21.
Dans l’obscurité, à travers des tourbillons de neige, une lueur tremblotante, infime, perdue dans les ténèbres glacées, tel un radeau à la dérive.
La respiration lente et ridicule d’un chalet.
Cathy pleurait à la fenêtre du salon, un mouchoir écrasé contre son nez. Elle avait passé l’après-midi là, à attendre, persuadée, à chaque fois qu’elle rabattait puis ouvrait de nouveau ses paupières, de voir le 4x4 surgir sur le chemin. David ! Son David ! Il ne pouvait rien lui être arrivé ! Il allait revenir, forcément ! Peut-être avait-il simplement décidé de se rendre jusqu’au village ? Ou un problème avec la voiture ? Panne ? Crevaison ? Il saurait bien se débrouiller, il était fort, intelligent… Il reviendrait, et les embrasserait de toutes ses forces. Il ne les abandonnerait jamais… Pas lui… Pas comme ça…
Les autres s’étaient réunis autour de la cheminée. Plus personne n’avait envie de discuter ou de faire semblant. Le repas du soir n’avait pas été préparé, celui du midi, laissé sur place. Seule Clara dormait paisiblement.
Adeline brisa le silence :
— Je… Je crois qu’on devrait parler de ce qu’on va faire demain, osa-t-elle d’une voix qu’elle aurait souhaitée moins chevrotante. Au cas où… où il ne reviendrait pas cette nuit…
Cathy réagit du tac au tac :
— Comment peux-tu envisager qu’il ne revienne pas ! hurla-t-elle. C’est impossible !
Elle s’avança vers eux.
— De toute façon, encore une heure… Encore une heure et je vais le chercher. Avec une bonne lampe, des vêtements chauds…
— Je… Je ne veux pas retourner là-bas ! protesta Emma.
Elle rabattit ses mains sur sa poitrine, dans un geste de repli.
Adeline s’approcha de Cathy.
— Ce soir, ce ne serait pas raisonnable. Nous mourrions de froid… On partira à sa recherche dès le lever du jour… À plusieurs, et… armées…
— Vous êtes capable d’utiliser ce machin, vous ? intervint Emma en montrant le fusil au-dessus de la cheminée. On ne sait même pas si c’est rempli de balles ! Je… Je n’irai plus dans la forêt !
— Vous pourriez pas la boucler ! rétorqua la rouquine en lui attrapant le poignet. Je vous rappelle que si David est parti là- bas, c’est uniquement à cause de vous ! Quant aux cartouches, il y en a une boîte complète dans le laboratoire !
Emma se débattit. Ses joues viraient au rouge méchant.
— Lâchez-moi, dummkopf !
— Lâche-la ! répéta Arthur.
— Si elle veut rester, qu’elle reste ! s’écria Cathy d’une voix outrée. Moi, j’irai ! Seule ou accompagnée ! Avec ou sans arme !
Adeline se pinça les lèvres, les yeux rivés sur le Weatherby Mark.
— Je… Je viendrai avec toi, mais… j’ignore jusqu’où je pourrai avancer… Mon asthme…
Elle fut interrompue. Le bruit de la poignée, puis des coups répétés sur la porte.
Cathy se précipita, tourna les verrous, ouvrit en grand.
Des rouleaux de flocons s’engouffrèrent dans la pièce.
Un spectre courbé, dans l’embrasure. Le visage creux et terrifié. Le bonnet, le front, les sourcils ensevelis sous d’épaisses couches de glace.
Cathy l’entoura de sa chaleur explosive.
— Oh ! Mon chéri ! Mon chéri !
David enleva son bonnet, se frotta le visage et lança, les cordes vocales brisées :
— Qu’est-ce… qu’on mange ?
Il enlaça violemment son épouse, l’arrachant même du sol. Elle pleurait à présent de bonheur, comme elle n’avait jamais pleuré. Emma et Adeline s’étaient levées. La rouquine s’approcha pour l’embrasser, puis se trouva gênée devant cet être dont elle avait souhaité le retour plus que tout au monde. Elle plongea timidement les mains dans les poches de son jean.
— J’avoue que vos allers-retours incessants à la cafetière commençaient à nous manquer, lui lança-t-elle.
— Je compte… bien me rattraper… répliqua David en retirant son blouson.
Son regard tomba alors sur celui d’Emma, qui se tenait là, derrière. La silhouette longiligne… Ces yeux, curieux et effrontés… Cette rigueur sur le visage… Cette femme, il l’avait posée à plat, le matin même, sur les pages de son thriller ! Son personnage, échappé des griffes du Bourreau !
— Il est rare de… d’éprouver tant de peur pour quelqu’un sans même le connaître, confia Emma en lui tendant la main. Ravie de vous rencontrer, malgré ces circonstances… spéciales…
David la salua, dissimulant son trouble derrière un sourire gêné. Emma prolongea longuement le contact de leurs doigts.
