7

Les hommes qui gardaient la porte du Lavery’s hochèrent la tête quand Lennon entra. Le bar était plus propre ces temps-ci, plus clair. L’endroit avait peut-être perdu de sa clientèle à cause de la loi anti-tabac, mais la qualité de l’air s’en trouvait indéniablement améliorée. Ce haut lieu de la jeunesse estudiantine de Belfast semblait aussi avoir vieilli. Aucun effluve de cannabis, coupes de cheveux moins audacieuses, code vestimentaire assagi. Lennon prit place sur un tabouret au comptoir et se laissa aller à une pincée de nostalgie, en se remémorant le temps où ses amis et lui claquaient ici tout l’argent de leur bourse en bolées de cidre.

Lennon obtint sa licence de psychologie à l’université de Queen’s. Il aurait pu envisager un master en sciences, peut-être même un doctorat, si les choses s’étaient passées autrement. Mais il ne put même pas assister à la cérémonie de remise des diplômes. Pour l’occasion, sa mère avait fait le voyage de Middletown, près de la frontière, jusqu’à Belfast où elle s’acheta une robe chez Marks & Spencers en contractant un emprunt à la Credit Union.

Il la revoyait encore déambuler dans le salon de la maison, inquiète de savoir si la robe lui allait bien, si le tissu tombait droit, si le vêtement la faisait paraître plus mince. Lennon et son frère aîné Liam se regardaient du coin de l’œil, las de lui répéter qu’ils la trouvaient très belle.

« Mais elle est chère, disait-elle en se mordant la lèvre avec angoisse. Je ne veux pas gâcher tout cet argent si elle ne me va pas. » Et elle les menaçait du doigt. « Ne me dites pas qu’elle me va bien si ce n’est pas vrai.

— Elle est superbe, maman », assura Liam en se levant. Il avait de larges épaules qui étiraient sa chemise, et un œil au beurre noir à cause d’un coup de crosse lancé malencontreusement par un coéquipier dans un match de hurling. Du moins, c’est l’explication qu’il avait fournie à sa mère. « Ne t’inquiète pas juste pour une histoire d’argent.

— “Juste” une histoire d’argent ? Non, mais écoutez-le. On verra comment tu en parleras quand tu élèveras tes gosses. Une chose est sûre, c’est que j’ai donné jusqu’à mon dernier sou pour envoyer celui-là à l’université. Et il a tout dépensé à boire de la bière et à fréquenter. »

Elle disait « fréquenter », sans complément d’objet.

Lennon fit mine de s’offusquer. « C’est à cause du loyer, protesta-t-il, car la bourse couvrait à peine les frais.

— Mon œil », rétorqua sa mère, qui ne parlait jamais grossièrement.

Une semaine plus tard, la veille de la cérémonie de la remise des diplômes, elle rapporta la robe chez Marks & Spencers et l’échangea contre un modèle noir pour l’enterrement de Liam, ou plutôt de ce qu’il en restait.

Lennon avait porté le cercueil de son frère. Si léger, lui semblait-il. Seize ans s’étaient écoulés depuis. Le silence de ce moment surgissait encore dans sa mémoire quand il s’y attendait le moins.

Il revint au présent, chassa le souvenir, et regarda autour de lui dans le bar. Il était encore tôt, la place restait à prendre. Il avait passé une heure dans la salle de sports du commissariat, puis était rentré chez lui pour se doucher et avaler un plat micro-ondes avant de ressortir. Il avait quelque chose à fêter. Demain, il voyait l’inspecteur principal Gordon et se trouverait probablement nommé dans une unité de la MIT d’ici à la fin de la semaine. Une vague nausée le prenait à l’idée que Dandy Andy Rankin s’en tirerait avec une condamnation pour coups et blessures. Mais il pourrait s’arranger avec sa conscience, du moment qu’il retrouvait ses fonctions.

Il n’y avait pas de touristes au Lavery’s aujourd’hui — un soir de semaine —, seulement des clients venus se remémorer leurs anciennes beuveries d’étudiants. Lennon fit signe à la serveuse, une fille menue aux cheveux teints en noir.

