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Lennon surveillait l’appartement depuis une heure en ressassant des pensées dans sa tête. Les volets étaient toujours fermés, aucun changement manifeste depuis le mois de mai. Il pestait souvent contre lui-même de rester là dans sa voiture à l’endroit qui offrait le meilleur angle d’observation, jusqu’à se haïr parce qu’il se comportait en voyeur, ni plus ni moins.

Pire encore, il se torturait à l’idée d’avoir été absent justement la nuit où tout s’était joué. La veille de la disparition de Marie, garé à cette même place, il avait vu un homme grand et mince frapper à sa porte. Lorsqu’elle le laissa entrer, Lennon partit en trombe, manquant de heurter un autre véhicule. Le lendemain, il apprit que l’inconnu n’était autre que Gerry Fegan, un tueur notoire, et qu’il avait été arrêté à la suite d’une bagarre avec un autre voyou devant l’appartement.

Lennon alla trouver l’inspecteur principal Uprichard et lui demanda ce qui s’était passé. Celui-ci téléphona pendant que Lennon attendait. Il hocha la tête, émettant quelques bruits de gorge pour acquiescer. Après avoir raccroché, il ne parla pas tout de suite. Puis il sourit : « Mieux vaut laisser ça de côté. »

Mais Lennon ne suivit pas son conseil, du moins pendant quelque temps. Il posa des questions, chercha à obtenir des faveurs, tenta de faire parler les petits truands. Tout ce qu’il apprit, c’est qu’elle était partie brusquement, avec la petite fille.

Sa petite fille.

Depuis, il s’efforçait de ne plus y penser, d’accepter qu’il avait perdu sa fille pour toujours, mais de temps à autre, il faisait quand même un détour par Eglantine Avenue. S’il trouvait une bonne place pour se garer, comme aujourd’hui, il restait parfois assis dans sa voiture à regarder la maison.

La fenêtre au-dessus de l’appartement de Marie s’alluma. Un jeune homme tenant une cigarette roulée entre les lèvres apparut un bref instant et abaissa les stores au tissu défraîchi. Une idée surgit dans l’esprit de Lennon. Il la repoussa. Elle résista. Sachant pourtant qu’il allait commettre une erreur, il céda à son impulsion.

Il descendit de son Audi, verrouilla les portières, et s’approcha de la maison. Trois boutons de sonnette à la porte. Le premier, qui correspondait à l’appartement de Marie, ne portait aucun nom. Celui du milieu indiquait « Hutchence ». Lennon le pressa du pouce pendant cinq secondes, puis fit un pas en arrière.

Le store de la fenêtre fut remonté et la fenêtre soulevée. Le jeune homme se pencha. « Oui ?

— Police, dit Lennon. Je voudrais te parler. »

Le jeune homme se cogna la tête contre le panneau supérieur de la fenêtre en reculant brusquement. Lennon entendit les chuchotements paniqués d’au moins trois personnes à l’intérieur. Sans doute n’était-ce pas du tabac qu’elles étaient en train de fumer.

La tête du jeune homme apparut à nouveau. « Je peux voir votre carte, s’il vous plaît ? demanda-t-il avec la voix fluette d’un gamin de douze ans.

— Si tu veux. » Lennon sortit son portefeuille, l’ouvrit et le montra. « Mais tu ne dois pas distinguer grand-chose de là-haut.

— Je descends dans une minute », dit le jeune homme dont le timbre monta encore d’une octave.

En l’attendant, Lennon contempla le minuscule jardin. Marie se chargeait de l’entretenir, bien que ce ne fût probablement pas une obligation. À présent, feuilles mortes et détritus s’entassaient dans les coins, et durant l’été l’herbe avait poussé entre les fissures du béton.

Une lumière éclaira la vitre qui surmontait la porte. Lennon plaqua une expression menaçante sur son visage pour effrayer le jeune homme lorsqu’il ouvrit la porte et lui brandit sa carte sous les yeux. Dans le silence, on entendit le bruit d’une chasse d’eau que l’on tirait à l’étage.

Le jeune tenta un petit sourire. « John Lennon ?

— Inspecteur John Lennon. Mes amis m’appellent Jack. Mais pour toi, je suis inspecteur Lennon. Compris ? »

Le sourire du jeune homme s’évanouit. « Compris.

— Ton nom, c’est Hutchence ?

— Oui.

— Prénom ?

— David.

— Tu fais quoi dans la vie ? Tu es étudiant ?

— Oui.

— À Queen’s ?

— Oui.

— Il y a une fête chez toi, David ?

— Non ! » Le jeune homme leva les mains. « Je suis avec mes colocataires. On n’a même pas mis de musique, rien. »

Lennon se pencha pour respirer son haleine. « Tu as fumé quelque chose ?

— Juste des clopes. » Hutchence pressa ses mains tremblantes l’une contre l’autre tandis qu’on entendait à nouveau le bruit de la chasse d’eau.

Lennon entra dans le vestibule. « Tu es ici depuis combien de temps ?

— Deux semaines, dit Hutchence en reculant comme si on l’avait bousculé. Les cours ne commencent que lundi. »

Lennon s’avança jusqu’à l’escalier. Il vit un autre jeune s’éclipser sur le premier palier. Sans doute l’un des colocataires. « Qui habite au dernier étage ? demanda-t-il.

— Personne pour l’instant. Mais il paraît que d’autres étudiants vont arriver la semaine prochaine. »

Lennon désigna la porte de l’appartement du rez-de-chaussée. « Et là ?

— Il n’y a personne non plus. Le propriétaire a dit que les locataires étaient partis en voyage. »

Lennon essaya de tourner la poignée. Verrouillée, bien sûr. « Est-ce qu’il y a parfois des gens qui passent ?

— Non, je n’ai jamais… Ah si ! » Le visage de Hutchence s’illumina comme s’il venait de remporter un prix. « Quelqu’un a pris le courrier la semaine dernière. Il y avait un gros tas, là-bas. » Il désigna une étagère un peu plus loin, au-dessus du radiateur. « On est sortis un soir, et quand on est rentrés, il n’y était plus. Vous voulez le téléphone du propriétaire ?

— Non. » Lennon avait contacté ce dernier peu de temps après la fermeture de l’appartement et n’en avait rien tiré. Il tendit une carte de visite au jeune. « Si quelqu’un vient, entre dans l’appartement pour prendre quelque chose, ou n’importe quoi, tu m’appelles. D’accord ? Et je ne dirai pas que j’ai senti une odeur bizarre chez toi. »

L’étudiant esquissa un timide sourire et hocha la tête.

« Pas la peine de me raccompagner », dit Lennon.

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