— Vous avez failli y mourir… de ma faute… ajouta-t-elle, sans le regarder vraiment. C’est très courageux. Vous…
— Arrêtez cette hypocrisie ! l’interrompit Cathy en se faufilant entre eux. Il n’y a pas cinq minutes, vous ne vouliez pas lever le petit doigt pour aller le secourir !
La brune s’écarta, prête à répondre, le regard mauvais.
— Dites donc ! s’exclama Arthur. Voilà des retrouvailles mouvementées ! Tu nous as fait drôlement peur !
Adeline revint avec une serviette. David s’écrasa dans un fauteuil, ses traits étaient tirés, ses lèvres craquelées. Cathy lui essuya les cheveux.
— Crevaison, à dix kilomètres d’ici, raconta David. Les quatre pneus. Une herse, en travers de la voie, cachée sous la neige.
Cathy, la serviette dans les mains, s’arrêta net. Après la Chose, la herse.
— Ce taré de Franz ! lança Adeline. Cette fois, il n’y a plus de doute !
David massait ses cuisses raidies.
— Je n’en ai malheureusement pas la preuve, regretta-t-il en faisant une grimace tant ses muscles lui tiraient. J’ai suivi des traces un bon bout de temps, jusqu’aux tourbières… où j’ai manqué de… me perdre.
— C’est forcément lui ! insista Adeline.
— Non, non… Pas obligatoirement, reprit David. D’autres chasseurs vivent peut-être dans la forêt… II… Il est certain qu’il s’agit de quelqu’un qui connaît bien la région, mais… si c’est Franz, pourquoi est-il allé poser la herse si loin ?
— Pour éviter qu’on le soupçonne ! Pourquoi vous ne voulez pas voir la vérité en face ? Qui rôde dans les parages ? Qui a pénétré ici ? Qui a posé ces lapins dépiautés ? Qui a dérobé les volets ? Il veut nous effrayer !
De ses deux mains, elle tira les traits de son visage, donnant l’impression qu’il était aspiré par-derrière.
— Une herse ! Et comment on va pouvoir repartir, maintenant ? demanda Cathy.
Elle se tourna vers Arthur.
— Dites-moi que vous avez des roues de secours !
— Une seule…
— Mais ! Mais vous pouvez bien joindre Christian ?
— Pas plus que vous.
— C’est pas vrai… C’est pas vrai !
Tout s’accélérait dans sa tête. David se leva et la prit dans ses bras. Emma se tenait en retrait, les yeux brillants. Son cœur battait encore furieusement.
— La situation n’a rien de dramatique, tempéra Arthur. Nous dispo…
— Là, tu m’excuseras, l’interrompit Adeline. La forêt, l’hiver, une femme qui débarque les vêtements lacérés, à la limite de rendre l’âme, et une Chose, dehors, qui vient d’anéantir notre seul lien avec le reste du monde. Impossible d’appeler du secours, évidemment, puisque nos téléphones ne fonctionnent plus. Et je suppose que, hormis Christian, censé venir nous chercher dans plus de trois semaines, personne ne sait où nous nous trouvons ? Je me trompe ?
Elle se tourna vers David.
— Non, répondit-il. Les parents de Cathy nous savent en Forêt-Noire, mais pas précisément où.
— Et pour vous Emma, c’est pareil ! Personne n’est au courant que vous avez pris cette route ! Autrement dit, ils peuvent vous rechercher n’importe où entre la France et l’Allemagne. C’est bien ça ?
Emma hocha la tête.
— Donc, tu avais bien raison, Arthur. La situation n’a rien de dramatique !
Il la fusilla du regard.
— Tu sais, je ne fais que constater ! Mais vas-y, grogna-t-elle encore. Vire-moi ! Et appelle-moi un taxi avant !
Le vieil homme ignora la remarque.
— Nous disposons de nourriture, de médicaments, d’armes… Ici, nous ne craignons rien. Je pense qu’on cherche juste à nous intimider…
— Formidable ! maugréa Adeline. En fait, nous sommes relégués au rôle de guerriers assiégés !
— Ecoute, calme-toi un peu ! Si celui qui a griffé Emma avait vraiment voulu l’éliminer, tu ne crois pas qu’il y serait parvenu ?
— D’autant plus que… là où j’ai crevé, il n’y avait que vos empreintes, précisa David en se tournant vers Emma. Apparemment, cette « chose » ne vous a pas poursuivie…
Les joues de Cathy s’empourprèrent. L’envie soudaine de les gifler tous les deux.
— Qu’est-ce que ça signifie ? Que vous comptez demeurer ici plus longtemps ?
Arthur posa l’index sur la roue de son fauteuil.
— Personnellement, je n’ai pas réellement le choix. Christian viendra nous chercher, Adeline et moi, le vingt-huit, pas avant… Et cela risque d’être la même chose pour vous, vu les circonstances. À moins que vous n’ayez une autre solution à me proposer. Dans ce cas, je suis preneur.
