33.

Ce fut d’abord l’odeur de brûlé qui arracha David de son sommeil. Il décolla la joue du bureau, l’esprit embrumé, des battements à l’intérieur de son crâne. Dans un mouvement de panique, il se cogna violemment la main contre la machine à écrire.

Devant lui, des flammes, des formes, une silhouette repliée, presque immobile. Lorsque les pupilles de David se contractèrent, que le brouillard éthylique se dissipa, il distingua vaguement une femme maigre. Emma, assise sur le sol, une poubelle devant elle.

Du puits métallique s’élevait une faible lumière.

David secoua la tête, les paumes sur les tempes, s’assurant qu’il ne cauchemardait pas.

Non, la brune maigrichonne se trouvait bien là, à quelques mètres de lui. Elle brûlait des feuilles, la bouche serrée, les lèvres pincées, malgré les boursouflures. Des veines saillaient en racines puissantes sur son cou disproportionné. Elle avait passé son pull lacéré, ainsi que son jean trop large pour ses jambes squelettiques.

La pure réincarnation d’un monstre mythologique.

— Inutile de dire quoi que ce soit, prononça-t-elle d’une voix très dure, sans le regarder. Ce que vous avez fait est impardonnable.

Des boules de papier étaient disposées devant elle, les unes derrière les autres et régulièrement espacées, façon obsédée du détail inutile. À côté, une pile de feuilles.

— Ce que j’ai du mal à comprendre, c’est pourquoi vous vous en prenez à moi, même dans cet état pitoyable, ajouta-t-elle de cette même voix monocorde. Je vous ai fait quelque chose de mal ?

David se frotta les paupières. Les paroles d’Emma résonnaient douloureusement dans sa tête. L’horloge indiquait deux heures et quart du matin.

— Qu’est-ce que vous fichez ici… marmonna-t-il sans vraiment réussir à prendre un ton interrogatif. Vous allez… dégager, et vite fait…

Elle ne répondit pas. Un silence effrayant. Un vide spirituel d’où pouvait se libérer une violence inouïe.

David se plaqua contre le dossier de son siège. Tout lui revenait en mémoire, crûment. Cathy… L’IVG… Leur dispute dans la chambre. Son délire face à la machine à écrire. La présence floue d’Adeline… Les photographies des enfants, entre ses mains. Son héroïne Marion, cachée sous le lit… Les bottes du Bourreau… Le matelas soulevé… Puis plus rien. En apercevant la bouteille de whisky, il comprit rapidement la raison de son trou noir.

Il jeta un œil sur sa droite. Son tas de pages. Disparu. Il prit enfin conscience de ce qui se produisait en face de lui.

Elle était en train de brûler son livre !

— Imbécile ! Qu’est-ce que vous faites ! hurla-t-il en se redressant.

Il s’apprêtait à lui sauter à la gorge. Mais il s’arrêta net.

L’impression d’une entaille dans le larynx.

À dix centimètres du genou droit d’Emma, le fusil. Bien luisant. La gueule noire du canon orientée dans sa direction.

Il dessaoula instantanément et eut l’instinct de ne pas paniquer.

Elle continuait à détruire les feuilles. La fumée s’élevait, de plus en plus dense.

— Écoutez Emma, je… je suppose que vous avez une bonne raison de ruiner mon travail mais… Arthur risque de ne pas apprécier. Ce livre lui appartient.

— Arthur est au courant… répondit-elle.

— Pardon ?

— C’est lui qui a eu cette excellente idée. Arthur a toujours de bonnes idées.

Un rictus de mauvais clown agita sa lèvre épaisse.

— Non ! Arthur y tient plus que tout ! Il n’aurait jamais fait une chose pareille !

— Oh que si !

Elle mentait ! Elle mentait forcément ! Tout son travail anéanti, devant ses yeux. Le Bourreau qui redevenait poussière. Comment Arthur pouvait-il la laisser faire ?

— Nous avons lu et relu très attentivement vos dernières pages, reprit Emma. Celles que vous avez rédigées cette nuit… Et nous avons été incroyablement déçus.

— Ce… Cette nuit ?

Emma commençait à s’agiter. Assise en tailleur, elle oscillait d’avant en arrière.

— Oui, cette nuit. Vous ne pouvez imaginer à quel point vous nous avez blessés.

