fixa curieusement Doffre, les yeux embués de larmes.

— Continue ! grogna-t-il. Tranche-lui un orteil ! Tranche-lui un orteil et pose-le sur la balance !

Elle s’empara de la tenaille, les mâchoires serrées.

— Emma… Il va vous tuer… Il va boucler la boucle… Après les parents, les enf…

Il se redressa subitement.

— Sept ! s’écria-t-il, regardant la chevelure noire alors qu’Emma s’était baissée et approchait l’outil de son pied gauche. Sept !

Elle marqua une nette hésitation. Doffre perdit instantanément son rictus.

— Sept quoi ? demanda-t-elle en relevant la tête.

— C’est pour cette raison qu’il vous a choisie, vous ! Les enfants perdus qui s’entretuent ! L’ultime aboutissement ! Le septième numéro se cache sur votre crâne ! Vous êtes l’enfant Böhme, dont les parents ont été tués en mars 1979 ! Vous êtes née aux alentours du 4 mars 1979 ! Ils ont modifié notre date et lieu de naissance pour qu’on ne fasse pas le rapprochement ! Vos vrais parents s’appelaient Patricia et Patrick ! Vous avez été adoptée. Petite, vous déménagiez souvent ! Avez-vous déjà vu des photos de votre mère enceinte ? De vous, nourrisson ou à l’âge d’un an ? Non, je suis sûr que non ! Emma ! Vous aussi, vous avez ce numéro sur le crâne ! Vérifiez ! Vérifiez au moins ça ! Je vous en prie !

Emma se redressa. Sa paume gauche était en sang. Son cœur continuait à s’emballer.

— Ne l’écoute pas ! vociféra le Bourreau. Tranche-lui la langue !

— Arthur ! Mais comment il sait pour… ma date de naissance, et les déménagements ? Je… Je n’en parle jamais !

Ses yeux étaient rivés au sol, cherchant le cliché du septième enfant.

— La tondeuse Emma ! Rasez-vous l’ar…

Le Bourreau enfonça son index dans le trou de la cuisse.

— Ferme-la, petit enfoiré de mes deux ! David hurla, arqué contre le tronc.

— Vas-y ! répéta le tueur en se retournant vers Emma. La chair ! Prélève la chair !

Emma secoua la tête, les photographies devant elle, complètement affolée. Arthur lui attrapa les cheveux.

— Qui commande ici ?

Elle encercla les poignets de Doffre, la bouche grimaçante. Pour la première fois, il sentait de la résistance.

— Qui commande ?

Elle ne parvenait pas à se défaire de son étreinte. Elle s’élança vers l’avant, abandonnant une poignée de cheveux entre les doigts du Bourreau.

— Il faut que… que je vérifie ! s’écria-t-elle.

— Reviens ici !

— Tu dis qu’il ment et je te crois… Arthur ! Je te crois vraiment ! Mais…

Elle serra le poing.

— … on va voir… Oui, on va voir.

Elle s’empara des deux miroirs et précipita la tondeuse sur ses cheveux.

— Emma ! répétait Doffre de son ton le plus autoritaire. Emma ! Emma !

Il fit marche arrière et cogna contre la table basse.

Le fusil ! s’écria David. Il va chercher le fusil ! Emma ! Mais elle ne l’écoutait pas, occupée à se raser la tête. Dans le miroir, le chiffre se dessina lentement, sur la masse blanche de son crâne.

Ses yeux s’écarquillèrent.

Elle tomba à genoux, la photographie du septième enfant entre ses mains tremblantes.

Ce môme était une fille. Une fille aux courts cheveux bruns, de tout juste deux ans.

Emma hurla.

Puis elle observa David. Cette même marque dissimulée sous sa chevelure, depuis toutes ces années…

Ils étaient ces enfants photographiés, ces bambins qui avaient vu leur père et leur mère mourir dans des souffrances inhumaines. Elle s’était alors retrouvée chez des gens qui ne l’aimaient pas, qui avaient fini par la maltraiter, l’enfermer à la cave ou dans des pièces aux portes et aux volets fermés.

