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« Il ne lâche rien », déclara l’inspecteur principal Gordon.

Debout dans la minuscule cuisine, Lennon regardait Ellen jouer. Il cala le téléphone contre son épaule. « Et les empreintes digitales ? »

Gordon semblait fatigué. « Rien non plus. Les échantillons d’ADN ont été envoyés, mais je n’ai pas beaucoup d’espoir. Toutes les coordonnées qu’il nous a données sont celles de personnes réelles, des hommes de son âge. Il en a mémorisé une bonne dizaine. Ses vêtements sont neufs et proviennent de Dunnes et de Primark. Son portefeuille ne contenait que des espèces, des livres sterling et des euros, plus une carte-clé d’un hôtel dans University Street. On attend l’accord de la direction pour fouiller la chambre. Ça ne devrait pas tarder… J’aurai peut-être besoin de vous.

— Non, répondit Lennon. Je ne veux pas laisser Marie et Ellen.

— Où sont-elles ? Et vous, d’ailleurs ? Où êtes-vous ?

— Je ne peux pas vous le dire. Pas avant qu’on sache qui est ce type, et qui l’a envoyé.

— Je comprends, dit Gordon. Bien qu’elles soient en sécurité maintenant, puisqu’on le tient. Je vais essayer de mettre quelqu’un d’autre sur la fouille, mais je préférerais que ce soit vous.

— Je croyais que j’étais en congé, dit Lennon. Ce sont vos ordres.

— Les choses ont changé. Du reste, je ne me fais pas d’illusions. On ne découvrira rien dans la chambre. Avec un homme aussi prudent, la femme de ménage n’aura rien vu non plus.

— Et sa voiture ?

— On a trouvé une Mercedes Estate dans le parking de l’hôpital et on l’a fait remorquer jusqu’à Ladas Drive. L’équipe est toujours en train de la démonter. Pour l’instant, on n’a récolté que des bouteilles d’eau vides et des mouchoirs en papier sales. Elle est immatriculée dans le comté de Meath, mais d’après la Garda Síochána, les plaques proviennent d’une Mercedes accidentée il y a cinq ans.

— Pas d’armes ?

— Non, sauf le Desert Eagle qu’il avait sur lui et une recharge.

— C’est tout ?

— Affirmatif. »

Lennon réfléchit. « Il a peut-être une cache quelque part à Belfast. Ou un ami chez qui il stocke du matériel.

— Possible. Bon, j’y retourne. Je vais essayer de le cuisiner là-dessus. Si ça donne quelque chose, je vous rappelle.

— Attendez…, dit Lennon avant que Gordon ne raccroche.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Dan Hewitt.

— Et alors ?

— Il l’a interrogé lui aussi ? » Gordon ne répondit pas. « Est-ce qu’il l’a interrogé ?

— Il a assisté aux séances. Et il est allé le voir dans sa cellule pour demander une précision sur l’un des noms qui nous a été fourni. Le suspect est devenu agressif, Hewitt a été obligé de le neutraliser avec une bombe lacrymogène. À quoi pensez-vous ?

— Je n’ai pas confiance en lui.

— L’inspecteur principal Hewitt est votre officier supérieur, dit Gordon. Il ne vous appartient pas d’avoir confiance en lui ni de le juger. Il est aussi membre de la Branche Spéciale, ce qui le situe quelque part entre moi et Dieu Tout-Puissant dans votre hiérarchie. Le sujet est clos, compris ?

— Soyez prudent.

— Assez ! »

Lennon écouta la respiration de Gordon. Il eut l’impression que celui-ci partageait son avis mais qu’il ne pouvait le reconnaître à voix haute. « D’accord. Oubliez ce que j’ai dit.

— C’est déjà fait, répliqua Gordon. Je vous tiens au courant. »

Lennon glissa le téléphone dans sa poche et retourna au salon. Marie somnolait sur le canapé en cuir, une couverture remontée jusqu’au menton. Elle n’avait pas beaucoup dormi la veille et son visage en portait les traces. Les cernes bruns sous ses yeux racontaient aussi que le sommeil la fuyait depuis plusieurs mois.

