20.

En d’autres circonstances, l’épopée de David dans ce feu d’artifice de verdure, au volant d’un puissant 4x4, aurait été fantastique. Des hectares de silence. Des infinis rendus violets par la réfraction de la lumière à travers la glace. Des sculptures irréelles, que seul l’hiver savait modeler. Mais les événements des dernières heures donnaient à l’endroit une tout autre tonalité. Nettement plus terne, plus macabre.

David fixait le GPS lorsque l’arrière du véhicule se mit à chasser dramatiquement. Il écrasa la pédale de frein, entraînant la masse d’acier sur le côté gauche puis, dans un contrecoup, sur le côté droit. Il plaqua ses paumes sur le volant. Qu’est-ce qui s’était passé ?… Était-il possible que…

Il descendit, l’œil rivé au sol. A ses pieds, des traces de pas de petite taille, orientées vers le chalet. Des traces de course… Des traces de fuite. Celle de la femme aux cheveux noirs.

L’héroïne, échappée de son roman. Encore elle.

David se retourna vers la voiture. Alors ses joues se creusèrent, sa gorge se serra. Pneus avant et arrière gauche crevés ! « Eh merde ! » Il souffla dans ses mains nues, contourna le véhicule. Juste pour vérifier.

Les quatre pneus étaient à plat !

De ses doigts gourds, il chassa la neige des roues, s’agenouilla, ausculta.

Des trous, en plein milieu des pneus. Gros comme des mines de stylo.

Ses muscles se contractèrent douloureusement. Il détailla les alentours, perturbé par les craquements dus aux amas neigeux devenus trop pesants pour les branches. Il se concentra. Un murmure lointain, semblable à une respiration terrifiante. De l’eau qui s’écoule…

La forêt changeait progressivement de visage. Terre d’abandon, de mystères, de meurtres… Moteur des cauchemars de jeunesse et des réveils en pleurs.

David ouvrit la portière côté passager, tira le couteau de son fourreau, puis fit quelques enjambées sur la route, à la recherche de ce qui lui avait fait perdre le contrôle du véhicule. Là-bas… Un reflet, sur le sol. Du métal. Il s’approcha avec prudence, l’arme pointée devant lui.

Alors, ses doigts se crispèrent autour du manche en ivoire.

Une herse, dissimulée sous un tas de poudreuse. Ses pointes, acérées et rouillées, barraient le chemin sur toute sa largeur.

David l’arracha du sol et la propulsa sur le côté, fou de rage. On venait de lui crever volontairement les pneus. On les avait coupés du monde.

Piégés ! Sans téléphone, sans voiture.

Il ne maîtrisait plus rien.

Il tourna sur lui-même, les poings serrés.

— Qui êtes-vous ? hurla-t-il. Qu’est-ce que vous voulez ?

Sa voix lui revint en écho.

Tapi dans les ténèbres, un fou jouait avec leurs nerfs.

Rentrer à pied, sans voiture ? Il n’osait imaginer l’état d’hystérie dans lequel cela plongerait Cathy. Il fallait trouver une solution. Et vite.

Il s’attarda de nouveau sur les empreintes. Les dessins des pneus, les pas de la fuyarde en direction du chalet. Puis d’autres traces, bien plus grandes. Des traces de raquettes. Elles montaient de la droite, et repartaient dans la même direction, entre les arbres.

Le propriétaire de la herse.

Un seul nom lui vint à l’esprit. Franz. Le colosse qui avait pénétré dans la cuisine. Celui qui avait dépecé les lapins. Qui d’autre ? Étaient-ils si nombreux à se terrer ainsi comme des bêtes recluses ?

Mais pourquoi ?

« Plus de vingt années coupé du monde », avait dit Arthur… Deux femmes, soudain, dans son environnement… La bête du désir qui se réveille. L’instinct du prédateur qui refait surface.

Ses doigts, ses oreilles commençaient à le brûler. Il retourna dans l’habitacle, enfila ses gants et son bonnet, et s’empara d’une lampe torche dans la boîte à gants qu’il plongea dans sa poche. Le GPS indiquait la B500 à cinq kilomètres de là. S’il voulait retrouver l’origine des griffes, il lui faudrait au moins une heure avant d’arriver sur place et de nouveau une heure pour revenir ici. Hors de question.

David tenta désespérément de faire repartir le 4x4. Mais les jantes patinaient. Le moteur hurlait. Rien à faire…

Il ferma la voiture à clé et retourna vers la herse.