Des parents qui n’étaient pas les siens.

Et elle resta là, inerte, à essayer de comprendre comment Arthur avait pu la tromper à ce point. C’était trop difficile, inimaginable. Non ! Arthur ne pouvait pas ! Lui qui s’était toujours occupé d’elle, depuis son plus jeune âge !

Les numéros. Les enfants. L’histoire de ce tueur. Les crânes rasés.

Elle s’élança sur David, un scalpel au poing, tandis que le Bourreau levait déjà l’arme de son bras puissant.

David baissa les paupières quand l’instrument tranchant s’abattit dans sa direction.

Emma cisailla les liens, tellement paniquée qu’elle entailla également la chair des poignets. Les cordes cédèrent. Plus rien ne retenait David à l’arbre, il chuta sur le plancher et replia ses mains sur sa cheville blessée.

Quand il leva les yeux, Doffre était en position de tir.

— C’est maintenant que le cercle se referme, dit-il le doigt sur la gâchette. Que la dernière page se tourne… Vous représentiez tant à mes yeux ! Vous portiez en votre sein la graine du Mal, que j’avais délicatement déposée, et qui commençait tout juste à germer ! Vous étiez… mes enfants !

Emma s’avança vers Doffre, le scalpel à la main. Son visage n’était plus qu’une gigantesque boursouflure. Elle se mit à rire. Un rire grave, qui remontait du plus profond de ses entrailles.

— Tu ne nous auras pas tous les deux ! Il n’y a plus qu’une balle dans la chambre ! Une seule et unique balle ! Qui vas-tu choisir ? Lui ou moi ?

— Reste ou tu es ! Salope ! hurla-t-il, alors qu’elle n’était plus qu’à deux mètres de lui.

Elle s’immobilisa et s’adressa à David.

— Je suis désolée mon chéri… Pour tout…

Elle explosa en sanglots.

— Mais je… je t’ai tellement aimé ! Tu ne peux imaginer à quel point !

Puis elle plongea vers l’avant, dans un ultime vagissement, les mains brandies au-dessus de la tête.

La détonation retentit.

— Nooooon ! hurla David.

Emma fut propulsée sur le côté par l’impact de la balle et s’effondra la tête la première dans l’âtre de la cheminée, provoquant une gerbe de braises qui s’éparpillèrent sur le plancher. Des bûches enflammées roulèrent sur le sol et embrasèrent instantanément le tapis.

Doffre appuya encore sur la gâchette, le canon braqué sur David.

Plus de balles…

— Petit connard !

David se releva, vacillant, en larmes, en sang. Autour de lui, le feu se répandait.

Doffre jeta le Weatherby et tenta de faire marche arrière, mais David attrapa le fauteuil et le fit basculer, dans un grognement rauque.

Le Bourreau se retrouva sur le sol, telle une vulgaire larve. Il cherchait à agripper la roue, à se redresser. Alors David lui écrasa les doigts de tout son poids, en hurlant.

— Crève ! Crève ! Crève !

Doffre dévoilait ses gencives, les yeux rouges de haine.

— Personne ne les ramènera ! Personne ! vociféra-t-il en regardant sa main broyée.

Derrière lui, le chêne libéra un grincement qui remonta le long de son écorce et gagna la charpente, dans un tremblement épouvantable.

Le chalet semblait se disloquer.

David tourna la tête. Emma était en feu. L’odeur de viande cuite devenait irrespirable.

Avançant avec peine dans des nuages de fumée, il ramassa ses vêtements et s’habilla en hâte.

Les jambes du Bourreau s’enflammaient. Il fixait David, l’écume aux lèvres.

— Tu ne peux pas me tuer ! Je reviendrai ! Je reviendrai hanter tes nuits !

Sa peau commençait à se rétracter. Sa prothèse se mit à fondre.

Le chêne grinça de nouveau.

Un front rouge et orange remontait le couloir, s’attaquant aux chambres.

David se traîna jusqu’à la porte.

Il se tourna une dernière fois vers le Bourreau 125, avant de l’abandonner aux flammes.