Il prit place dans le fauteuil aussi silencieusement que possible et fit la grimace quand le cuir craqua. Assise par terre, Ellen leva les yeux et sourit. Elle avait dessiné, puis découpé d’autres silhouettes qu’elle disposait à présent dans diverses positions selon le scénario qu’elle leur faisait jouer sur le tapis.

« C’est ta maman ? demanda Lennon en montrant l’un des personnages.

— Mmm, acquiesça la fillette.

— Et là, c’est toi ?

— Mmm.

— Tu ne m’as pas mis dans ton jeu, moi ? » Ellen secoua la tête. « Pourquoi pas ?

— Je sais pas.

— Mais Gerry Fegan, il y est.

— Mmm.

— Tu l’aimes bien, Gerry ? »

Ellen sourit. « Mmm.

— Et moi, tu m’aimes bien ? »

Ellen fronça les sourcils. « Je sais pas.

— Tu pourrais. Si tu me laisses une chance. »

Ellen s’essuya le nez sur sa manche, renifla, et ne répondit rien.

« Dans le temps, j’étais bon en dessin, reprit Lennon. Quand j’étais petit. Je n’ai pas continué, mais je me débrouillais plutôt pas mal. J’ai remporté des prix.

— Comme quoi, par exemple ?

— Une fois, j’ai gagné une coupe. Une autre fois, une médaille. Et aussi un bon-cadeau pour un livre. »

Ellen empila soigneusement ses personnages, signifiant ainsi qu’elle avait fini de jouer. « Fais-moi un dessin », dit-elle.

Lennon prit le bloc-notes et les crayons qu’elle lui tendait. « Que veux-tu que je te dessine ? »

La fillette se tordit les mains en réfléchissant. « Moi », répondit-elle.

Lennon choisit le crayon à papier. Se rappelant les cours d’art plastique qu’il avait suivis un quart de siècle plus tôt, il dessina un œuf à l’envers et le divisa en plusieurs parties pour placer les yeux et la bouche.

Ellen se tenait près de lui, appuyée contre l’accoudoir. Elle se mit à rire. « Ce n’est pas moi, ça.

— Attends. » Il traça l’ovale des yeux, la courbe de la bouche, le nez qui ressemblait tant à celui de sa mère. Il esquissa ensuite les pommettes et ajouta des cheveux sous forme de longues lignes sombres. « Tu vois ? »

Ellen rit encore, puis se couvrit la bouche comme si elle avait laissé échapper un secret.

Lennon ramassa le crayon jaune par terre. La mine était émoussée mais ferait l’affaire. Il remplit les interstices pour figurer les mèches blondes de la fillette. Depuis quand n’avait-il pas dessiné ? Il avait arrêté en même temps que l’école. Tenant le bloc-notes à bout de bras, il considéra son œuvre. Pas si mal… Il montra le dessin à Ellen.

« Voilà. Tu vois ? C’est toi. »

Ellen sourit en lui prenant le bloc-notes. Elle s’allongea à plat ventre, saisit le crayon orange et dessina des rayons orange autour de son visage, jusqu’à transformer son portrait en un soleil au centre d’un ciel uniformément blanc.

« Qu’est-ce que c’est ? demanda Lennon.

— Du feu. Ça brûle.

— Quel feu ? Tu as vu un incendie ? »

Ellen attrapa le crayon rouge. « Quand je fais des cauchemars. Ça brûle. Après, je me réveille et ça ne brûle plus.

— Ils te font peur, ces rêves ? »

La fillette posa son crayon, baissa la tête et se cacha les yeux dans ses mains. Sa respiration rendit un son étouffé par l’épaisse moquette.

« Excuse-moi, dit Lennon. Tu n’es pas obligée de me raconter. Ce n’est rien. Les cauchemars ne peuvent pas te faire de mal.

— C’est ce que je lui ai dit », intervint Marie.

Le cœur de Lennon s’accéléra. « Tu es réveillée. »

Marie étira son long corps sous la couverture. « Je pense qu’elle ne me croit pas. » Elle tendit la main vers sa fille. « Viens, chérie. »

Ellen renifla et abandonna son matériel à dessin par terre. Marie souleva la couverture. Lennon perçut une vague chaleur, un soupçon de parfum. Ellen grimpa sur le canapé et se blottit près de sa mère qui rabattait sur elle la couverture pour l’envelopper et la serrer dans ses bras. La chaleur céda place au froid, le parfum se dissipa, et Lennon se demanda s’il n’avait fait que les imaginer.