« Une pinte de Stella », demanda-t-il en posant un billet de cinq livres sur le comptoir.

Deux guitaristes accordaient leurs instruments dans un coin. Une femme testait le micro à coups de « un-deux-trois », « un-deux-trois ». Elle était grande, presque autant que Lennon, avec une masse de cheveux blonds bouclés. Le panneau à l’extérieur annonçait « Nina Armstrong ». Tandis qu’il l’observait, ses admirateurs se rassemblèrent tout autour. Tant d’hommes qui rivalisaient pour retenir son attention, ce serait trop d’efforts. Dommage. Elle était jolie, dans le genre hippie.

Les musiciens se mirent à jouer. La fille avait une voix claire, mélodieuse, et les guitaristes se défendaient plutôt pas mal. D’autres clients arrivèrent, par deux, par trois, puis en groupes plus importants. La Stella lui brûlait la langue. Il détailla les femmes, remarqua leurs défauts.


Il s’éveilla au son d’une toux rauque de fumeur. À travers ses paupières, la lumière prenait la forme d’un terrible mal de tête. Il s’obligea pourtant à ouvrir les yeux, malgré la douleur, et la vit debout, en déshabillé et string, un briquet dans une main, une cigarette dans l’autre. L’espace d’un instant, il se demanda ce qu’elle comptait utiliser comme cendrier, puis remarqua le verre de vin à moitié plein sur la table de nuit, dans lequel flottaient trois mégots.

« Putain, regarde dans quel état tu es », dit-elle. Son rire se mua en une quinte.

Il avait oublié comment elle s’appelait. Un prénom irlandais. Ce n’était pas une Prod[7]. Siobhan ? Sinead ? Seana ? Il se frotta les yeux en fouillant sa mémoire. De la veille, il se souvenait seulement l’avoir entendue lui crier à l’oreille qu’elle était infirmière au Royal, pendant qu’il plongeait les yeux dans son décolleté.

« Bonjour », marmonna-t-il.

Bon sang. Elle était brute de décoffrage. Je dois avoir perdu la main, songea-t-il, et cette idée lui fit peur. Il tendit le bras. « Passe-moi une taffe.

— Je croyais que tu ne fumais pas.

— C’est vrai. » Il claqua des doigts dans sa direction.

« Alors, juste une, d’accord ? Il me reste plus de clopes. »

Elle s’approcha du lit et lui glissa la cigarette entre les lèvres. Il tira une bouffée, inhala, sentit la brûlure, toussa. La tête lui tournait. « Putain », grogna-t-il.

Elle rit. Sa poitrine tressautait dans son déshabillé. La vision trouble, dans l’odeur du tabac et du sexe, Lennon remarqua le nœud celtique[8] qu’elle portait tatoué sur le sein gauche et se demanda s’il pourrait remettre le couvert, mais décida de s’abstenir. Redressant péniblement la tête, il regarda le réveil derrière elle. Huit heures. Dans une heure, il devait retrouver l’inspecteur principal Gordon à son bureau.

« Bordel, dit-il en repoussant la couette. Il faut que je me bouge.

— Tu peux me ramener chez moi ?

— Où ça ? » Il posa les pieds par terre.

— Tu n’as rien écouté de ce que je t’ai raconté hier soir ? » Elle désigna ses seins. « Y avait que ça qui t’intéressait, hein ? »

Il soupira. « C’est où ?

— Beechmount Parade. À côté des Falls.

— Non. Faut que je me pointe au boulot à neuf heures, sinon je suis dans la merde. J’ai pas le temps d’aller jusque là-bas.

— Au boulot ? » Debout, un bras en travers du ventre, elle pointa sur lui sa main qui tenait la cigarette. « Tu m’as dit que tu étais pilote de ligne.

— J’ai dit ça ?

— Un peu, oui ! »

Il soupira.

« Alors, t’es quoi ? Ce n’est pas un petit employé de bureau qui pourrait se payer un appart’ pareil. » Elle alla ouvrir le rideau à la fenêtre. « Avec vue sur la rivière et tout. Trop classe… Alors, tu fais quoi, exactement ?