Deux solutions.

Pister les marques de raquettes. Ou regagner le chalet, rentrer sans réponse, écrasé par les doutes et les suppositions.

Il regarda sa montre. Presque treize heures. Il lui restait encore quatre heures avant la tombée de la nuit.

Les gants, le bonnet, les après-ski, le gros blouson. Sa dernière randonnée remontait à loin, mais à l’époque, il se débrouillait plutôt bien. « C’est comme le vélo, ça ne se perd pas », se dit-il. Il serra le fourreau autour de sa taille, y plongea le poignard… Il eut alors une dernière hésitation. Cathy… Elle devait déjà être en train de paniquer. Mais bon… retard pour retard… Elle n’en mourrait pas. Il y avait plus important. Débusquer le monstre.

Il quitta le chemin et s’enfonça parmi les arbres.

La traque commençait.

Très vite, il se rendit compte qu’il faisait deux enjambées, pour une de l’individu qu’il pistait. Pentes, raidillons… Le relief luttait, comme pour écraser l’humain de fatigue. David se retourna à plusieurs reprises pour vérifier les marques de son passage. Son fil d’Ariane. Autour, le paysage défilait, identique à lui-même. Des sapins, de la neige. À perte de vue.

Sa montre. Treize heures trente. Au loin, la lisière de la forêt.

La lisière ?

Il accéléra le pas, malgré le sifflement dans sa gorge. Des bouffées de condensation jaillissaient de ses narines.

D’un coup, plus aucune végétation. Un lit immaculé. À l’infini…

Les tourbières.

Les tourbières du Wildseemoor, ensevelies sous la neige. Labyrinthe d’étroits chemins slalomant entre des étendues de boue. Là, partout, de la matière en décomposition épaisse de plusieurs mètres. Pire que des sables mouvants ou des crevasses. Un seul faux pas et c’était la mort. Une mort horrible.

Il hésita de nouveau. Du 4x4, il fallait environ deux heures de marche, à très bon rythme, pour rejoindre le chalet. Pas énormément de marge. Il s’autorisa néanmoins une demi-heure de pistage supplémentaire. Puis il rebrousserait chemin, coûte que coûte.

Il prit garde à bien poser ses pas dans les marques de raquettes. Autour, des craquements de glace. Les traces viraient à gauche, à droite, revenaient même parfois en arrière. Comment l’homme avait-il pu se repérer dans ce piège immense ?

Loin dans le ciel, les nuages s’organisaient en colonnes guerrières. David se sentait écrasé, ridicule dans cette nature démesurée.

Les empreintes… Dieu merci, il y avait les empreintes. Car à présent, il ne savait plus d’où il venait. Ni où il allait.

La neige lui montait jusqu’aux tibias. Après encore un quart d’heure d’efforts, il finit par croiser ses propres pas.

Alors il comprit, et son corps lui parut se vider de son sang.

L’autre s’était amusé avec lui. Il l’avait fait tourner en rond. Le citadin face au chasseur. L’agneau contre le loup. Qu’avait-il espéré, avec sa lampe torche et son pauvre couteau ?

Il se mit à paniquer. Il fit demi-tour et accéléra le rythme. Son jean, rentré dans ses après-ski, était mouillé jusqu’aux genoux. Ses articulations commençaient à le faire souffrir.

Atteindre la forêt, puis le 4x4, avant quinze heures. À tout prix.

Mais il retombait sans cesse sur ses propres traces. Encore, et encore, et encore…

Le fil d’Ariane était brisé.

À présent, il n’était plus question de Bourreau, de numéros, de griffes.

Mais de survie.

Le ciel virait au noir complet.

David ôta son bonnet et frotta son front trempé. Il pensa à son épouse et à sa petite fille, qui devaient l’attendre, le nez contre la fenêtre.

Une heure plus tard, lorsqu’il s’assit dans la neige, à bout de souffle, il songeait encore à elles, à quel point il les aimait. Et combien il aurait dû le leur dire.

Le froid l’enveloppait délicatement. Ses cheveux commençaient à geler.

Sa mère lui souriait, prête à lui dévoiler enfin ce secret qu’elle avait emporté dans sa tombe. Ce secret qui le rongeait, nuit après nuit.

Puis il revit Cathy et Clara, pressées contre lui. C’est toujours dans l’éclat étrange des dernières secondes qu’affluent les plus belles images, paraît-il.

Il ressentit un immense regret.

Dès lors, il sut qu’il allait mourir…

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