Puis il partit s’asseoir contre un arbre, au bord du chemin.

La neige l’accueillit silencieusement. Il croisa les bras et rentra le menton dans son blouson.

Il ne pourrait jamais atteindre la route.

Le feu trouait la charpente, libérant d’immenses tourbillons noirs. Le chêne s’embrasa jusqu’à sa plus haute branche. Autour, les épaisseurs blanches se transformèrent en une large mélasse grisâtre. David plissa les paupières, sa vue se brouillait. Dans la fumée opaque, échappée du chêne, il voyait des visages martyrisés, s’élevant comme des traînées de cire. Des sculptures trouées d’yeux hagards, de bouches hurlantes. Des faciès agonisants. Par dizaines. Ils disparaissaient dans le ciel gris, pareils à des mirages éphémères.

Puis, tout s’évanouit dans un grand baiser de cendres.

David se rappela ceux et celles qu’il avait aimés. Son épouse, sa fille. Ses parents biologiques, qu’il n’avait connus qu’au travers de leur souffrance.

Bientôt, il les rejoindrait. Il suffisait de rester là, et d’attendre.

Épilogue

Un an plus tard

Au moment où le bus s’arrêta, la jeune femme déplia une dernière fois la feuille chiffonnée qu’elle serrait entre ses mains. Il était encore temps de faire demi-tour, de rentrer à Paris.

Non. Il fallait aller jusqu’au bout et libérer toute cette douleur. Elle replia le papier sur lequel était indiquée l’adresse et le fourra dans sa poche.

Une fois à l’extérieur, elle remonta le col de sa veste, enfila rapidement son bonnet et s’enfonça dans les grandes rues de Brest. Le vent glacial et salé craché par l’océan lui piquait le visage.

Le bâtiment lui apparut enfin. Un long vaisseau noir, marbré en façade, aux larges vitres teintées. La femme inclina le menton, un temps figée devant l’enseigne, puis se décida à entrer.

— J’aimerais voir David Miller, s’il vous plaît, demanda-t-elle à l’accueil.

L’homme la regarda avec attention avant de lui objecter que c’était impossible. Miller réalisait un soin ; personne, hormis le personnel, ne pouvait pénétrer dans le laboratoire.

— C’est très important, insista-t-elle. Je viens de Paris.

— Vous êtes ?

— Une amie…

Un court silence.

— C’est un spectacle difficile à supporter, vous savez ?

— J’ai déjà vu bien pire, répondit-elle. Dix fois pire…

— Dans ce cas… Venez avec moi.

Ils descendirent au sous-sol. Au fond, le grondement de la ventilation. Et l’odeur. Cette épouvantable odeur d’antiseptiques.

— Vous êtes bien certaine ? s’enquit l’employé, se rendant compte que la femme mince aux joues creusées et aux cheveux courts tournait presque de l’œil.

— Certaine… Vous pouvez me laisser, s’il vous plaît ?

Il finit par s’éloigner. Une fois seule, elle posa la main sur la poignée, sans oser la tourner.

*

David entailla la gorge d’une incision médiane très précise. Le défunt étalé sur la table de soins était arrivé en fin de matinée, décédé d’un anévrisme au cerveau, dans les vestiaires de son club de boxe. Il sentait encore la sueur grasse, cette odeur que Cathy avait promenée tant de fois, après ses entraînements, voilà si longtemps.

Ce môme, la Faucheuse l’avait rappelé sans raison. Il n’avait pas vingt ans.

Que fallait-il chercher à comprendre ?

Ce soir, après le travail, David irait au cinéma, c’était décidé. Une sacrée aventure que de mettre le nez hors de son petit appartement, de profiter des lumières de la ville et d’échapper un temps à la routine de ses journées. Peut- être ferait-il demi-tour, au dernier moment, mais au moins, il aurait essayé.

Il fallait essayer.

Dans son dos, la porte métallique du laboratoire libéra un courant d’air frais. Il se retourna, peu habitué à être dérangé en plein travail.