— Je… n’y comprends rien… Je ne me souviens plus de… de… ce que j’ai tapé, bafouilla David. J’avais beaucoup bu et…

— Ah ! Alors vous rejetez la faute sur l’alcool ! Mais vous êtes quelqu’un de responsable, monsieur Miller ! Personne ne vous a forcé à boire !

Les veines se démultipliaient partout sur son corps. David croyait voir une déséquilibrée, échappée d’un hôpital psychiatrique.

— Vous avez tenté de me tuer ! continua-t-elle. Et si… si je m’étais écoutée, je vous… je vous… je vous aurais déjà placé une balle au beau milieu du front !

David sentit que ses jambes se mettaient à flageoler. Emma pouvait exploser à n’importe quel moment. Aussi instable qu’un bâton de nitroglycérine.

— Emma, je… je ne saisis pas bien. Comment pouvez-vous dire une chose pareille ? Vous tuer ? Mais…

Emma plaça sa main à plat sur la crosse du fusil. David pensa un instant à plonger sur le côté, mais se ravisa aussitôt. Cette folle devait être aussi souple et rapide qu’un lièvre.

— Écoutez Emma… ça a peut-être un… un rapport avec ce que j’ai écrit, mais… mais ce n’est que de la fiction ! Ces personnages ne sont pas réels !

— Et moi, je suis quoi ? De l’encre sur du papier ? Vous avez intentionnellement remplacé le prénom de Marion par le mien ! Pour me faire mal !

— Je… Je n’avais plus toute ma tête, improvisa-t-il. Avec… avec l’annonce de mon épouse, ça… ça m’a fait un vrai choc… Je… Je vous en ai voulu, à Arthur et à vous, c’est pour ça que…

Elle déplia violemment la jambe et percuta la poubelle, qui roula sur le côté. Des flocons noirs s’envolèrent dans la pièce.

— Vous m’en avez voulu ? Vous m’en avez voulu de vous dire que votre femme vous avait trompé ? Qu’elle avait avorté dans votre dos ? Mais… Mais vous auriez dû me remercier ! Vous auriez dû m’aimer pour ça !

— Vous… Vous aimer ? Mais Emma !

La colère qui déforme le visage. Les lèvres qui se chargent d’un voile d’écume. Emma leva le fusil, puis le reposa. Deux, trois fois d’affilée…

Elle se décida finalement. L’arme décolla du sol. Elle empoigna fermement le Weatherby, le canon braqué vers le bureau.

David comprit qu’il lui restait une fraction de seconde pour sauver sa vie.

— Emma ! Emma ! Vous… Vous avez bien fait de tout me raconter ! Emma, vous… vous avez eu raison !

Elle épaulait.

— Il est chargé à bloc, au cas où vous vous poseriez la question, grogna-t-elle. Quatre balles, les unes derrière les autres.

David estima les possibilités qui s’offraient à lui. Impossible d’atteindre la folle sans contourner le bureau. S’emparer de la Rheinmetall et la lui balancer à la figure ? Elle lui aurait explosé le crâne bien avant.

— Je sais que j’ai eu raison, dit-elle en maintenant sa visée. Mais vous êtes incapable de comprendre ça. Vous n’êtes qu’un sale égoïste !

— Emma ! je n’ai jamais voulu vous…

— Ouvrez le tiroir !

David s’exécuta. Il n’y avait plus que quelques feuilles.

— Prenez la page du dessous et lisez les dernières lignes !

— Emma ! Votre accent allemand ! Où est passé vo…

— Liseeeeeeeez !

— Je… Non, Emma ! Je ne veux pas lire. Ce… Ce n’est pas une bonne idée.

L’index sur la détente.

— D’accord ! D’accord !… « Doffre mourut étouffé, la bite entre les lèvres. Quant à Emma… elle mourut aussi, la bite dans la main. Fin. Roman dédié à Arthur Doffre et à Emma Machin. Votre serviteur, David Miller. »

David tremblait. Il posa la page devant lui, sans quitter la Furie des yeux. Elle ne laissait plus passer aucune expression sur son visage, mais ses pommettes saillantes et les mouvements convulsifs de ses mâchoires lui donnaient un aspect terrifiant. Un magma volcanique. Un diable, dans un corps de porcelaine.

— Quand on surprend un chien qui défèque, on l’attrape et on lui plonge le nez dans ses excréments pour s’assurer qu’il ne recommencera jamais.

