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Le Voyageur quitta la chaussée à deux voies et s’engagea dans un lotissement de constructions récentes. Grosses maisons de six ou sept pièces, chacune avec son allée goudronnée, quatre-quatre et breaks dans tous les coins. Il pénétra dans un cul-de-sac et gagna l’aire circulaire qui permettait de faire demi-tour au fond. Les freins de la vieille Volkswagen couinèrent quand il s’arrêta.

Au moins, Hewitt lui avait trouvé une automatique. Changer les vitesses l’aurait tué, avec son poignet. Il plia et déplia les doigts sur le bandage puis fit rouler son épaule pour déplacer la douleur. À l’endroit où l’aiguille à tricoter avait percé la peau, il avait l’impression que la chair s’était resserrée autour de l’os.

Il descendit de voiture. Devant le paillasson qui barrait le seuil d’une maison, un chat le regardait. Il inspecta l’impasse tout autour, cherchant une lumière ou un rideau qui tremblait. Satisfait, il ouvrit le coffre et, comme Hewitt l’avait promis, découvrit le long sac contenant son matériel, semblable à un sac de cricket rempli de battes et de protections. La corde en plastique qui le maintenait fermé n’avait pas bougé. Il s’étonna que Hewitt n’y ait pas jeté un coup d’œil. La corde ne servait qu’à décourager les femmes de ménage des hôtels. De l’extérieur, nul n’aurait pu reconnaître la forme de la carabine enroulée dans des couvertures.

Il examina les environs. Suivez Shore Road, avait dit Hewitt. Le long du front de mer, jusqu’aux bateaux.


Les lampadaires de la marina jetaient des lueurs orange et jaunes sur les bateaux amarrés ; certains, de petite taille, d’autres plus grands et dotés de puissants moteurs. Ça puait l’argent. Pas étonnant que le loyaliste gère ses putes ici. Le Voyageur fit le tour du bâtiment à pied pour répertorier les dangers. Il n’en releva aucun. Le loyaliste qui avait donné l’adresse et laissé les clés dans la boîte à gants de la Volkswagen avait été grassement payé, mais mieux valait faire gaffe quand même.

Tenant le Browning près de lui, le canon pressé contre sa cuisse et les munitions dans sa veste, il retourna de l’autre côté de l’immeuble, à l’endroit où les rares résidents permanents garaient leurs véhicules sous la surveillance des lampadaires. Quatre voitures en tout, à quoi s’ajoutait maintenant la Volkswagen. La plupart des appartements étaient loués uniquement lors de week-ends d’escapade ou pendant les vacances. Le loyaliste avait expliqué qu’il n’y aurait personne d’autre à son étage. On pénétrait dans l’immeuble par une porte vitrée que protégeait un auvent. Le Voyageur essaya la première des trois clés qu’on lui avait fournies : impossible. À la deuxième tentative, il se glissa à l’intérieur. Un hall propre et discret, un ascenseur. Il préféra monter à pied et grimpa l’escalier quatre à quatre.

Sixième et dernier étage. Il scruta le couloir par la vitre de la porte. Éclairage tamisé, pas le moindre mouvement. Il ouvrit le battant, le plus doucement possible, mais celui-ci craqua malgré tout. À part ça, aucun bruit. Rien ne bougeait derrière la première des quatre portes, sous laquelle passait un rai de lumière. Sans lâcher la poignée, il s’engagea dans le couloir et avança à pas feutrés sur l’épaisse moquette.

Deuxième porte à droite ; il reconnut un 4 et un B. Il s’approcha en surveillant le mince trait faiblement éclairé. Aucun bruit ne montait de l’autre côté du battant, pas même celui d’une télévision. Il colla son oreille contre le bois. Silence. Par l’œilleton, il ne vit que des ombres déformées. Il recula pour examiner la porte. Solide. En chêne, apparemment, différente des autres. Sans doute de fabrication spéciale.

