35.

— Il s’obstine. Il s’obstine à me haïr. Il me hait. C’est sûr. Je fais tout pour lui et il me déteste. Ça ne marchera jamais. C’est parce qu’il m’a vue. Il m’a regardée, observée, il m’a… Ça… Ça a brisé la vision qu’il avait de Miss Hyde. Je ne lui plais pas. Je m’en doutais. Il n’aurait jamais dû me rencontrer ! Je ne suis pas belle ! Miss Hyde, elle, a du charme, une jolie écriture, elle… elle stimule l’imagination. Mais moi… Une pauvre paumée. On devrait lui dire que je suis Miss Hyde. Arthur, on devrait lui dire. Ce serait une bonne idée.

Arthur força Emma à s’agenouiller devant lui.

— Emma ! s’exclama-t-il d’une voix rude. Je pense qu’il l’a deviné !

— Mais… Mais il aurait dû m’aimer alors, puisqu’il aime Miss Hyde !

Le vieil homme se pencha au-dessus d’elle et lui massa tendrement le cuir chevelu. Longtemps. Très longtemps. Il semblait ailleurs, et heureux.

— Arthur ? Tu dois me dire ce qu’il faut faire… Il faut me dire, Arthur. David… David, je ne veux pas le perdre !

— Laisse-lui le temps de venir à toi, de t’apprécier autrement que par tes écrits. Il s’accroche encore à son épouse, c’est normal. Mais l’image qu’il a d’elle va vite se dégrader. C’est elle qu’il finira par haïr, pas toi.

Il fit un mouvement du menton.

— Donne-moi le vase !

Elle lui tendit la porcelaine rose, puis s’agenouilla à nouveau, avant de se tirer violemment à plusieurs reprises la peau de l’avant-bras.

— Il m’a dit tellement de fois que j’étais importante à ses yeux ! Je… Oh, Arthur, il est si différent aujourd’hui ! J’ai peur…

— « Pour ma plus grande fan », « je vous embrasse », « espérant vous rencontrer un jour ». C’est à toi qu’il a adressé ces messages électroniques. Avec le cœur ! Il s’est installé devant son écran, seul, dans la nuit, et il a tapé ces lignes en pensant à toi. À toi et à personne d’autre !

— Justement ! Il m’a trahie ! II… Il m’a tailladé la figure, il m’a suspendue avec les porcs ! Avant de… de me mettre ton… ton machin dans la main ! C’était écrit, noir sur blanc ! Je pourrais te citer chaque phrase, chaque virgule ! II… Il a été odieux avec nous !

Arthur lui posa l’index sous le menton pour la forcer à relever la tête.

— C’est pour cette raison que nous sommes obligés de le punir. Et que nous le punirons sévèrement, à chaque fois que ce sera nécessaire…

Elle serra les poings.

— Ces méthodes ne me plaisent pas. Tu le sais, Arthur… Tu sais que quand je suis en colère, je fais des choses pas bien. Et en plus, quand j’ai pas mes cigarettes… Tu m’avais promis de ne pas les oublier… Un rien m’irrite. Tu… Tu dois me protéger de ces accès de violence… Si… Si toi tu ne me protèges pas, qui le fera ? Je… Je ne veux pas retourner à l’hôpital.

Elle se releva et s’éloigna à reculons.

— Emma… Viens là… miaula Arthur.

— Non, Arthur, non ! Je… Je… Je ne lui ferai plus de mal !

Arthur frappa du poing sur le bras de son fauteuil. Emma se raidit et leva vers lui un regard craintif.

— Emma ! Tout de suite !

Elle se mordilla les doigts, hésitante. Ses épaules retombèrent. Elle s’approcha d’Arthur et posa son oreille sur les jambes rigides. Il se remit à caresser son vase. Les flammes crépitaient, furieuses dans l’âtre.

— Tu sais combien je t’aime, murmura Arthur. Comme mon enfant…

Il retourna l’objet en porcelaine de Chine et palpa son bord ovale.

— Je ne veux pas te voir souffrir, poursuivit-il. Mais tu sais bien que ce sont les punitions les plus dures qui font les êtres les plus aimants. David a déjà prouvé à maintes reprises combien tu comptais pour lui. Pourtant, une carapace de fierté et d’orgueil lui interdit de s’ouvrir à toi. Cette carapace, nous allons la briser ensemble. Toi et moi. D’accord ?

Elle acquiesça, au bord des larmes.

— Je sais que tu ressens beaucoup de peine pour Adeline. Que tu étais très en colère quand tu l’as emmenée là-bas. Mais essaie de me comprendre… Adeline, je la connais depuis longtemps, et moi aussi, j’ai eu du chagrin… mais elle n’a pas fait que des choses bien dans sa vie, crois-moi. Elle… C’était quelqu’un de diabolique. Une mauvaise fille dont le seul et unique but était de nous nuire, à tous les deux. Tu le sais qu’elle voulait nous nuire et s’accaparer David, n’est-ce pas ?

— Oui. Oui… Arthur… Je… Je ne sais plus…

— Tu as bien fait, Emma. C’était la seule solution pour vous réunir, Clara, David et toi. Ta nouvelle famille.

Le visage d’Emma s’illumina. Sa famille…

Les phalanges d’Arthur se crispèrent autour de la nuque de la jeune femme, ses ongles pénétrèrent sa chair. Emma eut mal mais ne dit rien.

— Tu sais mieux que quiconque combien la vie peut être dure et cruelle, poursuivit-il. Que personne ne viendra te secourir si tu t’enfonces. Moi, j’ai toujours été là. Dans les moments les plus noirs. Je t’ai fait connaître David, ses écrits… Je t’ai offert le moyen de l’approcher… Tout ce temps que j’ai passé avec toi, à rédiger les lettres de Miss Hyde… Tu n’oublies pas, n’est-ce pas, Emma ?

— Je n’oublierai jamais…

Arthur baissa les paupières et expira profondément.

— Très bien. Il est primordial que tu fasses ce que je te dirai.

Un craquement de bois mort les fit sursauter. La vibration remonta dans le chêne avant de gagner toute la charpente. Les poutres gémirent.

— Qu’est-ce… que… c’était ? bafouilla Emma, les yeux rivés au plafond.

— Le vent…

— Non ! Non ! C’était…

— Suffit !

Clara se mit alors à pleurer dans sa chambre.

— Le jour se lève déjà ! ajouta-t-il. Va chercher la fille, s’il te plaît, et prépare-lui son lait. Autant que la petite se détende un peu. Tout à l’heure, tu joueras dans la neige avec elle. La mère doit encore être sous l’effet du sédatif, mais prends garde. Elle est très agressive.

— Je sais, répliqua Emma en s’emparant du fusil. Je serai prudente.

Quand elle disparut, Arthur plongea la main à l’intérieur du vase couleur chair et en toucha les parois internes. Tout le haut de son corps se tendit comme un arc.

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