Puis elle se tut et éteignit la lumière. David fut alors ébloui par le faisceau d’une lampe torche sur son visage. Il ferma à moitié les yeux et tenta de se protéger du rayon lumineux.

Cette fille était folle, d’une folie dévastatrice, guidée par la volonté de détruire. Mais elle ne l’avait pas encore tué… Cette lampe torche, dans la figure… Sinistre présage… Elle allait le faire souffrir.

À ce moment-là, David eut la certitude qu’il était arrivé malheur à sa famille. Tant de silence, autour. Pourquoi Cathy et Clara ne réagissaient-elles pas, malgré les hurlements d’Emma ? Et Adeline ?

— Emma… Dites quelque chose… Je vous en prie… Qu’est-ce que… vous attendez de moi ?

Comment trouver les mots, les gestes qui ne la heurteraient pas ? Comment apaiser cette colère immense ?

Aveuglé, il ne distinguait plus qu’une forme noire.

— Emma, je vais me lever, ramasser cette corbeille et… brûler tout ça. Je… Il faut que je les brûle moi-même. Je vais le faire pour… pour vous prouver que je regrette sincèrement mon erreur. Et je réécrirai cette histoire. Rien que pour vous. Une… Une histoire qui vous plaira…

— Ce serait trop facile, rétorqua-t-elle durement. Il faut que vous pesiez le poids de chaque mot que vous avez écrit. Alors, ces sept pages d’obscénités, vous allez les bouffer jusqu’au dernier gramme de papier.

— Non, Emma ! Je…

La voix jaillie de l’obscurité prit soudain des intonations militaires.

— Un conseil, fermez-la et obéissez. Vous ne pouvez vous en prendre qu’à vous-même. À personne d’autre ! Nous ne sommes pas responsables de vos conneries.

Elle semblait au bord de la rupture. David savait qu’elle était décidée, qu’elle irait jusqu’au bout.

S’il n’obéissait pas, il était mort.

Il ramassa la feuille sur le bureau et en déchira un minuscule morceau qu’il enfonça dans sa bouche. Son palais se tapissa d’un film d’encre écœurant. Il mâcha le papier jusqu’à le liquéfier, avant de l’avaler dans une grimace.

— S’il vous plaît, Emma… C’est infect. Je…

Le pinceau de la lampe se mit à osciller. Emma se leva. David sentit soudain le canon du Weatherby sur son front.

Elle poussa une feuille vierge vers lui.

— Une de plus à chaque fois que vous ouvrirez le bec.

— Non Emma ! Non ! Je…

Deuxième feuille, en plus des sept qu’il devait ingurgiter.

— Croyez-moi, ça ne me fait pas plaisir de vous traiter de la sorte. Mais si nous ne nous fixons pas de règles, d’ici un mois, ce sera l’anarchie. Nous avons énormément de travail pour y parvenir, David Miller, mais nous y arriverons. Je suis sûre que nous y arriverons…

De quoi parlait-elle ? Elle était complètement tarée. Quel travail ? Parvenir à quoi ? Un mois ! Un mois ! Elle ne comptait pas le tuer ! Elle allait l’empêcher de partir ! Le retenir dans cette prison, d’une manière ou d’une autre. Christian ! Il ne reviendrait peut-être jamais !

Il déchira un autre morceau de papier et avala l’infect mélange d’encre, de bois et de cellulose. Emma s’était de nouveau éloignée, en position de tir.

Pourquoi Arthur l’avait-il laissée brûler le manuscrit ? Par rage ? Lui qui tenait tant à ce livre ?

Il y avait là quelque chose que David ne comprenait pas, la brume était encore trop épaisse. Cependant, une chose était certaine, Arthur utilisait Emma pour le retenir, l’emprisonner, comme il s’en était servi pour tuer Grin’ch. Il profitait de son instabilité psychologique, de ses emportements violents, afin de la manipuler.

Par l’intermédiaire d’une folle que lui seul pouvait contrôler, il marchait et agissait à nouveau.

Bien mieux qu’un simple roman.

Emma, les vêtements lacérés, à bout de force, était arrivée au bon moment. Une malade, genre schizophrène, qui se retrouve nez à nez avec un psychologue, dans l’endroit le plus paumé du monde… Et Emma, qui, à présent, parlait le français le plus pur, sans une pointe d’accent…

Une horrible pensée venait de naître sous son crâne. Elle se dissipa un moment… Sa gorge le faisait souffrir terriblement. L’impression que sa langue avait triplé de volume. Cette torture, qui s’ajoutait à la déshydratation liée aux effets de l’alcool. Il fallait boire. Impérativement.

