15.
Adeline n’avait plus éprouvé une telle pitié depuis… elle ne s’en rappelait plus. La première fois où elle avait déshabillé Doffre, voilà trois jours, son cœur s’était serré et elle n’avait pu cacher sa tristesse. Il l’avait pris avec le sourire. De sa seule main valide, il lui avait massé la nuque, comme ces pères qui encouragent leurs enfants avant leur montée sur le podium, à la fête de l’école.
Nu, Doffre ressemblait à un mannequin brisé auquel on aurait maladroitement ressoudé les pièces de mannequins plus jeunes. Certains gestes, pas forcément les plus compliqués, le simple fait de se verser un verre d’eau, ou de tourner les pages d’un livre, le faisaient se tordre de douleur, en silence. Un vivant, dans le corps d’un mort. Qu’est-ce qui avait bien pu lui arriver ? En parlerait-il de lui-même, un de ces soirs ?
Adeline vida la poche d’urine dans les toilettes. Pour Arthur, au moins, le drame se voyait. D’autres sont bien plus abîmés, à l’intérieur… Après avoir déplié une poche propre, elle l’apporta au vieil homme et se retourna, mains dans le dos, sans un mot, comme chaque fois qu’il l’enfilait.
Il avait appris à faire des mouvements extraordinaires avec son bras, son seul membre valide. Ses biceps, triceps, les muscles de son avant-bras et surtout de son épaule étaient considérablement développés. Flexion, extension, ils soutenaient, propulsaient, soulevaient. Pour s’aliter, par exemple, ce concentré de fibres, de chair et de tendons savait tirer et orienter le corps mort jusqu’à la position adéquate. À voir chaque soir Doffre se démener de la sorte, Adeline pensait au gymnaste sur son cheval d’arçons. Un architecte de la gravité.
Il était allongé sur le lit, les jambes serrées, sa prothèse posée à ses côtés, sur la table de nuit. Position du soir, position du matin.
— Tu te rappelles la première question que tu m’as posée, quand nous nous sommes rencontrés ? l’interrogea-t-il soudain.
Adeline enfila rapidement son pyjama de velours et se faufila sous la couette.
— Je ne me souviens plus vraiment. Sûrement combien ça payait ! dit-elle dans un sourire.
— Tu m’as demandé si je fumais. Et je t’ai répondu : « Uniquement après avoir couru un cent mètres. »
— Et j’ai éclaté de rire ! J’étais vraiment confuse, je ne savais plus où me mettre. Je me suis dit : « Là, c’est fini. »
Arthur lui caressa la joue, longuement. Dans ces moments-là, elle le sentait radicalement différent du serpent froid, serré dans ses costumes luxueux, qu’il se plaisait à paraître. À ses côtés, elle se sentait bien et, étrangement, en sécurité.
— Arthur…
— Elle était curieuse ta question, tu ne trouves pas ? D’ordinaire, on demande plutôt… Oui, comme tu disais, combien ça paie…
— Je ne suis pas une fille ordinaire… Mais tu l’as peut-être deviné…
— Oui, je l’ai deviné… Mais j’aurais préféré que tu m’en parles de toi-même. Je n’aime pas qu’on me cache des choses…
— Tu veux parler de mon asthme… J’ai simplement eu peur que tu ne me choisisses pas à cause de ça.
Il lui sourit. Sa main tremblante lui effleura les seins.
— Tu as essayé d’ouvrir ma malle, n’est-ce pas ?
Elle se mit à rougir.
— Je… De quoi parles-tu ?
— La malle, là-bas, dans l’angle.
— J’ai… Non ! Pourquoi tu dis ça ?
— Les molettes ont été tournées, j’avais noté la position de chaque chiffre, en arrivant ici. Cette malle sera ouverte le moment venu.
— Quel moment ?
— Il arrivera tout naturellement. Il ne faut pas précipiter les choses.
Il ferma les yeux, le visage serein, presque heureux. Comme après l’amour.
— Je peux te demander un service ? lui demanda-t-il après un long silence.
Adeline se raidit. Ça y est, on y venait. Le sexe…
— Caresse-moi les pieds… Je veux ressentir la chaleur de tes doigts. J’ai besoin de savoir qu’ils vivent encore, même si…
— Chut… murmura Adeline en se glissant sous les draps.
Et elle massa ses orteils durcis, les pressa entre ses paumes moites et douces, se demandant ce qu’il pouvait ressentir dans l’influx de ses jambes mortes.
— As-tu déjà vu un arbre mourir ? lâcha-t-il subitement en la ramenant à lui.
Elle secoua la tête, hypnotisée par les pupilles opaques qui la dévoraient.
— Le premier signe, ce sont les feuilles qui roussissent, se rétractent, puis chutent, à cause des racines, qui s’asphyxient. Dans le même temps, les branches s’assèchent, l’écorce se décroche à certains endroits. Je suis un arbre qui meurt, mon abricot.
