33

« Le Sydenham International, dit Patsy Toner.

— Près de l’aéroport ?

— C’est ça.

— Dans une demi-heure », répondit Lennon.


Le Sydenham International Hotel avait mal vieilli. Ses jours étaient comptés depuis la vague des établissements flambant neufs qui avaient poussé comme des champignons à Belfast ces dernières années, d’autant plus qu’on trouvait maintenant un bon nombre d’hôtels convenables à proximité de l’aéroport.

Lennon entra dans le hall d’accueil. Les propriétaires avaient fait de leur mieux pour rafraîchir le décor, mais sans succès. Il jeta un coup d’œil du côté du bar et vit Toner, penché sur un verre dans un coin faiblement éclairé. Il prit son temps, histoire de faire transpirer l’avocat, commanda une Stella au comptoir. La serveuse ne lui rendit pas son sourire. Elle était juste un peu trop vieille pour son faux bronzage et l’anneau qu’elle portait au nombril.

Il rejoignit Toner à sa table. L’avocat avait les yeux cernés, une odeur âcre planait autour de lui. « Quoi de neuf ? demanda Lennon.

— J’ai besoin d’une cigarette. » Lennon le suivit jusqu’à une baie coulissante qui ouvrait sur un simulacre de patio : sol en bitume à demi défoncé, tables et bancs surmontés de vieux parasols, seaux remplis de sable en guise de cendriers.

Toner posa son verre sur une table et s’assit sur le banc. Il tira un paquet d’Embassy Regal de sa poche, offrit une cigarette à Lennon. Celui-ci fumait rarement, même lorsqu’il buvait, mais il accepta et prit place en face de l’avocat.

Après avoir allumé sa propre cigarette avec un briquet parfaitement banal, Toner fit de même pour Lennon. À travers la fumée qui flottait entre eux, Lennon remarqua à nouveau la main gauche de Toner ; pâle et maigre, comme si les muscles atrophiés venaient de ressortir d’un plâtre.

« On a essayé de me tuer hier, dit l’avocat.

— Je sais.

— Chez moi, continua Toner, la voix et les mains tremblantes. Quelqu’un m’a tiré dessus.

— Je sais », répéta Lennon, qui cette fois mentait. S’il avait imaginé une tentative, suite à sa conversation avec Hewitt, il ne savait rien des coups de feu.

« On a déjà pointé un flingue sur vous ? demanda Toner. Vous vous êtes déjà fait tirer dessus ?

— Oui, plusieurs fois. Mais vous devriez le savoir, hein Patsy ?

— Pardon ? »

Lennon avala la fumée et la nicotine lui tourna la tête. « Il y a des années de ça. Je venais à peine d’entrer dans la police et je n’avais pas terminé ma période d’essai. » Il rejeta une fine volute bleue. Ce que fumait Toner n’était pas assez fort. Dommage, il aurait préféré une Marlboro. Ou une Camel. « C’était avant le cessez-le-feu. On faisait une patrouille dans le centre-ville, du côté de Royal Avenue. Votre bande nous a tendu une embuscade. Deux de mes amis sont morts. J’ai reçu une balle dans l’épaule, juste sous le gilet.

— Ma bande ? » Toner sourit derrière sa moustache. « Je n’ai pas de bande. Plus maintenant.

— À l’époque, si. On a pincé trois gars dans les vingt-quatre heures qui ont suivi. J’étais présent pour témoigner le premier jour du procès. Mais je n’ai jamais été appelé à la barre. Vous avez fait renvoyer l’affaire pour vice de forme. Tout ça parce que la fouille ne respectait pas la procédure. Résultat, deux types honnêtes sont morts, j’en garde une grosse cicatrice, et les trois petites frappes remises en liberté ont sûrement encore tué. Combien vous avez gagné ce jour-là ?

— Je me souviens maintenant. Vous avez été décoré ou quelque chose, non ? Il y avait un autre survivant. C’est vous qui l’avez sauvé.

— J’ai eu une médaille. »

Toner eut un rire sarcastique. « Vous la portez ?

— Je ne suis jamais allé la chercher.

— Pourquoi ? »

Lennon tira à nouveau sur la cigarette, qui lui brûlait la gorge. « Je n’avais pas envie. Maintenant, racontez-moi ce qui s’est passé hier. »

Toner s’exécuta. La veille au soir, au moment où il s’approchait de la porte de son immeuble, puis en voyant l’homme se rincer le visage dans la vieille Mercedes, il avait compris.

« Compris quoi ? demanda Lennon.

— Qu’il était là pour me tuer. » L’avocat parut soudain encore plus petit. « Je me suis enfui. J’ai couru jusqu’à mon immeuble, dans les étages, dans l’appartement, dans l’escalier de secours. Pendant tout ce temps, je me disais : “S’il y a quelqu’un d’autre, je suis foutu.” Mais le gars était seul.

