29.

Adeline était plaquée contre la fenêtre de sa chambre. À l’extérieur, un lynx tournait autour des carcasses, le dos bas, les oreilles dressées. Un prédateur sur ses gardes. Le soleil déclinant brossait son poil bleu-gris, ses iris jaunes furetaient au ras de la neige. C’était une bête d’une cinquantaine de kilos, aux pattes larges et disproportionnées, qu’il décrochait de la poudreuse avec cette force tranquille des tueurs aux aguets.

Il flairait la chair fraîche.

Cathy sortit dans le couloir sur la pointe des pieds et longea le mur de droite, là où le plancher craquait le moins. Les autres, alertés par les cris d’Adeline, étaient tous agglutinés à la vitre qui donnait sur le charnier.

Ils ne la remarquèrent pas.

Elle s’enferma dans les toilettes. Là, les dents serrées, elle déchira l’emballage et les plaquettes, fourra le tout dans la cuvette et tira la chasse d’eau. Puis elle resta longtemps sans bouger, le front sur l’inox glacial, les bras pendants, ankylosés.

Plus de preuves.

Mais cela ne suffirait pas. Emma possédait une arme redoutable : elle pouvait parler.

Et elle le ferait. C’était certain. Cathy se rappelait encore l’acharnement avec lequel cette folle avait poignardé Grin’ch, levant ses yeux noirs vers la fenêtre, la face barbouillée par le sang du porcelet. Une vision cauchemardesque.

Elle retourna discrètement dans sa chambre et ferma la porte. Sa tension artérielle explosait. Elle n’allait pas bien… Vraiment pas bien…

« Que faire ? Putain ! Que faire ? »

Elle fonça sur son armoire, l’ouvrit, renversa les piles de vêtements et se mit à déchirer une chemise de David, de toute sa hargne.

« Regarde ! Elle a fouillé dans nos affaires ! Tu l’as dit ! Cette fille est malade et dangereuse ! Elle a torturé Grin’ch pour nous blesser. Et maintenant, elle te raconte que je prends des cachets parce que je viens de subir une IVG ? Mais c’est du délire ! Tu ne peux pas avoir d’enfants ! Et puis, faut subir une opération ! Se faire hospitaliser ! Explique-moi quand j’y serais allée ? D’ailleurs, ces cachets, où sont-ils ? Pourquoi ne te les a-t-elle pas donnés en mains propres ? Tu ne comprends pas qu’elle cherche à nous éloigner ? Nous détruire ? Elle est cinglée ! Cinglée ! Cinglée ! »

Cathy inspira, expira profondément. Rien n’y fit. Son corps vibrait de part en part, ses veines gonflaient toutes bleues sur ses avant-bras. A peine sortie d’un sommeil forcé, elle allait tomber en hypertension. Il fallait à tout prix se débarrasser de cette terreur qui l’habitait, qu’elle ne pourrait plus cacher longtemps.

Le couloir. Déplacement en crabe, le long du mur de droite. Emma qui se tourne vers Arthur, juste à l’instant où elle passe. Moins une. Le laboratoire, enfin. L’armoire à pharmacie. Les médicaments. Antibiotiques, antiseptiques, laxatifs, Valium liquide, Calmivet… un tranquillisant vétérinaire, qu’ils utilisaient à la SPA. Il en fallait deux pour endormir un berger allemand pendant trois heures, se rappela-t-elle. A priori, pas de contre-indication pour les humains. Elle hésita, puis en avala un, sans eau.

« Ok… relax, calme-toi. La situation n’est pas si catastrophique », pensa-t-elle. Emma n’avait encore rien révélé à David, elle ne lui avait pas non plus donné la boîte. Peut-être voulait-elle juste s’amuser à lui faire peur, façon Doffre.

Ou alors, elle attendait le bon moment pour frapper. À table, ou en traître, dans son dos. N’importe quand. Elle irait voir David, lui parlerait du nombre anormal de serviettes périodiques dans le placard, et elle sortirait une tablette de comprimés d’Exacyl, qu’elle avait dû soigneusement conserver.

Elle ne les laisserait pas partir tranquilles. Impossible.

Cathy sentait que le calmant commençait déjà à faire effet. Ses épaules se détendaient. Un voile léger brouillait son champ de vision. La marée montait. Tant mieux.

Sa montre. Bientôt seize heures. Une soirée, une nuit à tenir… Après… tchao ! Entre deux, il suffisait juste qu’Emma ne parle pas.

Juste faire taire Emma.

Le brouillard s’épaississait. L’envie de s’assoupir. Elle se pinça méchamment les joues.

— Crois-moi, Emma, tu vas la fermer, ta grande gueule… dit-elle dans un souffle.

Des bruits de pas, qu’elle crut entendre dans le couloir. Étaient-ils bien réels ? Elle s’en fichait. Elle commençait sérieusement à perdre conscience.

Elle s’empara avec difficulté des deux plaquettes de Calmivet. Douze comprimés minuscules, qu’il suffirait de broyer et de mélanger au repas de ce soir. L’autre conne s’effondrerait jusqu’à perpète. Net et invisible.

— On peut savoir ce que vous fichez ici ?

Cathy se tourna lentement. Elle avait l’impression que sa vision accompagnait le mouvement de sa tête de façon décalée.

— Mal au… crâne… Ça vous étonne ? répondit-elle à Arthur.

Il jeta un œil vers l’armoire ouverte.