— Tu n’as qu’à prendre un taxi », dit-il pour toute réponse. Il montra son jean par terre. « Regarde dans mon portefeuille, j’ai de l’argent.

— Ben voyons. » Elle prit le jean et en sortit le portefeuille. « Tu m’as bien embobinée, t’as eu ce que tu voulais. Et moi, maintenant, je me démerde, c’est ça ? »

Elle ouvrit le portefeuille et sourit. Un sourire qui s’évanouit aussitôt. Tournant vers lui le portefeuille ouvert, elle montra la photo. « C’est qui ?

— Ma fille. »

Le sourire revint, hésitant. Il la sentit troublée. « Elle a quel âge ? Un an ?

— Cinq. Bientôt six.

— Dis donc. T’as pas une photo plus récente ? »

Lennon faillit expliquer que, pour ça, il faudrait que la mère d’Ellen lui permette de voir la petite, mais elle s’y refusait — c’était sa façon de le punir de l’avoir trompée ; il devrait raconter aussi que mère et fille avaient déménagé des mois auparavant et qu’il les cherchait depuis, en vain.

Au lieu de quoi, il répondit seulement : « Dix livres, ça devrait suffire. »

Elle inspecta le contenu du portefeuille. « Très généreux de ta part. J’ai compris. Je prends l’oseille et je me… »

Brusquement, elle s’interrompit.

« Je dois avoir un billet de dix », dit-il.

Elle le dévisagea sans plus parler.

Il comprit. Leva les mains. « Écoute, je…

— Un flic ?

— Je…

— T’es un putain de flic ? »

Elle lança le portefeuille qui rebondit contre le torse de Lennon et tomba par terre. Se ravisant, elle le récupéra, en sortit deux billets de dix livres et le lança à nouveau. Cette fois, Lennon le rattrapa et le posa à côté de lui sur le lit.

« Si on apprend que j’ai passé la nuit chez un flic, dit-elle, on fout le feu à ma piaule. »

Lennon sourit. « Tu n’as qu’à dire que je suis pilote de ligne.

— Petit con, lâcha-t-elle en rassemblant ses vêtements épars. Je savais que les flics étaient plutôt bien payés, mais un appart’ comme ça, quand même ! » Elle attrapa son jean sur le fauteuil, à demi enfoui sous la veste de Lennon. « Tu rembourses combien par mois ? Ou alors, tu loues ? Ça doit coûter la peau du… »

Un objet lourd tomba par terre. Elle contempla fixement l’étui en cuir.

« Est-ce que c’est… ? »

Il haussa les épaules et fit oui de la tête.

Sans quitter l’étui des yeux, elle enfila son jean, fourra les billets dans sa poche. Puis elle le ramassa et en sortit le pistolet. « C’est un quoi ? demanda-t-elle. Comment ça s’appelle ?

— Un Glock. » Il la regarda tandis qu’elle jetait l’étui par terre. Son vernis à ongles s’écaillait.

« Tu as déjà tiré sur quelqu’un ? demanda-t-elle.

— Non. » Depuis le temps, c’était un mensonge qui lui venait facilement.

« Et cette cicatrice sur ton épaule. Tu as dit que c’était un accident de voiture.

— C’est vrai.

— Je ne te crois pas. »

Il ne répondit pas.

Elle suivit du doigt les contours du Glock, approcha le canon de son nez, le respira. Puis, passant la langue sur ses lèvres : « C’est lourd, dit-elle. Il est chargé ?

— Bien sûr.

— Tu ne devrais pas me dire de faire attention ? Ne pas me le laisser dans les mains ?

— Peut-être.

— Il y a une sécurité, hein ?

— Non. » Il mima un pistolet avec ses doigts et la visa. « Tu n’as qu’à appuyer sur la détente. C’est tout. »

Elle contemplait le Glock, fascinée. Puis elle releva les yeux et, évitant le regard de Lennon, vint déposer l’arme sur la table de nuit, tout doucement, en la tenant comme s’il s’agissait d’un objet fragile.

« Il faut que j’y aille », dit-elle.

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