Adeline bascula sur le côté, face à lui. D’instinct, ou tout simplement parce qu’elle en avait envie, elle lui posa un baiser sur la joue.
— Tu auras toujours des gens pour te soutenir, murmura-t-elle. Parce que, derrière cette carapace, tu es quelqu’un de bien…
— Alors, poursuivit-il, une pluie se met à tomber, une averse inespérée, glaciale et violente. L’eau dévale des cieux, à n’en plus finir, et elle pénètre le sol, se charge de minéraux, brasse l’azote, le phosphore, la potasse de la terre. L’arbre puise dans ses dernières forces, il se nourrit de cette abondance inopinée. Il a traversé tant d’épreuves dans sa longue existence ! Sécheresses, tempêtes, hivers. L’arbre ne veut pas mourir, il sait qu’il peut encore lutter, pour un dernier combat, un accomplissement suprême.
Adeline sentit son cœur se rétrécir. Doffre, face à elle, ressemblait à un oisillon tombé du nid.
— Quel accomplissement ?
— Voir germer les graines de ses propres semences.
Il avait prononcé cette dernière phrase différemment du reste, d’un ton très rude. Adeline se recroquevilla. Il lui caressa les cheveux, puis il lui poussa doucement la tête en direction de son sexe.
Deux heures du matin. La jeune fille se tournait et se retournait dans le lit, sans trouver le sommeil. Y aurait-il, un jour, un endroit où elle se sentirait en paix ? Effacer une heure, juste une heure de sa mémoire. Cette heure qui s’étirait indéfiniment, qui venait effleurer le présent. Ces soixante minutes, qui avaient peuplé ses nuits de cauchemars, qui avaient détruit sa vie.
Le mensonge.
Elle se leva et plaqua son nez contre la fenêtre. La lune se découpait dans les ramures, travaillant le relief d’ombre et de lumière. La forêt était si profonde, si hostile. Un paysage de conte, terrifiant et magnifique. Rien n’avait jamais été aussi beau, si angoissant, si loin des frontières du monde.
Franz, cet arriéré, était-il là, dehors, à les observer et à se masturber, tapi derrière un tronc ?
Elle eut envie d’un grand verre de lait chaud, comme son frère Éric avait l’habitude de lui en apporter, en pleine nuit, quand elle se réveillait en pleurs. Avant de sortir, elle s’arrêta à l’entrée de la chambre, et se pencha sur la malle. Arthur avait noté la position de chaque molette… Malin… Mais il ne serait pas meilleur qu’elle. Les codes, elle connaissait. Elle trouverait le moyen de l’ouvrir.
Elle referma doucement la porte et se faufila, pieds nus, dans le couloir. Le plancher se mit à grincer.
Une lumière cuivrée, échappée de sous l’entrée du laboratoire. Le murmure d’une mélodie. La Jeune Fille et la mort. Elle eut une pensée pour Cathy. Ça ne devait pas être facile tous les jours de vivre aux côtés de quelqu’un qui jouait comme ça avec la mort, dans son boulot, ses romans, et qui en cauchemardait la nuit… Mais question cauchemars, elle avait aussi son compte.
Dans le salon, le chêne torturé, l’obscurité… ces fenêtres, sans volets… Elle songea à tous ces films d’horreur, où des bandes de copains se font massacrer en pleine forêt. Ces trucs avec des esprits, genre vaudou… Elle décida finalement d’aller voir David dans le laboratoire.
Des aigreurs, dans l’estomac. Ces mouches, ces odeurs de clinique, le faible éclairage… La boîte de cartouches, sur une étagère… La simple idée que là, derrière la vitre, les porcs en putréfaction veillaient… Pire que le salon, en définitive.
— David ?
Affairé derrière la Rheinmetall, il ne répondit pas. Un pianiste fou, emporté par l’euphorie de sa composition. À ses côtés, une bouteille de Chivas entamée.
— Je ne vous dérange pas ?
Il se retourna brusquement, les pupilles explosées, l’acide des mots au cœur de l’iris. Il se frotta le front, avala une gorgée de whisky, puis replongea sur sa machine.
— Vous avez un sacré sens de la conversation… reprit Adeline. On dirait mon père…
Aucune réaction. Vachement sympa, le type… Elle s’avança derrière son épaule.
Il la traînait par les cheveux, cette courte chevelure brune qui ne ressemblait plus qu’à un sac de nœuds. Elle n’avait même plus la force de hu…rler, compléta-t- elle par la pensée, alors qu’il tapait ce dernier mot. Elle observa les cadres de mouches. Des nécrophages… Nourries de chairs pourrissantes… « Alors c’est toi, le responsable du massacre ? » songea-t-elle en se penchant vers la photographie d’un des scientifiques. Un véritable colosse, barbu, lunettes de soleil, qui posait entre les carcasses. « T’as pas l’air très catholique, avec ton petit masque vert. Bienvenue à MacabreLand ! Qu’est-ce qui peut bien te pousser à exercer un métier aussi morbide ? » Et lui, Miller ? L’empailleur de morts. Jamais elle ne dormirait aux côtés d’un type pareil. Et en plus, il était séduisant. Ça cachait forcément quelque chose.
