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Fegan avait besoin de son passeport. Pas pour quitter le pays, pas encore, mais il lui fallait partir de New York. Pyè avait sûrement prévenu les Doyle qui ne tarderaient pas à envoyer leurs sbires chez lui. Peut-être même était-ce déjà fait ? Fegan ne pouvait exclure cette hypothèse.

Au débouché de Ludlow Street, adossé aux bardeaux en acier, il risqua un coup d’œil en direction de son immeuble. La porte blindée attendait sagement sa clé. Aucun bruit. Les devantures des échoppes de cuisine chinoise à emporter se taisaient sous leurs auvents, derrière des stores hermétiquement fermés et striés de graffitis. Entre les voitures garées pare-chocs contre pare-chocs le long du trottoir, il chercha en vain à surprendre une tête, des épaules, un reflet dans un rétroviseur. Rien non plus dans les sombres recoins des portes. Mais ils l’attendaient peut-être, visibles ou non.

Attention. Un peu plus loin, une vieille BMW. De la fenêtre côté passager à peine entrouverte s’échappait la fumée d’une cigarette. Ou était-ce son imagination fatiguée qui lui jouait des tours ?

Là. Quelqu’un bougeait. Une autre bouffée.

Il lâcha un juron. L’immeuble comportait une entrée de service à l’arrière, mais la porte était blindée et ne s’ouvrait que de l’intérieur. Les Doyle, s’ils étaient malins, auraient chargé des hommes de la surveiller. Mais à moins d’être vraiment très malins, ils n’y posteraient qu’un ou deux gardes. Une fois ceux-ci neutralisés, Fegan gagnerait son appartement en empruntant l’escalier de secours.

Il fit demi-tour, remonta Hester Street jusqu’à la boutique et au coffee-shop, puis trouva la venelle qui passait derrière son immeuble. L’accès était barré par un portail en tôle ondulée derrière lequel M. Lo, le concierge chinois, garait sa vieille Ford Taurus. Fegan ne l’avait jamais vu s’en servir.

Le portail, peint à l’image du drapeau Stars and Stripes[16] et portant la mention STATIONNEMENT INTERDIT, était logé dans un cadre métallique fermé sur le dessus par une barre transversale. Fegan sauta mais ne put l’atteindre.

Avisant une poubelle devant le coffee-shop, il souleva le couvercle attaché au volet par une chaîne et le posa doucement sur le trottoir. Il renversa la poubelle, prêt à stopper la chute de tout objet trop sonore, la vida, et l’emporta devant le portail pour y grimper et attraper la barre transversale. Après s’être hissé à la force des bras, il balança une jambe sur la barre et se laissa entraîner de l’autre côté par son propre poids. Une odeur d’huile de moteur lui parvint dès qu’il atterrit.

Sur le pare-brise de la voiture miroitait la faible lueur orangée de la rue. Fegan se faufila dans l’étroit espace le long de la carrosserie en se demandant comment M. Lo réussissait à ouvrir la portière pour s’asseoir au volant. L’obscurité l’engloutit lorsqu’il tourna au coin de la ruelle. Devant les bennes à ordures, il évita les détritus épars sur son chemin. Il avançait lentement, à l’affût de formes humaines dans le noir, respirant à peine pour ne pas…

Oh non mon Dieu le feu elle brûle elle pleure l’enfant brûle…

Le souffle coupé, il s’appuya contre le mur suintant d’humidité. La douleur qui se pressait derrière ses yeux lui balaya l’arrière du crâne avant de se déverser dans sa colonne vertébrale. Ses jambes tremblaient, raides, le soutenant à peine. Il avala une goulée d’air, se força à contrôler sa respiration, attendit que son cœur retrouve un rythme plus régulier.

Des pas plus loin dans la ruelle, mesurés, prudents, craintifs. Il s’aplatit contre le mur et scruta les ténèbres. Quelqu’un l’attendait. L’avait-on vu ? En tout cas on l’avait entendu. Les pas se rapprochaient, hors de son champ de vision mais venant vers lui. Il plissa les yeux pour mieux…

Non Seigneur ne la laissez pas brûler le feu le feu la dévore faites que…

Fegan poussa un grand cri. Il s’effondra, recroquevillé sur lui-même parmi les vieux journaux et les emballages de hamburgers qui s’échappaient d’une pile appuyée contre une benne retournée. Des rats détalèrent entre ses pieds. Il se prit les tempes dans les mains, tenta de refouler l’image produite par son esprit qui envahissait le monde réel. Le brasier s’apaisa et un râle monta de sa poitrine haletante. Après une dernière inspiration, il bloqua sa respiration.

Des chuchotements maintenant. Puis deux voix graves, au débit rapide. Plus que quatre ou cinq mètres. Fegan se roula en boule contre la poubelle. Il ne distinguait rien dans l’ombre épaisse. Eux aussi sans doute n’y voyaient goutte. S’il pouvait juste…

Le feu le feu oh mon Dieu le feu non non…

« Non ! » murmura-t-il en serrant les dents. Il chassa la vision, ravala un peu de bile, respira profondément, tendit l’oreille.