Réclamer sans parler.

D’un mouvement très lent, il prit le stylo à côté de la machine à écrire et, sur une feuille vierge, il nota : « De l’eau ». Puis il repoussa le papier devant lui, ainsi que le stylo.

Le stylo, parce qu’il voulait vérifier quelque chose. Quelque chose d’impensable et qui, pourtant, pouvait fournir une explication à cette histoire de dingues.

Ses doigts tremblaient. Il glissa ses mains sous le bureau.

Emma approcha d’un pas prudent. L’œil jaune de la lampe se balançait dans l’obscurité. Soudain, David s’étrangla et recracha un mélange d’encre et de pâte gluante.

Elle s’empara de la note, alors qu’il s’étouffait.

« Ramasse ce stylo ! pensa-t-il en crachant encore. Ramasse ce putain de stylo et écris-moi un mot ! Juste un mot ! »

— Et la phrase magique ? se moqua-t-elle en repoussant la feuille dans sa direction.

Il ajouta, en s’essuyant la bouche avec un mouchoir : « … s’il vous plaît. »

— Vous n’aurez pas d’eau, prononça-t-elle d’une voix neutre. La punition doit être appliquée jusqu’au bout.

Il voulut reprendre le stylo mais elle se recula.

— Mangez ! exigea-t-elle en chassant d’un geste violent le tas de feuilles sur le sol. Goinfrez-vous de vos âneries !

Alors quelle l’humiliait, elle s’obstinait à le vouvoyer. Le ton était cependant devenu définitivement agressif. Au bord de l’explosion.

Les yeux en larmes, David fourra des lamelles dans sa bouche et il avala…

Emma le regardait sans pitié.

Longtemps après, elle lâcha enfin :

— Je pense qu’on devrait faire une petite escapade dehors, tous les deux. Je crois que je devrais vous pendre par les pieds et vous couper le sexe pour vous l’enfoncer dans la bouche. Oui, c’est ce que nous allons faire.

David avait les mains sur l’estomac. La tête lui tournait, et il avait de la peine à respirer.

— Emma… Vous… Je vous ai obéi… J’ai tout mangé… Jusqu’au dernier gramme… implora-t-il, les lèvres et la langue noires.

— Vous n’avez fait que réagir à la menace. Pour préserver votre vie. Mais vous me prenez vraiment pour une idiote, sale petit égoïste ? Une Dummkopf ? Une i-diote ?

Elle sortit de l’ombre et visa sa poitrine.

— Tournez-vous et sortez de la pièce !

— Emma ! Pitié…

— Tournez-vooooooooous ! hurla-t-elle, défigurée.

Il obtempéra, les bras levés, tandis qu’elle se plaçait derrière lui. Devant, le couloir de la mort. La porte de sa chambre, fermée à clé. Ils s’arrêtèrent devant celle d’Emma. Plus loin, l’éclat de l’acier. Puis deux yeux scintillants.

— Arthur ! Je vous en prie ! Dites-lui de…

Le vieil homme partit en marche arrière et disparut dans l’ombre.

— Arthur ! Arthur !

Un coup de crosse dans les reins le cassa en deux. Emma le propulsa contre la porte.

— Entrez là-dedans !

Il était au sol. Il la supplia du regard.

— Je vous en prie… Ne leur faites pas de mal…

— Tout aurait pu être si simple, David… Mais il a fallu que vous fassiez votre forte tête…

Elle le frappa à nouveau d’un coup de pied phénoménal dans les testicules. Il rampa à l’intérieur de la pièce.

— Arthur va m’aider… Oui, Arthur va m’aider… lui dit-elle. Nous y arriverons, mon chéri… Nous avons tout le temps qu’il faut pour ça…

Elle referma à double tour. David roula sur le plancher, à la limite de l’asphyxie.

Quand il baissa les paupières, dans un éclair de douleur atroce, il comprit la raison de sa présence dans cet enfer de verdure, où aucun de ses cris ne pouvait être entendu.

Un piège démesuré.

On ne viendrait pas le secourir. Jamais.

Il poussa le gémissement d’une bête, qu’on s’apprêtait à abattre.

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