Cathy chercha du soutien du côté d’Adeline, mais elle n’y trouva qu’un regard absent.
— La mauvaise météo ne va pas arranger les choses, reprit David, mais une expédition jusqu’à la route est possible. Il y en a pour quatre heures environ, en marchant bien. Là, il nous suffira d’attendre une voiture, et de…
— Je vais retourner le couteau dans la blessure, l’interrompit Emma en s’avançant, mais, avec de telles tombées de neige, je ne suis pas sûre qu’il passe plus d’une ou deux voitures par jour, sur la B500. Il faut tenir la possibilité de rentrer… unverrichteterdinge… Euh… vide, sans rien quoi… Ce qui ne fait plus quatre heures de marche, mais huit minimum, avec le retour…
— Vous, vous feriez mieux de la fermer, maugréa Cathy, avec vos unverrich machin.
— Que croyez-vous ? Que ça me fait plaisir de me retrouver dans ce piège ? Après l’enterrement, je partais skier en Pologne pendant quinze journées ! Tous mes habits, papiers, argent sont dans mon auto, qui est fichue !
— Mais on en a rien à foutre que vous partiez skier ! C’est le cadet de nos soucis ! Il s’agit de nos vies, bon Dieu !
David s’interposa, écartant les bras. Chaque intervention virait à l’insulte, à l’agression. Tout se passait comme si la peur les dépossédait de leurs différences, de leur identité, pour les reconduire à leurs pulsions primitives.
— Calmons-nous, d’accord ? Arthur a raison. Tant que nous resterons ici, groupés, nous serons en sécurité. Et je le répète, on peut tout à fait rejoindre la B500…
Il savait qu’il exagérait. Quatre heures de marche était une maigre estimation, avec toute cette neige. Il avait réussi à se sortir des tourbières en retrouvant finalement son fil d’Ariane, mais la marche avait failli le briser… Il chercha Clara du regard, pour l’embrasser, la sentir. Elle devait dormir… Dire qu’il avait manqué de…
Il releva le menton, avant de poursuivre :
— … Mais il est évident que nous devrons nous diviser en deux groupes, dont un restera ici… Et de toute façon, il faut attendre une amélioration de la météo. J’ai vu qu’il y avait des raquettes, dans la remise, qui pourront nous servir.
— Et une tronçonneuse, qu’on aurait intérêt à récupérer si on ne veut pas finir découpés en morceaux ! l’interrompit Cathy.
Excédé, David ignora la remarque.
— Étant donné l’état de mes jambes, je suis incapable de marcher avant deux jours. Je crois que la première chose à faire, demain, ce serait d’aller voir ce Franz… À condition que j’arrive à rester debout.
— C’est tout sauf une bonne idée, dit Adeline. Si c’est lui qui nous persécute, vous le voyez nous offrir le café et les spéculos ?
— Nous prendrons nos précautions… répliqua David. Bon, maintenant excusez-moi, mais je vais me doucher…
Emma se glissa devant lui.
— Encore une fois, vous n’auriez pas dû aller là-bas pour moi… Vous êtes très valeureux. Je…
Arthur s’interposa.
— Fichez-lui la paix à présent ! Il lui faut du repos !
Il suivit David jusqu’à l’entrée de la salle de bains.
— Tu as très bien parlé, je t’en remercie. Elles ont toutes besoin d’être rassurées.
David jeta un œil dans le couloir, personne ne les entendait.
— Avec cette ambiance électrique, nous ne tiendrons pas une journée de plus. Chacun est prêt à étrangler l’autre. Cathy est quelqu’un de très nerveux. Parfois elle est même explosive… Mais Adeline et Emma m’ont l’air d’avoir aussi des caractères drôlement trempés.
— Dis-moi que tu ne m’abandonneras pas en cours de route… Le roman… Il me faut absolument le roman…
Arthur avait un air pitoyable de hyène déchue.
— Je ne comprends toujours pas pourquoi c’est si important pour vous. Qu’est-ce que vous attendez de moi, réellement ?
— Simplement que tu me ramènes le Bourreau… Que tu le fasses se matérialiser… Pense à l’argent… Le vingt-huit, tout sera fini…
— Je m’en fiche pas mal de l’argent !
Il baissa d’un ton.
— Mais c’est d’accord, je reste. Je veux aller au bout de cette histoire…
Arthur changea instantanément d’attitude, comme on change de masque. Son front se dérida. Ses iris noirs exprimaient… pas de la reconnaissance, non… autre chose… Un soulagement infini ou… une forme de jouissance secrète.
— Une dernière chose, marmonna le jeune homme en rabattant lentement la porte. Je reste, mais ça ne signifie pas que je vous fasse confiance. Bien au contraire…
Arthur eut le temps d’attraper sa main. Il ferma les yeux, puis les rouvrit.
— J’aurais réagi exactement de la même façon, à ta place… On se ressemble tellement… Toi et moi, nous sommes liés…
David retira brusquement sa main et claqua la porte.
Il était frigorifié.