La ruelle était redevenue silencieuse mais Fegan sentait leur présence, tout près. Il se glissa entre la benne et le mur, et guetta un mouvement dans l’obscurité.

Une voiture passa devant lui en cahotant sur les pavés. Une voix poussa un juron étouffé. Une autre la fit taire. Fegan se redressa lentement derrière la benne et appuya un pied contre le mur.

Malgré ses efforts pour scruter l’obscurité, tout était noir devant lui. Il entendit le claquement d’un pistolet automatique qu’on armait. Une odeur âcre de sueur lui parvint entre les divers effluves de la ruelle. Il retint son souffle jusqu’à en avoir les poumons douloureux.

Un point lumineux, vert, clignota dans l’ombre.

Il comprit en une fraction de seconde : un téléphone portable accroché à une ceinture. Une autre seconde lui suffit pour passer à l’action.

Il se repoussa du pied contre le mur, épaule en avant, et se jeta sur la lumière avec un rugissement. Bousculant une hanche, il entendit une exclamation, sentit l’homme vaciller. Son élan le projeta contre un autre corps en entraînant le premier avec lui, une voix roula en écho dans la ruelle tandis qu’ils s’écrasaient tous les trois contre le mur opposé.

Une déflagration se fit entendre. Après le bruit assourdissant, Fegan perçut un gémissement aigu qui l’accompagnait dans sa chute. Il attrapa des pieds et, plus haut, du tissu et de la peau. Un homme s’abattit sur lui de tout son poids. À tâtons, il palpa un torse peu musclé, trouva une gorge vulnérable et y asséna un coup avec la tranche de la main. Le corps qui était couché en travers du sien se tordit.

La gueule d’un canon s’alluma dans la ruelle, une balle ricocha par terre près de sa tête. Les oreilles bourdonnantes, il tourna le corps sur lui pour s’en couvrir. Encore deux éclairs et le corps fut pris de convulsions. Suivant le bras jusqu’à trouver la main, Fegan s’empara du pistolet que serraient les doigts crispés, le braqua sur le canon à présent invisible et pressa la détente, trois fois. Comme à la lumière d’un stroboscope, il vit un homme, les bras levés, qui tombait à la renverse.

Fegan s’extirpa de dessous le corps, gagna le mur en rampant et se retourna pour guetter ce qui pourrait bouger dans le noir. Rien. Mais il entendit une sorte de bégaiement, noyé par un gargouillis. Il visa, prêt à tirer encore.

Les hommes de Doyle avaient-ils entendu les coups de feu dans Hester Street ? Encaissée entre les immeubles, la ruelle avait peut-être étouffé le son en l’envoyant vers le haut, mais Fegan ne pouvait prendre le risque. Inutile donc de grimper l’escalier de secours à la sauvette. Il se releva et s’approcha de la porte de service, dos au mur.

Après la brique, sa main tâta la porte métallique, froide et humide dans l’obscurité. Il distinguait à peine l’ampoule cassée au-dessus du battant qu’il martela de ses poings puisque le bruit ne lui importait plus. La petite chambre misérable de M. Lo se trouvait juste à côté.

Fegan écouta. Rien. Il cogna à nouveau.

« Allez vous faire fout’, dit une voix étouffée. J’ai déjà appelé police.

— Monsieur Lo ? »

Silence. Puis : « Qui est là ?

— Gerry… Paddy. Paddy Feeney.

— Qui ?

— Paddy Feeney, du septième. Ouvrez-moi.

— Qu’est-ce vous faites derriè’. Où est clé ?

— J’ai un souci. Laissez-moi entrer. Je rassemble mes affaires en cinq minutes et je m’en vais.

— Souci ? J’ai entendu pistolet. Pas question d’ouvri’. J’appelle police. Police vous met en prison.

— Vous l’avez déjà appelée.

— J’ai menti. Partez, vit’.

— S’il vous plaît. » Fegan appuya son oreille contre la porte. « J’ai besoin de votre aide. Je vous ai payé six mois de loyer en avance, non ?

— Et alors ? fit M. Lo.

— Je pars ce soir. Vous pouvez garder l’argent.

— Bien sûr, je garde, cria M. Lo. Le bail dit trois mois préavis.

— C’est pas vrai… », soupira Fegan. Des hommes allaient venir pour le tuer, et pendant ce temps, il était coincé au fond d’une ruelle avec un Chinois qui mégotait sur son loyer. « On s’en fout du préavis. Gardez ce qui reste et je vous donnerai deux cents dollars cash.

— Allez vous faire fout’. Je prends pas une balle pour deux cents dolla’.

— Quoi, alors ?

— Cinq cents », répondit M. Lo avec la voix pétulante d’un gamin.

Fegan pensa au sac en plastique contenant une liasse de billets, scotché sous la commode de sa chambre. M. Lo profitait de la situation, mais il n’avait pas le choix. « D’accord, cinq cents. Mais vous ouvrez cette putain de porte tout de suite. »

Les verrous claquèrent, les barres de sécurité furent ôtées. M. Lo apparut par le battant entrebâillé.

« Venez. »

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