17

Quelques mois auparavant, l’ancien chauffeur de Paul McGinty, Declan Quigley, avait sauvé la vie de Bull O’Kane en traînant son énorme masse jusqu’à une voiture avant de foncer à l’hôpital de Dundalk. Pourtant, O’Kane voulait l’éliminer. Mais le Voyageur ne cherchait pas à comprendre.

Quigley vivait avec sa mère dans un bâtiment de brique rouge comportant quatre appartements répartis sur deux étages, aux abords de Lower Ormeau. Le Voyageur fit le tour du pâté de maisons. Ici, à la différence de chez Marie McKenna dans Eglantine Avenue, il ne pouvait pas se garer sans qu’on le remarque. Tout le monde se connaissait, et un étranger attirerait immédiatement l’attention sauf s’il ne faisait que passer.

Un groupe d’une quinzaine de jeunes errait dans les rues en s’approchant peu à peu de Donegall Pass, qui marquait la frontière avec le territoire des loyalistes. Ils cherchent la bagarre, songea le Voyageur. Et ils vont sans doute la trouver. Il fit demi-tour pour regagner la rue de Quigley.

La mère perdait la boule, avait expliqué le Bull, elle ne comprenait plus rien à rien. Pas question d’y toucher, même si elle était témoin. Il avait insisté sur ce point et le Voyageur comptait bien honorer sa promesse.

Il gara la vieille Mercedes dans Ormeau Road, le long d’une clôture derrière laquelle on construisait un lotissement à la place d’un ancien terrain de sport. Ça faisait une trotte, à pied, jusqu’à la maison de Quigley, mais c’était l’endroit le plus discret qu’il pût trouver. Il se mit en route, gardant la tête basse, en évitant de croiser le regard des rares passants.

Il marcha jusqu’à Ormeau Bridge, puis longea la rivière en direction du nord. Le Bull lui avait indiqué combien de rues perpendiculaires il devrait croiser, et il se concentrait pour ne pas se tromper. Une sirène de police retentit du côté de Donegall Pass, suivie d’un concert d’acclamations. Apparemment, les jeunes en quête de bagarre avaient fait mouche.

Il tourna dans l’étroite ruelle qui passait derrière chez Quigley. La septième maison à partir de la rivière, avait expliqué le Bull. Rasant le mur, il compta les portails et remonta la sente où la lumière pénétrait à peine. Il avançait avec précaution pour éviter les détritus, sacs en plastique et paquets de cigarettes vides qui jonchaient le sol. Il se figea quand il heurta une cannette en métal. Un chien aboya à l’intérieur d’une maison. Une fois l’animal calmé, le Voyageur repartit.

Une sirène hurla dans Ormeau Avenue. Il vit une voiture de police passer en trombe devant la ruelle. Un instant plus tard, il entendit des crissements de pneus, des exclamations de victoire et les rires de garçons essoufflés. Pressant le pas, il atteignit le portail arrière de Quigley et poussa le vantail en bois peint. Il se glissa dans la courette en jetant un coup d’œil à l’entrée de la sente. Deux jeunes s’arrêtèrent en dérapant sur leurs baskets avant de s’y engouffrer.

Le portail que le Voyageur referma derrière lui, aussi haut que le mur, le dissimulerait aux regards mais ne comportait pas de verrou. Il écouta la course précipitée des garçons.

« Vite, ils arrivent !

— Putain, faut se planquer ! »

Le Voyageur les entendit essayer plusieurs portails. Il n’eut pas le temps de bloquer celui de Quigley. Les jeunes se précipitèrent dans la cour.

Il mit le premier à terre en lui envoyant un coup de poing dans la tempe. L’exclamation du garçon fut stoppée net quand sa tête heurta violemment le sol de brique. L’autre trébucha et atterrit aux pieds du Voyageur, lequel se jeta sur lui, l’étala à plat ventre, et avant même que le cri ne sorte, lui passa un bras autour du cou pour l’étrangler. Le jeune ne se débattit pas longtemps.

Le Voyageur se releva et cala son dos contre le portail. Des pieds chaussés de lourdes bottes avançaient dans la ruelle, accompagnés de voix graves et d’interférences radio.

« Non, ils ne sont pas là. »

Un grésillement inaudible se fit entendre, tandis que les pas se rapprochaient.

« Va savoir… Peut-être du côté de Balfour Avenue. »

Les portails que les policiers essayaient d’ouvrir tremblaient sur leurs gonds. Le Voyageur appuya plus fort contre le bois dont la peinture s’écaillait.

« On ne les trouvera pas, et j’ai pas envie de courir toute la nuit. Je suis trop vieux pour ces conneries. »

Le Voyageur sentit une poussée dans son dos. La radio grésilla.

« Pas question, dit la voix de l’autre côté du mur. Je retourne à la bagnole. »

Les pas repartirent en direction de Ormeau Road. Le Voyageur se pencha sur les garçons. Ils respiraient tous les deux, mais celui qu’il avait frappé en premier saignait abondamment. L’autre ne tarderait pas à se réveiller avec un mal de tête épouvantable. Il fallait agir vite. Il s’approcha de la porte arrière et jeta un coup d’œil par la fenêtre de la cuisine. Une vieille femme en peignoir se tenait debout devant une boîte à biscuits en fer-blanc, le regard fixe. À voir les mouvements de sa bouche, on aurait dit qu’elle essayait de se rappeler les paroles d’une chanson.