Il inséra la première clé dans la serrure et fit la grimace en entendant le cliquetis du pêne. La porte accusa le lest. Il se prépara à utiliser la clé qui faisait coulisser le cylindre central. Elle entra sans heurt, tourna aisément. La porte s’ouvrit. Et buta moins de cinq centimètres plus loin. Un braillement d’enfant à l’intérieur, une voix qui lui chuchotait de se taire. Le Voyageur poussa plus fort… Une chaîne, tirée à son maximum.

Un chuchotement effrayé, l’enfant qui pleurait, une course de pieds en chaussettes sur le tapis. Il donna un coup dans la porte de son épaule valide. Autant s’en prendre à un mur. C’était une chaîne solide, du bon boulot de serrurier, pas la daube qu’on trouvait au rabais dans les grandes surfaces. Des portes claquèrent de l’autre côté, puis encore des pas. Il regarda par l’ouverture. Les ombres s’agitaient à présent.

« J’ai une arme, cria la voix de la femme.

— Moi aussi. Je parie que la mienne est plus grosse.

— J’ai appelé la police.

— Vous avez fait vite.

— Je suis en train.

— Ça ira, avec le flingue et le téléphone en même temps ? »

Le Voyageur leva le Browning. Il recula, engagea une cartouche dans la chambre, puis, solidement campé sur ses jambes, tira dans la porte en visant la chaîne de l’autre côté. Une autre cartouche, une deuxième explosion… Quand la fumée se dissipa, il s’aperçut qu’il n’avait pas causé autant de dégâts qu’il l’imaginait. Il s’approcha pour examiner le trou, de petite taille. Le bois était fendu tout autour mais l’acier résistait. Il regarda à l’intérieur.

Sur le seuil d’une pièce, une main tremblante tenait un pistolet. Un Glock ressemblant à celui que Hewitt lui avait donné. Il distinguait mal la silhouette de la femme dans l’encadrement de la porte et entendit une respiration sifflante, un gémissement. Un éclair jaillit de la gueule du pistolet. Il s’écarta d’un bond. Pas la peine. La balle toucha l’acier à plus de trente centimètres au moins de l’endroit où se trouvait son œil un instant auparavant.

« Faudrait vous entraîner un peu, avec ce machin, fit-il remarquer. Vous tirez comme un pied. Ça sert à rien d’appeler les flics maintenant. Je suis sûr que les voisins vous ont doublée.

— Alors, allez-vous-en, dit-elle d’une voix mal assurée.

— Non, je crois pas… Ouvrez-moi cette porte et je serai pas trop méchant avec la petite. Je peux pas vous promettre plus. »

Encore une détonation, comme un coup de poing dans la porte. Il entendit des sanglots déchirants. « Bon, je vous ai laissé une chance. »

En inspectant la porte, il vit où était accrochée la chaîne. Il leva son Browning, chargea, tira deux fois. Le métal commençait à se tordre. Il rechargea, à l’affût du bruit des sirènes malgré l’écho assourdissant qui s’attardait dans ses oreilles. L’enfant poussait des cris stridents au fond de l’appartement, auxquels se mêlait le gémissement aigu causé par le coup de fusil. Ces salopards de flics lui avaient piqué ses bouchons d’oreilles.

La plainte fut noyée par la sonnerie d’un portable.

Le Voyageur fit un pas en arrière, puis se projeta en avant et envoya son pied droit de toutes ses forces dans la porte. Le battant s’ouvrit et alla cogner contre le mur. Il rechargea, à demi aveuglé par la fumée. La sonnerie se tut. Il leva son arme en repérant la femme qui s’était reculée craintivement vers le salon.

Elle ne bougeait pas. Il s’approcha et distingua les taches rouges qui criblaient sa joue. Une fleur d’un rouge plus vif au-dessus de son sein droit. Elle inspira, toussa. Les yeux qu’elle fixait sur lui étaient pleins de peur et de haine.

Derrière elle, dans le salon, le portable sonna à nouveau. L’écran teintait la pièce d’une lueur blafarde. L’appareil en vibrant glissait sur la table basse.

« Laissez, je vais répondre », dit le Voyageur.

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