Le scalpel maculé qu’il tenait dans la main chuta sur le sol.

Ses jambes flageolaient tellement qu’il dut prendre appui sur le coin de la table. Ses lèvres s’écartèrent imperceptiblement, puis se rapprochèrent aussitôt.

Elle avait changé. Son ample chevelure de feu avait laissé place à une coupe dynamique, aux fines mèches acajou collées sur les tempes. Elle portait un tailleur crème, très sobre, sous une longue veste en cuir souple.

Sonné, David ôta son masque vert.

— A… Adeline ?

Le mot peina à sortir, comme suspendu dans le temps. Adeline… Qu’il était douloureux de prononcer ce prénom. C’était comme rouvrir une cicatrice à peine recousue.

La jeune femme retint son souffle. Elle savait qu’elle pouvait exploser, n’importe quand. Fuir loin d’ici, dans le tumulte de la ville.

A force de volonté, elle finit par avancer, resta un temps face à lui, au bord des larmes, avant de le serrer dans ses bras. De toutes ses forces.

— Oh, David… chuchota-t-elle dans le creux de son oreille.

David inspira profondément. La chaleur d’un corps, tout contre lui. Ça faisait si longtemps…

— Comment m’avez-vous retrouvé ? questionna-t-il d’une voix tremblante, par-dessus son épaule.

— Je me suis doutée que vous auriez poursuivi ce métier, même après le…

Elle se recula un peu.

— Votre… Votre ancien patron m’a dit que vous étiez parti pour la Bretagne. Alors, de fil en aiguille, en appelant des dizaines d’établissements funéraires…

David se dirigea en boitillant vers la table inoxydable et couvrit le visage du défunt. Une boule montait dans sa gorge.

— Mais pourquoi ? Après un an ?

Il lui tournait le dos, ses yeux ne fixaient plus aucun point précis. Il cherchait désespérément à s’occuper les mains.

— Vous saviez, David… Vous saviez et vous ne m’avez rien dit…

Il se dirigea vers la poubelle, à l’autre coin du laboratoire, et y jeta de l’essuie-tout. Des gouttes perlaient sur son front.

— Vous… Vous dire quoi ? Je n’ai plus rien à dire sur ce qui s’est passé. Elles sont mortes, tout cela est… est enterré.

Il posa les mains à plat sur le mur, la tête baissée entre les épaules.

— Vous n’auriez jamais dû atteindre cette route… Vous n’auriez jamais dû prévenir la police… Il fallait me laisser… Me laisser avec elles… On m’a… ramené à la vie alors qu’elles étaient parties.

Il secoua la tête.

— Adeline… Vous devriez rentrer chez vous. Tout oublier… Ne remuez pas le passé… Ce sera mieux pour nous deux.

Quand il se retourna, Adeline triturait ses gants, l’air grave.

— C’est trop tard David… C’est trop tard ! hurla-t-elle.

— Oh non, c’est pas vrai ! s’écria David en se précipitant vers elle.

Ils s’enlacèrent encore. Adeline lui attrapa le poignet et l’orienta vers l’arrière de son crâne.

— C’est là qu’il se cache… 98101… Le numéro du cadenas que j’ai ouvert, dans la chambre de Doffre… Ce numéro… tatoué en tout petit, à peine perceptible…

Elle inspira bruyamment, au bord de la rupture.

— C’est… C’est pour cette raison que vous avez refusé que je vous rende visite à l’hôpital, après le drame. C’est aussi pour ça que… que vous avez disparu subitement, sans laisser de traces, ni d’adresse. Vous vouliez me protéger ! Vous aviez compris, et vous vouliez me protéger !

David lui caressait le dos. Elle poursuivit difficilement :

— Avec la découverte des… des corps carbonisés, avec notre version des faits, le passé psychiatrique d’Emma et… et sa relation avec Doffre, les flics en ont conclu qu’il s’agissait d’un gigantesque traquenard qu’ils vous… vous avaient tendu, une espèce de folie commune qui s’est terminée en un massacre. Ce qui n’est rien d’autre que… la vérité. Nous avons simplement relaté la vérité, n’est-ce pas ? N’est-ce pas, David ?

