26.

— Il n’y a pas… à dire, cet endroit… est quand même… magnifique, souffla Adeline en attardant un œil émerveillé sur les montagnes qui s’étiraient au loin.

— Dommage qu’on soit obligé de s’y promener avec un fusil à rhinocéros dans une main et une bouteille de whisky dans l’autre, répliqua David. Et dommage que les traces de pas aient été recouvertes ! Ça va, votre souffle ?

— On fait avec…

Mais non, ça n’allait pas. Il fallait pratiquement s’arrêter tous les cinquante mètres. La neige leur montait presque jusqu’aux genoux, alourdissant chaque enjambée, mobilisant à chaque pas toute leur attention pour ne pas poser le pied dans un trou. Une chose était certaine : pour Adeline, rejoindre la B500, ce serait comme traverser le Pacifique à la nage.

David avança sans plus parler. Le froid piquait, il avait la gorge sèche. Depuis leur départ, il ne cessait de penser aux numéros… Il avait beau retourner l’énigme dans tous les sens, chercher la faille, essayer de déjouer le tour de magie, il n’y comprenait rien.

Parce que ces nombres étaient arrivés dans l’ordre chronologique, rapportés chaque fois par une personne différente.

D’abord celui sur le chêne, que Cathy avait découvert dès leur arrivée, correspondant au premier massacre. Puis celui derrière la photographie de l’entomologiste, découvert par Adeline. Ensuite Emma qui, à moitié morte, avait débarqué avec le numéro de son compteur kilométrique – sans aucun doute le cas le plus troublant. Et, aujourd’hui, le numéro de série d’un fusil, relevé par lui, David. Quatrième numéro, quatrième tuerie.

Que fallait-il y comprendre ?

Arthur voulait ramener le Bourreau à la vie, par l’intermédiaire du livre. Et le Bourreau, effectivement, revenait par bribes, par indices, par signes… Ces numéros, éparpillés dans le chalet. Emma, la brune rachitique jaillie de la page blanche, alors qu’elle tentait d’échapper au monstre. Les empreintes, la herse, les lapins dépiautés. Et surtout, l’épouvantable sensation d’écrasement, qui, de plus en plus, les dressait les uns contre les autres, les ébranlait psychologiquement, comme aimait le faire Tony Bourne avec ses victimes.

Aussi stupide et incohérent que cela pût paraître, l’ombre du Mal planait là, quelque part entre ces troncs gigantesques. On pouvait essayer de rester aussi cartésien qu’on le voulait, impossible de nier l’évidence.

Le soleil éclata dans les frondaisons, s’éparpillant en étoiles lumineuses. David plissa les yeux.

Le livre… Tout semblait tourner autour du roman qu’il écrivait… Ces mots, qui coulaient littéralement de ses doigts dès qu’il se positionnait face à la Rheinmetall, sans qu’il éprouvât le moindre besoin de réfléchir. Cet état extraordinaire qui l’enveloppait au cœur du laboratoire.

L’arum, la tache verte abdominale, la scie électrique… L’influence…

Pourquoi Arthur tenait-il tant à ce livre, comme si c’était pour lui une question de survie ? Et pourquoi impérativement avant le vingt-huit février ?

David regarda loin devant, le torrent miroitait sous le soleil. Toujours pas de cabane en vue. Derrière lui, Adeline inspirait et soufflait régulièrement, avec application. Elle ne s’était pas encore servie de sa Ventoline.

David serra plus fermement le fusil, qui commençait à glisser de ses doigts. Derrière ses rétines, l’image obsessionnelle d’un crâne chauve.

Qui était Arthur Doffre ?

David se rappelait la première fois où il l’avait rencontré, vêtu de son trois-quarts de fourrure, jailli de la brume dans sa longue berline. L’entretien dans l’habitacle, puis, d’un coup, les événements qui s’enchaînent, le destin qui se bouleverse. Boulot presque plaqué, chats parachutés, maison quittée… Et personne pour savoir précisément où ils se trouvaient. Le tout en quelques jours…

— Arthur, comment l’avez-vous connu ? demanda-t-il en ralentissant le rythme. Enfin, si ce n’est pas trop indiscret.

