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« Que faisiez-vous hier chez Jonathan Nesbitt ? » demanda l’inspecteur principal Gordon, les mains croisées sur le bureau.

Dan Hewitt se taisait, debout au coin de la pièce.

Lennon regarda les deux hommes tour à tour. « Je voulais juste l’interroger.

— À propos de quoi ? »

Lennon chercha à inventer un prétexte. Mais Gordon enchaînait déjà : « Je vous ai renvoyé chez vous hier pour que vous vous reposiez, pas pour harceler un honnête homme comme Jonathan Nesbitt.

— Je n’ai fait que poser des questions.

— Quelles questions ? » Gordon n’attendit pas la réponse. « Si vous allez frapper aux portes en montrant votre carte, vous avez intérêt à ce qu’elles aient un rapport avec mon enquête en cours. Était-ce le cas ? »

Mal à l’aise, Lennon se tortilla sur sa chaise. « Pas directement.

— Pas directement. » Gordon pinça les lèvres. « En d’autres termes, “pas du tout”. »

Hewitt s’éclaircit la gorge. « Jack, on sait pourquoi tu es allé chez Nesbitt, et quel genre de questions tu lui as posé. M. Nesbitt en a informé son contact à la Branche Spéciale hier après-midi. Mes collègues n’étaient pas très contents. Et ce n’est pas la première fois que j’interviens en ta faveur.

— Vous lui devez une fière chandelle, dit Gordon en indiquant Hewitt. J’étais prêt à vous retirer de mon équipe. Il a réussi à m’en dissuader, mais vous marchez sur des œufs maintenant. Compris ? »

Lennon hocha la tête en soupirant.

Gordon se pencha en avant. « Compris ?

— Oui. »

Gordon se radoucit. « Écoutez-moi. Vous êtes un excellent policier. Vous devriez déjà être inspecteur principal et en bonne voie pour commander votre propre unité. Si vous ne faites aucun faux pas, vous avez encore une belle carrière devant vous. Ne vous égarez pas à cause d’intérêts personnels. »

Lennon ne put soutenir son regard. « Oui, répéta-t-il.

— Bien. Allez-y, rassemblez les éléments fournis par la police scientifique. C’est ce que j’attends de vous. »

Lennon se leva et gagna la porte. Dans le couloir, il fut rattrapé par Hewitt.

« J’ai à te parler. »

Lennon s’arrêta. « Qu’est-ce qu’il y a ?

— Je t’ai rendu service aujourd’hui, Jack. » Hewitt parlait à voix basse, sans élever le ton. « Tu ne sauras peut-être jamais ce que je t’ai évité.

— Donc, je suis ton débiteur, répondit Lennon en s’éloignant.

— Et je m’apprête à t’en rendre un autre. »

Lennon se retourna. « Ah oui ? Lequel ? »

Hewitt alla ouvrir la porte de la pièce qui abritait la photocopieuse. Après avoir jeté un coup d’œil à l’intérieur, il invita Lennon à le suivre.

Lennon entra à son tour. « Alors ? Quel service ?

— Te conseiller de laisser tomber. »

Lennon sourit malgré lui. « C’est drôle, tu es la deuxième personne qui me dit ça depuis hier. »

Hewitt se décomposa. « Qui d’autre ? »

Lennon mit les mains dans ses poches. « Un petit oiseau.

— Bon sang, Jack. S’il te plaît. Dis-moi que tu vas laisser tomber. » Hewitt s’approcha d’un pas. « Tu sais qu’ils ne rigolent pas, à la Branche Spéciale. Ils te baiseront à la première occasion.

Ils ? Tu veux dire nous. Hein ?

— Ne me mets pas dans cette position, Jack. Je me suis mouillé pour toi aujourd’hui, une fois de plus. Quoi que tu en penses, j’ai toujours été ton ami, et je le suis encore. Laisse tomber. »

Lennon serra les poings dans ses poches. « Mais enfin, c’est de ma fille qu’il s’agit ! Elle et sa mère ont disparu il y a plusieurs mois. Je sais que Marie était mêlée à ce règlement de comptes, l’histoire avec McGinty. Personne ne l’a vue depuis. Comment veux-tu que je laisse tomber ? »

Hewitt réfléchit en marchant de long en large. Il s’arrêta, hocha la tête. « Très bien. Je vais te dire une chose, une seule. Mais promets-moi que tu laisseras tomber. »

Lennon sortit les mains de ses poches et plia les doigts pour les détendre. « Je t’écoute.

— Promets-le-moi.

— Je ne peux pas. »

Hewitt le dévisagea fixement. « Promets-le-moi. »

Lennon s’appuya contre la photocopieuse. « Eh merde. D’accord. »

Hewitt marqua un temps d’arrêt. « Tu as raison, reprit-il. Marie était mêlée au règlement de comptes.

— C’est pas vrai… », soupira Lennon.

Hewitt leva les mains dans un geste d’apaisement. « Pas directement. Elle a déménagé par simple précaution. Je ne sais pas où elle est, mais…

— Je ne te crois pas.

— Jack, je…

— Bon sang, tu appartiens à la C3, la Branche Spéciale. Ne me dis pas que tu ne sais pas où elle est.

— Elle est en sécurité. Marie McKenna et sa fille — ta fille — sont en sécurité. C’est tout ce que je peux te dire. Elles ne risquent rien. D’accord ?

— Où sont-elles ?

— Elles ne risquent rien, répéta Hewitt. Tu n’as pas besoin d’en savoir plus. »

Au comble de la frustration, Lennon se retint de balayer un tas de papiers posé sur la photocopieuse. Il croisa les mains derrière sa nuque et prit une grande inspiration.

« Encore une chose », dit Hewitt.

Lennon expira. La tête lui tournait. « Quoi ?

— Mais ça ne signifie rien.

— Quoi donc ?

— N’essaie pas d’interpréter. Ce n’est qu’une coïncidence. »

Lennon laissa retomber ses mains. « Parle, bordel.

— L’avocat. Patsy Toner. »

Lennon sentit son sang se glacer. Il veilla à ne montrer aucune réaction. « Et alors ?

— Il a un appartement près de Springfield Road. Une femme a été agressée dans son immeuble la nuit dernière aux alentours de vingt-trois heures. Elle a le nez cassé et ne se souvient de rien. La porte de Toner a été enfoncée. Il a disparu. »

Lennon s’essuya la bouche du revers de la main.

« Tu as posé des questions à son sujet, dit Hewitt. Je le sais par un indic. Tom Mooney, au pub de McKenna. Il a rapporté à l’un de mes collègues que tu étais venu l’interroger. »

Lennon pensa nier, mais à quoi bon. « C’est juste », répondit-il.

Hewitt brandit un doigt menaçant. « Arrête ta petite enquête. Ce qui s’est passé hier n’a rien à voir avec lui, ni avec Marie McKenna, compris ? Patsy Toner fréquente toutes sortes de voyous. Ses ennuis ne regardent que lui. Si je te raconte tout ça, c’est pour t’éviter de chercher une conspiration qui n’existe pas, même si un imbécile quelconque te mettait sur cette piste. Laisse tomber, je te dis. »

Lennon considéra le visage de Hewitt, ses yeux gris, les rides autour de sa bouche. Avait-il vraiment apprécié ce type-là, y compris autrefois, à Garnerville ?

« Dis-moi que tu renonces, insista Hewitt. S’il te plaît. »

Lennon déglutit péniblement et hocha la tête. « D’accord. Je renonce. »

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