« Quelle heure est-il ? » demanda Marie.

Lennon regarda sa montre. « Un peu plus de cinq heures.

— Tu n’es pas obligé de nous tenir compagnie. Personne ne sait qu’on est ici, hein ? À part cet homme. La porte a l’air solide. Tout ira bien.

— Je préfère rester.

— Et si je ne veux pas ?

— Je reste quand même.

— Putain… » Marie soupira en fermant les yeux. « Voilà à quoi je suis réduite. Je ne veux pas me retrouver encore une fois en position de demoiselle sans défense. »

Ellen sortit la tête de la couverture. « Tu as dit un gros mot, maman.

— Tu as raison, ma chérie. Pardon. »

Satisfaite, Ellen s’enfouit à nouveau contre sa mère.

« Elle valait le coup ? demanda Marie. Cette femme… Vu ce que ça t’a coûté ?

— Non, répondit Lennon sans hésiter.

— Alors, pourquoi ? »

Lennon sentait la peur et le désir qui enroulaient leurs tentacules autour de son cœur. Il avait imaginé cette conversation des milliers de fois. Pesant ses mots, il poursuivit : « Parce que j’ai été lâche. »

Marie releva la tête. « Bonne réponse. Continue.

— Je me suis comporté comme un gamin. Je n’étais pas prêt pour… ça. Être adulte, partager des choses sans penser toujours à moi d’abord. J’avais peur. Wendy m’a fourni une échappatoire. Avec le recul, j’ai compris qu’elle n’était que cela : un moyen facile de prendre la fuite. Un moyen lâche. Toi et moi, c’était peut-être de la folie. Je ne sais pas. Ça n’aurait peut-être jamais marché. Je n’étais pas assez mûr, sans doute. Quoi qu’il en soit, j’aurais pu réagir autrement. Tu ne méritais pas ce que je t’ai fait. Ellen non plus. Prends-le comme tu veux, mais je suis vraiment désolé. »

Marie fixait un point, très lointain, par-dessus l’épaule de Lennon. Plusieurs minutes s’écoulèrent. Elle ne bougeait pas, respirant doucement dans le salon silencieux, avec le souffle régulier d’Ellen en contrepoint tandis que la fillette glissait dans le sommeil.

« Ça se présente mal pour mon père, reprit-elle enfin. Il va probablement avoir une autre attaque, ce n’est qu’une question de temps. Et ce sera la fin. À partir du moment où j’ai commencé à te fréquenter, il ne m’a plus parlé. La plupart des membres de ma famille non plus. On a tous les deux morflé parce que tu étais flic.

« Je lui ai fait manger de la crème glacée, tout à l’heure. Il me regardait. Je ne sais pas s’il me voyait vraiment, mais je me suis demandé ce qu’il pensait. Je me suis rendu compte que je ne le connaissais pas, en fait. Mon propre père. J’étais assise à côté de son lit de mort… et je ne le reconnais plus. »

Une larme s’échappa de l’œil de Marie, roula sans bruit sur sa joue et tomba dans les cheveux d’Ellen.

« Tu pourras la voir si tu veux, dit-elle. Après, quand on aura retrouvé une vie normale. Ça ne me dérangera pas. Si tu veux.

— J’aimerais bien, répondit Lennon. Merci.

— De rien. Mais ne la laisse pas tomber. Jamais.

— Non. Je te le jure. »

Marie ferma les yeux et se renfonça dans le canapé en serrant Ellen dans ses bras. Quand leurs deux respirations s’accordèrent et que les paupières frémissantes de Marie montrèrent qu’elle rêvait, Lennon se leva et sortit dans le couloir. Il entra dans la salle de bains, referma la porte derrière lui, la verrouilla et ouvrit le robinet.

Pour la première fois depuis seize ans, caché par le bruit de l’eau qui coulait, Jack Lennon pleura.

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