— Les aspirines se trouvent dans la cuisine…

Il glissa sa main sous le menton.

— … Je pensais que vous le saviez.

— Eh bien… non, je ne le… savais pas… On… ne peut pas tout… savoir…

Elle se frotta les paupières. Ça n’allait plus du tout. Une forme opaque s’approcha.

— Il paraît que David et vous avez décidé de mettre les voiles ? demanda Emma. Pas vraiment raisonnable, avec une météo pareille. Et pas très gentil non plus.

Cathy plissa les yeux. Elle crut s’évanouir.

— À quel… jeu jouez-vous ? Qu’est-ce que vous… me voulez ? bafouilla-t-elle. Fichez… nous la paix…

— Vous vous rappelez la plume de Maât ? lui répondit Doffre. L’instrument qui punit le mensonge ? Que répondrait la balance du Bourreau, si on y pesait votre cœur ? Que répondrait-elle ?

Elle n’y comprenait rien. Elle sentait qu’on l’approchait encore, comme pour l’encercler.

— Qu… Quel mensonge ?

— Votre avortement.

— Arrêtez… Arr… êtez…

Arthur lui saisit le poignet et pressa très fort, jusqu’à ce qu’elle ouvre la main. Les deux tablettes de Calmivet finirent sur le sol.

— Tiens donc… miaula la voix derrière elle. On ne chercherait pas à nous nuire ?

Cathy ne répondit pas. Elle avança en titubant jusqu’à la porte. Les parois du couloir semblaient se rétrécir autour d’elle alors qu’elle progressait. Les sons lui parvenaient comme ralentis. Elle finit assise au beau milieu du tapis rouge, à moitié inconsciente.

David accourut. Arthur tendit le bras, lui intimant de se calmer.

— Rien de grave ! s’exclama-t-il en lui montrant les plaquettes. Elle a juste avalé des calmants pour animaux. Heureusement, nous sommes arrivés à temps, avec Emma. Nous avons réussi à l’empêcher de tout ingurgiter…

David attrapa Cathy par les épaules et se mit à la secouer.

— C’est pas vrai… C’est pas vrai ! Mais… Pourquoi tu as fait ça ? Pourquoi ?

— Da… vvvv… Ze…

— Ce n’est malheureusement pas tout, ajouta Arthur en ouvrant la main.

David fronça les sourcils.

— Qu’est-ce que c’est ?

— C’est bien ce que je pensais… Tu n’es pas au courant… C’est pour cette raison qu’elle voulait en finir.

Cathy essaya de lui agripper la cheville.

— Ne… écout… pas… mentent…

— Votre épouse a-t-elle des saignements ? questionna Emma. Prétend-elle avoir ses règles, en ce moment ?

David ferma les yeux, le pouce et l’index sur le front.

— Mais qu’est-ce que vous me faites, là ?

— L’Exacyl est un médicament prescrit pour stopper les saignements vaginaux, expliqua Arthur, qui semblait se nourrir de la souffrance qu’il provoquait.

Il patienta un moment, jouant cruellement avec le silence, puis ajouta :

— On le préconise souvent à la suite d’une grossesse qui s’est mal déroulée ou d’une IVG.

— Une… une IVG ?

— Une IVG… David, ta femme s’est fait avorter juste avant d’arriver ici.

— Non mais vous délirez, là !

Adeline se tenait un peu en retrait, à côté de la porte de sa chambre. Une IVG… Le secret… le secret qui torturait Cathy… C’était ça… Elle s’adossa au mur.

Pourquoi faisaient-ils une chose pareille ? Pourquoi détruire cette famille ?

David s’apitoya sur son épouse, recroquevillée autour de sa jambe. Elle le suppliait. Elle le suppliait de ne pas écouter.

— Non, non, non, répéta David. Vous vous trompez… Ce n’est pas possible… Ce n’est physiologiquement pas possible…

Il s’agenouilla, caressa les cheveux de Cathy.

— Cathy ! Cathy ! Non ! Dis-moi qu’ils mentent !

Elle le fixa de ses yeux devenus vitreux, où des larmes froides se mirent à couler.

Alors, très vite, dans sa tête, tout s’organisa. L’état d’anxiété de Cathy, les jours précédant le départ. Ses prétendus maux de tête. Cette espèce de dégoût sur son visage, chaque fois qu’il la touchait, qu’il s’approchait d’elle. Ses règles qui n’en finissaient pas. Des signes qu’il avait ignorés, qui ne le dérangeaient pas, obnubilé qu’il était par son roman, son ordinateur, sa petite vie rangée.

« Non… Pas Cathy… Pas elle… »

— Tu… dois… pas… les croo… oire… balbutia Cathy, qui tentait de se relever.

David l’empoigna fermement et la tira jusqu’à leur chambre. Il claqua la porte avec le pied et jeta sa femme sur le lit avec une violence dont il ne se savait pas lui-même capable.

Dans le couloir, sans quitter Adeline des yeux, Arthur Doffre massa longuement le crâne d’Emma. Il la fit s’agenouiller, plongea le nez dans sa chevelure.

Adeline retourna dans sa chambre. Elle avait découvert quelque chose dans le regard d’Arthur, tandis qu’il remuait les cheveux noirs. Une flamme rouge et ravageuse. Ce même regard qui avait dû l’habiter quand il avait touché sa toison cuivrée à elle.

L’expression la plus franche et singulière du vice.

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