Adeline était courbée, haletante. Elle commençait à peiner sérieusement.

Ils s’arrêtèrent.

— Je rentrais chez moi… tout simplement. Et là… une grosse voiture dans une petite rue, en face de… mon appartement. Le brouillard… Je dois avouer que tout ceci… m’a un peu refroidie, mais… ça m’a pas empêchée de monter. Ça… m’intriguait… Et c’est là que je l’ai rencontré la première fois… Rien de bien romantique, vous voyez.

— Et personne, dans la rue, à ce moment-là, qui ne vous ait vue entrer ni sortir…

Adeline respira bruyamment.

— Je ne me suis pas posé la question… mais je n’en ai pas le souvenir. Il n’y avait que… ce Christian, planté dehors… Quand je suis… sortie de là, je n’avais qu’une idée en tête… C’était de refuser et de rentrer chez moi. C’était beaucoup trop… loufoque. C’est… cette enveloppe, bourrée de fric, qui m’a convaincue. Une semaine plus tard, je me retrouvais ici…

— Et vous n’avez pas le sentiment de l’avoir aperçu avant ?

Elle secoua la tête.

— Non, non… Je ne l’avais jamais vu… C’est plutôt ce Christian qui m’intrigue…

Ils reprirent leur marche. David avait du mal à encaisser le coup. L’impression atroce que ses pas ne lui appartenaient plus. Que ces pas, on l’incitait à les faire, de la même façon qu’on l’avait poussé à venir en ce lieu étrange. Lui, mais aussi Adeline, et Cathy, et Emma.

Ils marchèrent encore une vingtaine de minutes. Aucune cabane en vue.

— Vous croyez qu’on l’a ratée ? interrogea Adeline, les mains sur les hanches, la bouche grande ouverte.

David tournait sur lui-même, bras écartés.

— Je ne comprends pas. D’ici on domine le lit du torrent, et je n’ai rien vu de l’autre côté, sur la droite. Ni traces de pas, ni fumée de cheminée… Pourtant, on a parcouru largement plus d’un kilomètre !

Il réfléchit quelques instants.

— Vous savez ce qu’on va faire, on va s’écarter l’un de l’autre d’une cinquantaine de mètres, et revenir sur nos pas. Comme ça, on pourra couvrir un périmètre plus large. On se perd pas de vue, évidemment.

Adeline reprenait son souffle, elle acquiesça.

— J’ai une drôle d’intuition, ajouta David. J’ai l’impression que cette cabane, on ne la trouvera jamais.

— Je pense exactement la même chose… Pourtant, on peut pas s’être trompés !

— Je sais… Je n’y comprends absolument rien…

Il ouvrit la bouteille de whisky.

— Vous en voulez ? Ça réchauffe…

Elle haussa les épaules.

— Allez ! Tant pis pour l’asthme !

Elle colla ses lèvres sur le goulot et se mit à biberonner.

— Eh ! Doucement ! Doucement ! fit David en lui arrachant la bouteille des mains.

Elle grimaça puis gonfla les joues. David but à son tour.

— J’ai pas trop l’habitude de ces choses-là, lui dit Adeline. Mais si on reste dans ce chalet plus longtemps, je crois que je vais me mettre à picoler. Une certitude au moins, c’est qu’on ne mourra pas de soif.

Elle regarda autour d’elle.

— Cette forêt… j’ai l’horrible sentiment qu’elle nous retient prisonniers… Qu’elle ne nous laissera jamais partir… On dirait qu’elle se bâtit autour de nous, à chaque pas que nous faisons. C’est comme un cauchemar sans fin. Je… Je commence à flipper sérieusement…

David rie répondit pas. Adeline avait raison. Leur histoire, les paysages autour d eux, semblaient se construire, en ce moment même, comme jaillis d’un livre ouvert.

Son roman. Aussi fou que cela pût paraître, tout semblait provenir de son roman… Peut-être faudrait-il le brûler…

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