La vieille leva les yeux au bruit qu’il fit en tournant la poignée, mais la porte était verrouillée. Elle s’approcha et tourna la clé. Après avoir ouvert, elle regarda le Voyageur d’un air étonné. « Bobby, chéri. Où étais-tu passé ? demanda-t-elle.

— Je suis allé faire un tour.

— Un tour où ?

— Juste un tour, répondit le Voyageur. Je peux entrer ? »

La vieille femme s’effaça devant lui. Elle lui toucha le bras au passage. « Tu as raté le dîner, chéri.

— J’ai mangé quelque chose dehors.

— Ah oui ? Quoi donc ?

— Un fish and chips. » Le Voyageur entendait une télévision dans la pièce à côté.

Elle lui donna une tape en le grondant. « Tu aurais pu en rapporter.

— C’est pas bon, froid. Où est Declan ?

— Il regarde la télé.

— Maman ? lança une voix pâteuse. Maman ? À qui tu parles ?

— C’est Bobby, répondit la vieille. Il est rentré. Il a mangé un fish and chips, mais il n’a rien pris pour nous. »

Le Voyageur passa dans la pièce voisine. Declan Quigley était en train de s’extirper de son fauteuil installé devant la télévision. Il s’arrêta à mi-parcours.

« Declan, dit le Voyageur. Comment va ? Reste assis, ça vaudra mieux. »

À la porte du salon, la vieille demanda : « Tu veux une tasse de thé, mon Bobby ?

— Ça serait pas de refus », répondit le Voyageur. Quand elle eut regagné la cuisine de son pas traînant, il se tourna vers Quigley. « C’est qui, Bobby ? »

Quigley se laissa retomber dans le fauteuil. « Mon frère », répondit-il d’une voix tremblante. Une bouteille de vodka à moitié vide et un verre étaient posés sur une petite table près de lui. « Les Anglais l’ont tué il y a vingt ans. Elle prend tous les hommes pour Bobby. Sauf moi. Qui êtes-vous ?

— Peu importe. » Le Voyageur s’approcha d’un pas.

« Je savais que ce n’était pas fini, soupira Quigley, accablé. Les trois gars qui ont sauté sur leur bombe, et Kevin Malloy l’autre nuit… Aux infos, ils ont parlé d’un cambriolage, mais j’y ai pas cru. »

Le Voyageur plongea la main dans sa poche.

« Non ! » Quigley leva les mains. « Attendez ! J’ai rien dit à personne. Je sais ce qui s’est passé, j’ai tout vu, je sais que cette histoire de règlement de comptes, c’est du bidon. J’aurais pu aller trouver les autorités pour leur raconter. J’aurais gagné une fortune, assez d’argent pour m’occuper de ma mère. Mais je l’ai pas fait. Je l’ai bouclée. Je ne mérite pas ça. »

Le Voyageur songea un instant à répondre pour lui expliquer comment les choses fonctionnaient. Mais à quoi bon ? Il soupira et sortit le couteau de sa poche. La lame jaillit sans bruit. Mieux valait agir discrètement.

Quigley but une gorgée de vodka au goulot, puis toussa. « Je ne mérite pas ça, répéta-t-il en reposant la bouteille sur la table. Ce n’est pas juste. »

La voix aigrelette de la vieille s’éleva dans la cuisine. « Tu veux un biscuit, mon Bobby ?

— Oui, s’il te plaît », répondit le Voyageur.

Quigley se ratatina dans son fauteuil. « Je suis fatigué, dit-il. Tellement épuisé. J’ai pensé à m’enfuir. Mais alors, qui s’occuperait de ma mère ? Du coup, je reste assis là, à attendre. Je ne dors plus depuis des mois. Je ne mange rien. J’ai perdu dix kilos. J’aurais dû tuer Gerry Fegan… En tout cas, essayer.

— Pourquoi tu ne l’as pas fait ?

— J’ai pas été capable. » Quigley se mit à pleurer. « J’avais trop peur. Il était trop… fort.

— Fort ? »

Quigley fixa ses mains qui tremblaient. « Comme s’il était invulnérable. Que rien ne pouvait l’arrêter. Et que celui qu’il avait décidé de tuer allait mourir, obligatoirement. J’avais jamais vu ça de ma vie. » Il releva la tête et regarda le Voyageur. « Et là, c’est pareil. Promettez-moi que vous ne la toucherez pas.

— D’accord. »

Quigley insista. « Promettez-le-moi.

— Je ne la toucherai pas, dit le Voyageur. Je le jure devant Dieu. »

Quigley déboutonna le col de sa chemise, écarta le tissu pour dénuder sa gorge et renversa la tête en arrière. « Allez-y, vite.

— Non, pas la gorge. Ça pissera le sang. Sur le tapis de ta maman, sur les murs, partout. Ferme les yeux. Je vais faire mieux. »

Quigley laissa retomber sa tête en avant. Il pleurait. Les larmes mouillaient sa chemise. « Quel merdier, tout ça.

— Tais-toi maintenant. Ce sera rapide, je te promets. Ferme les yeux. »

Quigley obéit et s’agrippa aux accoudoirs. Il haletait. Puis il gémit. Le Voyageur prépara son couteau en tordant le poignet et se pencha sur le fauteuil. Quigley inspira, bloqua sa respiration. Le Voyageur frappa un premier coup, un deuxième, un troisième, en enfonçant chaque fois la lame jusqu’à la garde.

Quigley exhala un faible râle qui s’acheva dans un accès de toux. Une rose rouge s’étala sur sa poitrine.

La vieille femme hurla « Bobby ! » et planta une aiguille à tricoter dans le bras du Voyageur.

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