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« Et l’autre, il est où ? demanda le Voyageur, les yeux encore à vif.

— J’ai suggéré à mon collègue de ne pas assister à cet entretien, répondit Gordon.

— Pourquoi ça ? »

Gordon aligna son stylo et son bloc-notes sur la table entre eux. « Parce qu’on avait besoin de lui ailleurs. Commençons, voulez-vous ? »

Le Voyageur sourit. « C’est quand vous voulez. »

Gordon ne lui rendit pas son sourire. « Je m’interroge sur les contacts que vous pourriez avoir à Belfast.

— Aucun commentaire.

— Au cours de votre arrestation et de nos recherches subséquentes, nous n’avons trouvé qu’une seule arme et deux cartouches. Nous soupçonnons qu’une personne en ville cache du matériel pour vous.

— Aucun commentaire.

— Nous aurons bientôt l’autorisation de fouiller votre chambre d’hôtel. Y découvrirons-nous quelque élément de nature à vous incriminer ?

— Aucun commentaire.

— Si vous coopérez maintenant en nous indiquant ce que nous pourrions trouver et à quel endroit, nous en tiendrons compte dans les recommandations que nous transmettrons au Bureau du procureur.

— Aucun commentaire. »

Gordon arrêta le magnétophone. Il se leva, vint s’asseoir sur le bord de la table près du Voyageur et croisa les bras. « Je regrette que ce ne soit plus comme avant, dit-il.

— Ah bon ?

— Oui. Avant la police Ombudsman et la Commission des droits de l’homme. En ce temps-là, on pouvait interroger les gens de manière un peu plus… disons… musclée. On appliquait toutes sortes de méthodes, et personne n’y trouvait à redire. J’ai envoyé plus d’un salopard à l’ombre après l’avoir fait avouer. Il ne fallait pas nous donner du “aucun commentaire”, à l’époque. Je suis chrétien, vous savez.

— Tant mieux pour vous.

— Je m’en porte très bien, oui. C’est ma p’tite dame qui m’a converti. Autrefois, j’étais un pilier de bar. Elle m’a vite débarrassé de mes mauvaises habitudes et m’a traîné à l’église pour que je me remette d’accord avec le monsieur là-haut. C’était dans les années, voyons voir… En 1979, 1980. Et ce qui est amusant, vous voulez savoir ? Tabasser des types de votre espèce et vous faire avaler vos dents, ça ne m’a jamais posé de problème. Je me suis toujours bien arrangé avec ma foi.

— Une chance.

— Je ne vous le fais pas dire. Voyez-vous, je suis très attaché à mes valeurs. Je ne peux pas vivre sans. Mais quand je me trouve en face d’un type comme vous ou des autres raclures que j’ai envoyées en cabane, je mets mes principes de côté. Parce que vous êtes une brute. Notre-Seigneur là-haut, vous ne l’intéressez pas plus qu’un cochon dans un abattoir, et moi non plus. »

Le Voyageur fit mine d’être offensé. « Mais enfin, je ne…

— La ferme. » Gordon se pencha plus près. « Les mœurs ont changé. Je n’ai jamais considéré ça comme de la torture, mais seulement comme des interrogatoires rondement menés. Les âmes sensibles et les hommes politiques voient les choses différemment, c’est tout. Sauf qu’il n’est pas trop tard pour revenir en arrière, et puisque vous êtes déjà passablement abîmé, je n’aurais guère à m’inquiéter de ne pas laisser de marques. Alors vous allez répondre à mes questions, sinon je vous donne un petit aperçu des pratiques d’antan. Compris ? »

Le Voyageur ne répondit pas.

Gordon lui saisit le visage d’une main épaisse. « Compris ? »

Le Voyageur haussa les épaules.

Gordon retira sa main, l’essuya sur son pantalon. « Parfait. Allez, on y retourne. »

Il reprit sa place à la table, mit en marche le magnétophone et attrapa son stylo.

« Qui est votre contact à Belfast ? »

Le Voyageur répondit avec un grand sourire : « Aucun commentaire. »

Avant que Gordon n’ait le temps de réagir, la porte s’ouvrit. Le flic au teint pâle entra. Il s’approcha de Gordon, se pencha pour lui murmurer quelque chose à l’oreille. Le Voyageur regardait toujours droit devant lui.

Gordon arrêta le magnétophone, toussa, et suivit son collègue dans le couloir.

Le Voyageur se passa la langue sur la lèvre supérieure en souriant.

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