Au moment de sortir, elle marqua un temps d’arrêt. Puis revint sur ses pas. La photographie… Le géant masqué…
Elle la tira de son cadre.
— David ?
— Deux secondes ! Deux secondes !
Il se retourna, agacé. Il empestait le whisky.
— Écoutez Adeline, j’ai besoin de me concentrer ! J’ai horreur qu’on me dérange quand j’écris !
Elle lui planta le cliché sous le nez.
— Vous vous souvenez, Christian, le chauffeur ?
— Christian, oui… Et ?
Elle posa son ongle sur le colosse.
— Regardez la main droite de ce mec. Il lui manque l’index… Vous voyez ? Comme Christian…
— Faites voir.
Il s’empara du cliché.
— Sacré sens de l’observation… Ceci dit, hormis la carrure, il ne lui ressemble pas du tout.
— Normal, avec des lunettes, une barbe, un masque…
Adeline reprit la photo, vexée, et considéra de nouveau l’entomologiste. David lui agrippa soudain le bras et récupéra le cliché.
— Vous avez vu ! Là ! À l’arrière !
Adeline se pencha.
— Ouais, une date. Et alors ?
Poussée d’adrénaline. David fouilla dans le dossier, dans un état proche de la transe. Une photographie. Celle d’un crâne. Le crâne du deuxième enfant.
Il plaça les deux photos en vis-à-vis, l’une pile, l’autre face. 10-10-05. 101005…
10-10-05, la date sur la photo de l’entomologiste. 101005, le tatouage sur le crâne de l’enfant.
— C’est quoi ce môme ? chuchota Adeline en grimaçant. Un truc du Bourreau dont Arthur n’arrête pas de parler ? Ce type qui faisait couper des morceaux de chair et les pesait sur une balance ? C’est horrible…
David replongea dans ses papiers, l’esprit en feu.
— Il tatouait des numéros sur les enfants des victimes. Des numéros… Non, attendez, c’est pas possible… C’est une coïncidence. … Ça peut être qu’une coïncidence…
Adeline s’approcha et lui posa la main sur l’épaule.
— David… Vous commencez à me faire peur.
Il s’empara d’un autre cliché. Celui d’un garçonnet. Une partie du crâne rasée. Un numéro. Six chiffres qu’il connaissait par cœur.
— Là ! Bon sang ! Non ! C’était sous mes yeux !
Il se précipita dans le salon. Lumière. L’escabeau, qu’il récupéra dans l’arrière-cuisine. Le chêne. Adeline, paniquée, le suivit.
— Expliquez-moi, bordel !
David escalada les marches, vitesse grand V. Sa chemise, imbibée de sueur, sortait de son jean.
— Cette marque, en haut du tronc ! Vous vous rappelez la date ?
— Je ne me souviens plus. 1700 et quelques ?
David palpa l’inscription dans laquelle on avait coulé de l’argent, qui, avec les siècles, s’était oxydé en une couleur noire.
— Alors ? s’impatienta Adeline.
— Oktober 1703 ! 101703 ! Le nombre tatoué sur le premier enfant ! Le fils de Pascale et Georges Dumortier !
La jeune femme resta quelques instants sans voix.
— Bon, OK ! Pas de panique ! Vous n’êtes quand même pas en train de me dire que les numéros qu’un tueur en série s’amusait à tatouer il y a plus de vingt-cinq ans sur des crânes d’enfants se… se retrouvent ici, dissimulés dans ce chalet ?
— Pas dissimulés ! Sous nos yeux ! Et dans l’ordre ! D’abord celui-ci, que Cathy a remarqué lorsque nous sommes arrivés. Puis la date sur la photo de l’entomologiste… Le deuxième môme…
Une fois au sol, David se frotta les mains l’une contre l’autre. Les bambins épargnés… Les pulsations cardiaques… Les numéros… Le chêne torturé…
— Mais merde, ça ne vous effraie pas ? Qu’est-ce que ça veut dire ? l’agressa Adeline. Répondez ! Mais répondez, putain !
Un effroyable craquement roula dans le tronc, et se libéra contre la charpente, qui vibra sur toute sa longueur. David sursauta. Adeline sentit sa poitrine se rétracter. Ça allait exploser. L’asthme…
— Retournez vous coucher, lui conseilla David, plaquant son oreille sur l’écorce glacée à la façon d’un médecin écoutant le pouls au stéthoscope. Je ne sais pas ce qui se passe ici, mais ces nombres… Je crois que vous devriez les ignorer… Il faut les ignorer…
Et il resta là, seul, dans la nuit.
Il souriait.
La peur ne se fuit pas. Elle se vit…
Et il adorait ça.