— C’était qui ?

— Je n’en sais rien.

— Vous l’avez vu ? » Toner fit non de la tête. « Qui l’a envoyé, à votre avis ? »

Toner soupira. Son regard se perdit dans le vague. « Je vais vous répondre, parce qu’il faut que je raconte ça à quelqu’un avant de devenir complètement dingue. Je me ronge les sangs depuis des mois. Je suis mort de trouille. » Il éleva la voix d’un cran en gémissant. « Je n’arrive plus à manger. Je suis obligé de me bourrer la gueule pour réussir à dormir un peu. La première chose que je fais quand je me réveille le matin, c’est de vomir.

« Au début, je me répétais que tout était réglé, poursuivit-il. Fini, oublié. Pourtant, je savais que mon tour viendrait. Et puis j’ai appris ce qui était arrivé à Kevin Malloy. Ce n’était plus qu’une question de temps. Je savais qu’ils ne me laisseraient pas tranquille.

— Qui ça, ils ?

— Ils ? » Toner partit d’un rire cynique qui s’étrangla dans sa gorge. « Mais putain, “ils”, c’est tout le monde ! Les flics, les Anglais, le gouvernement irlandais, le parti, et Bull O’Kane, tant qu’on y est. »

Lennon se demanda s’il avait déjà perdu la boule. « Ça fait beaucoup, dit-il.

— Une collusion. Ils étaient de mèche, continua Toner d’une voix sourde, vibrante de colère. C’est ce qu’on raconte partout. La police, les Anglais et les loyalistes…. À en croire les gens, les loyalistes ne pouvaient pas poser une pêche sans que le MI5 ou la Branche Spéciale se précipitent pour les essuyer. »

Lennon rit. « Je les connais, les loyalistes. Chacun sait que…

— Chacun le sait, mais personne ne dit rien. Il y avait des ententes secrètes dans tous les coins, dans tous les sens. Entre les Anglais et les loyalistes, entre les loyalistes et les républicains. » Toner se tut, rouge et essoufflé. Il tira avec force sur sa cigarette, puis toussa. « Dans tous les coins, dans tous les sens, répéta-t-il. On n’en connaîtra jamais vraiment les dessous. Les petites choses et les plus grandes. Les loyalistes qui fournissaient de faux DVDs et des plaquettes d’ecstasy aux républicains. Les républicains qui fourguaient du diesel trafiqué et de la vodka de contrebande aux loyalistes. Tout ça nourri par la haine, sous couvert de se battre pour une putain de cause alors qu’ils ne faisaient que s’enrichir mutuellement. Et les assassinats. Combien des nôtres a-t-on manipulés pour qu’ils soient tués par les loyalistes ? Combien des leurs les loyalistes ont-ils manipulés pour que nous, on les tue ? Combien de fois ai-je pris un taxi pour apporter un nom écrit sur une enveloppe à un bar de Shankill[19], et deux jours plus tard, un pauvre bougre des Falls[20] se faisait dézinguer ?

— Je ne comprends pas, dit Lennon. Qu’est-ce que tout ça a à voir avec la tentative de meurtre d’hier soir ?

— Paul McGinty. » Toner leva sa main amaigrie pour compter sur ses doigts. « Michael McKenna, Vincent Caffola, le père Coulter, le flic qu’on a descendu dans ma voiture. »

Au nom de McKenna, Lennon sentit sa poitrine se serrer. Il flaira l’odeur du sang, la piste qu’il devait suivre. « Le règlement de comptes, dit-il. J’ai lu le rapport d’enquête. Il y avait un Écossais au milieu de tout ça, un ex-soldat. C’est lui qui a poignardé le prêtre. Il a trouvé la mort dans la fusillade de Middletown, avec McGinty.

— Davy Campbell. C’était un agent infiltré.

— Un agent ? Comment le savez-vous ? »

Les yeux fixés sur Lennon, Toner écrasa sa cigarette sur la table. « Parce que c’est moi qui l’ai fait entrer », dit-il.

Lennon en oublia sa propre cigarette dont l’extrémité incandescente lui chauffait pourtant les doigts. « Quoi ? Vous voulez dire que…

— Oui, j’étais une balance. Je rencardais le MI5 sur McGinty, et de là, les infos passaient à la Branche Spéciale, à la 14 Intelligence Company, et à tous ceux qu’on jugeait bon d’informer. Des ententes secrètes dans tous les coins, je vous ai dit, dans tous les sens. »

Lennon lâcha sa cigarette et l’aplatit sous son talon. « Bon. Alors, racontez-moi ce qui s’est vraiment passé. »

Toner poussa un long soupir en creusant sa maigre poitrine. Il prit une autre cigarette dans son paquet, n’en proposa pas à Lennon, et commença à parler.

Загрузка...