— Rien que la vérité…

— J’étais vraiment à côté de la plaque ! Je n’avais que ma vision naïve d’un couple complètement timbré… On m’a assommée, enfermée, puis il y a eu… notre fuite… Mais jamais… jamais je n’ai su qui était Arthur Doffre. Contrairement à vous…

Adeline s’écarta brusquement.

— Doffre était le Bourreau 125 ! Et nous, les enfants de ses victimes ! J’avais le droit de savoir, David !

— Et pourquoi ? Pour qu’il vous détruise votre vie, à vous aussi ? Tout a brûlé, le dossier, les photos ! Il fallait laisser ça enterré ! Pourquoi avoir cherché ? Comment avez-vous su ?

— Pour quelle raison Doffre était-il venu me chercher, moi ? Qu’est-ce que je venais faire dans une histoire qui n’était pas la mienne ? Je ne pouvais pas être une simple figurante ! Alors, je me suis dit que nous avions forcément quelque chose en commun. J’ai ressassé tout ça des mois et des mois. Il y avait ces nombreux déménagements, dans notre enfance. Puis nos cauchemars. … Et notre âge, très proche… Mais… je n’arrivais toujours pas à comprendre… Puis… Puis je me suis souvenue de l’une de ses phrases, tandis qu’il me racontait l’histoire d’un arbre mourant. Une seule et unique phrase, qui m’a fait tout saisir d’un coup.

Elle sortit un mouchoir de sa poche et frotta le maquillage qui coulait sous ses yeux.

— Cette nuit-là, dans le lit, il avait parlé d’un aboutissement. Il disait que la raison de sa présence était de « voir germer les graines de ses propres semences… ».

— Adeline…

— C’était tellement évident ! Nous étions ces graines, David ! Cette chose que nous avions en commun, c’était le Mal ! Vous, avec vos macchabées, vos récits sordides. Vous qui avez embaumé votre propre mère… Emma Shild, perturbée depuis l’adolescence, schizophrène, obsédée, dangereuse ! Et moi, moi qui aimais tuer les animaux, moi, attirée par les armes à feu, moi qui n’ai rien dit quand Dakari est mort devant mes yeux…

David lui passa la main dans les cheveux, la respiration lourde.

— Vos parents s’appelaient Pierre et Janine Pruvost… Les miens…

— …Christophe et Jacqueline Aubert… Le Bourreau nous a volé nos vies, David. Il a façonné nos destins… Et nous sommes aujourd’hui… des orphelins.

Elle fouilla dans sa poche, émue, tremblante, et en sortit un petit objet de plastique, qu’elle tendit à David.

— Je… Je tenais à vous la rapporter…

Il eut un sourire triste, et s’empara avec délicatesse de la tétine de Clara. Il la porta sous son nez, puis la serra au creux de sa main.

— Sortons d’ici, murmura-t-il. Je crois que nous avons tous les deux besoin d’un peu de temps…

NOTE DE L’AUTEUR

Les fermes entomologiques existent bel et bien. En Suisse, par exemple, des cochons sont effectivement accrochés au bout de cordes, et des chercheurs les utilisent pour mener des études sur les différents stades de décomposition des tissus. Quant au docteur Bill Bass, dans le Tennessee… il préfère travailler avec des cadavres humains, au cœur de sa « ferme des corps ». La réalité dépasse parfois largement la fiction.

Retrouvez Franck Thilliez sur son site internet : www auteursdunord.com

REMERCIEMENTS

Mes remerciements se portent tout d’abord vers mon éditeur, pour son formidable travail autour de ce roman. À Yann qui, encore une fois, s’est plongé avec passion au plus profond de ces pages, pour en extraire la juste substance.

À Vivianne dont l’aide précieuse m’a permis de creuser avec précision la psychologie de mes personnages, et d’approcher au plus près de la vérité.

Merci aussi à Gilles, Christine et Olivier, dévoreurs de livres, qui ont apporté la pierre définitive à cet ouvrage.

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