9

Fegan savait qu’il était suivi. L’homme, grand, les épaules carrées, le talonna jusqu’à la gare de Grand Street. Il était presque six heures du matin, le soleil n’était pas encore levé, et en montant dans la rame, Fegan vit l’homme entrer dans un autre wagon d’où il le surveillerait à chaque arrêt pour descendre en même temps que lui.

Mais il perdait son temps. Fegan prévoyait de se rendre jusqu’à Columbus Circle et de se promener dans le parc à l’aube. Il avait à peine fermé l’œil de la nuit, poursuivi par les paroles onctueuses et les sourires grimaçants des frères Doyle. Au petit matin, il s’était donc décidé à sortir.

Une fois dans le métro, il s’assit et ouvrit son livre. Pas très gros, une centaine de pages au plus. Il se l’était procuré peu après son arrivée à New York. En marchant dans Bleecker Street, étourdi par l’immense ville qui trépidait autour de lui, il avait remarqué une petite boutique. Revenant sur ses pas, il lut l’enseigne au-dessus de la porte. Greenwich Judaica. Il entra.

Il ne se souvenait pas du titre, mais après avoir parlé au jeune libraire, celui-ci dénicha un exemplaire de Yosl Rakover Talks to God[9], dans le rayon des livres d’occasion. Fegan l’avait déjà lu deux fois, s’attardant sur chaque mot de la même manière que lorsqu’il fréquentait l’école des Frères chrétiens à Belfast. Il n’avait jamais été grand lecteur. Se surprenant à articuler les mots avec ses lèvres, il porta la main à sa bouche pour se retenir.

Fegan aimait lire dans le métro. Pas dans le silence de sa chambre humide et froide. Ni dehors dans les lieux publics, trop bruyants. Mais le bringuebalement régulier du métro lui convenait. Du reste, il fallait bien poser son regard quelque part. Les premiers temps, il s’étonnait de voir les gens s’endormir dès qu’ils s’asseyaient, ou même fermer les yeux en s’accrochant à la barre. Puis il fit de même.

Victor Gonzalvez, électricien brésilien aux fortes épaules poilues, appelait ça « la narcolepsie de New York ». Plutôt que d’éviter constamment de croiser le regard des autres, mieux valait fermer les yeux et rester dans son monde. Mais les rêves et les visions de la nuit surgissaient alors derrière les paupières de Fegan. C’est pourquoi il préférait lire.

Il fut projeté en avant quand le métro ralentit bruyamment. Une voix neutre annonça dans le micro « 59e Rue, Columbus Circle ». Il fourra le livre dans sa poche, descendit et emprunta les couloirs pour remonter à la surface. Chaque fois, en percevant dans l’escalier la brise qui portait les bruits et les odeurs de la ville, il se sentait excité comme un enfant.

Il était suivi, et alors ? Les Doyle pensaient qu’il quitterait la ville. Ce qu’il ferait. Mais pas tout de suite. Avant, il voulait réfléchir. Concevoir un plan. Pas question de céder à la panique et de s’enfuir sans savoir où aller. Quand il serait prêt, il partirait. Peu importait alors qu’il soit pris en filature. Il retournerait peut-être à Boston, où il avait séjourné un mois avant de venir à New York. Ou à Philadelphie.

Il était 6 h 30 passées maintenant, et les premiers rayons du soleil s’allumaient derrière les tours, à l’est de Central Park. Dans le palais de verre du Time Warner Center se reflétait l’aube encore hésitante. Fegan y était entré une fois et s’était senti d’une extrême pauvreté, dans cet univers de boutiques fréquentées par des femmes à l’élégance sévère et des hommes d’affaires raides dans leurs costumes. Il n’avait aucune envie d’y retourner. Tout autour, les taxis jaunes déchargeaient des clients qui commençaient tôt leur journée de travail. Fegan attendit que la circulation lui permette de traverser et se dirigea vers l’imposant Maine Monument, à côté de l’entrée du parc. Il se retint de regarder derrière lui.

Empruntant le sentier qui s’engageait sous le couvert des frondaisons, il hésita. Les feuilles viraient au rouge et au jaune de l’automne, mais il était encore trop tôt pour qu’elles tombent. On continuait à le suivre. Bien que Fegan en eût conscience, il n’entendait plus rien, dans la clameur de la ville qui s’éveillait. Agacé de sa propre inquiétude, il continua son chemin. S’il se dépêchait, il atteindrait Umpire Rock juste à temps pour voir le soleil se lever sur les somptueux immeubles de Park Avenue.

Brusquement, quelqu’un approcha derrière lui en courant. Il se raidit. Mais les pas se déplacèrent sur sa droite. Un joggeur matinal le dépassa en laissant un large espace entre eux. L’inconnu poursuivait la chasse. Fegan risqua un regard par-dessus son épaule. Dans la faible lumière, il crut distinguer une silhouette massive, mais c’était surtout une présence qu’il percevait. Il continua de l’avant, les mains enfoncées dans ses poches, poings serrés. Il ne pouvait pas…

Oh mon Dieu, elle brûle, l’enfant brûle, oh non, faites que ça s’arrête, elle brûle…

Fegan trébucha, manqua de perdre l’équilibre. Une montée de bile lui envahit la bouche. Il toussa, s’étrangla, serra les bras contre son ventre pendant que la vision déclenchait un affolement dans sa poitrine. Un autre joggeur venant un sens inverse ralentit sa course, hésita…

Mon Dieu, s’il vous plaît, ne la laissez pas brûler, je vous en prie, elle s’étouffe dans la fumée, elle brûle…

Les jambes de Fegan se dérobèrent sous lui, il tomba en avant. Son épaule gauche heurta le bitume, il s’érafla la joue et vomit, la gorge et les narines brûlantes. Le joggeur s’arrêta, se balança un instant d’un pied sur l’autre, puis le rejoignit.

« Monsieur ? demanda-t-il en s’accroupissant près de Fegan. Vous avez besoin d’aide ?

— Elle brûle », dit Fegan.

Le joggeur fit signe à quelqu’un que Fegan ne voyait pas. « Monsieur ! Excusez-moi ! Cet homme a un malaise. Vous avez un portable ? »

Celui qui suivait Fegan s’approcha, déconcerté, courbant ses larges épaules.

« Vous avez un portable ? demanda le joggeur. Moi, je ne prends jamais le mien quand je cours.

— Euh…, fit seulement l’autre en se tournant vers l’entrée du parc.

— Monsieur, insista le joggeur. Cet homme a besoin d’aide. Vous avez un portable pour appeler une ambulance ? »

L’autre tâta ses poches en regardant tout sauf Fegan, à terre. « Euh, je… Je ne sais pas… Je…

— Vous en avez un ou pas ?

— Non…

— Vous voulez bien rester avec lui pendant que je vais chercher de l’aide ? »

Celui qui suivait Fegan soupira et hocha la tête.

« Il faut le redresser, dit le joggeur. Aidez-moi… »

L’autre homme attrapa Fegan par les jambes, tandis que le joggeur le retournait en lui soutenant la tête. Fegan sentit qu’on le manipulait…

Elle brûle, les flammes la dévorent, la petite, oh non, pas elle…

Le pied droit de Fegan se détendit et frappa le genou de son poursuivant, qui poussa un hurlement au moment où l’articulation sautait. Fegan se releva d’un bond, bouscula le joggeur et l’envoya au sol, puis partit en courant, la gorge en feu, les yeux noyés de larmes. Il courut jusqu’à ce que ses jambes et ses poumons n’en puissent plus.

Загрузка...