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Au volant de la Volkswagen, le Voyageur roula jusqu’au portail de la maison de retraite qu’avait annexée Bull O’Kane. Un homme émergea de l’ombre et braqua une torche électrique sur la voiture. Le faisceau éclaira la femme et l’enfant.

L’homme frappa quelques coups à la fenêtre. Le Voyageur abaissa la vitre.

« C’est qui, elles ? »

Le Voyageur distinguait seulement une veste sombre et un jean. On voyait une bosse dans la poche de l’homme. « Des vieilles copines de ton patron, répondit-il. Ouvre. »

L’homme se gratta la barbe un instant puis agita la torche en direction de quelqu’un. Le portail s’ouvrit. Aucune trace de concierge. Le Voyageur passa.

La vieille bâtisse se dressait, noire contre le ciel bleu du matin qui approchait. Elle grandit à mesure que la voiture s’avançait sur le gravier. La lumière de phares se refléta sur des fenêtres traditionnelles. La tête du Voyageur lui faisait mal à exploser de fatigue. Il espérait que le Bull lui accorderait une heure ou deux de sommeil quand il en aurait fini avec la femme et l’enfant.

Le frein à main couina lorsqu’il s’arrêta devant la porte. Le battant était ouvert, la lumière à l’intérieur éclairait la silhouette de Orla O’Kane. Le Voyageur descendit de voiture.

« Qu’est-ce que vous faites là ? demanda-t-elle.

— Juste une petite visite. »

Elle s’avança sur le gravier. « C’est…

— Oui. »

Orla s’approcha tout près du Voyageur. « Mais bon Dieu, pourquoi vous les avez amenées ici ?

— Votre vieux voulait qu’on attire Fegan, non ? Je crois que ces filles-là sont bien placées pour ça, du coup je les ai prises avec moi. »

Orla secoua la tête. « Non. Pas de cette manière. Pas ici. Il ne voudra rien entendre. Il a déjà fait cette erreur.

— Ici, c’est son repaire, vrai ? »

Elle pointa un doigt épais sur sa poitrine. « Vous aussi, il vous surveille maintenant. Vous avez intérêt… »

Le Voyageur repoussa son doigt. « Écoutez, j’ai fait ma part, et j’en ai sacrément bavé. Vous voyez dans quel état je suis ? Faites-en ce que vous voulez, de ces deux-là, du moment que je suis payé. »

Orla le dévisagea fixement pendant que la machine tournait derrière ses yeux, des vies perdues ou épargnées dans chaque option qu’elle considérait. Finalement, elle acquiesça : « D’accord. » Elle regarda vers la voiture. « Elles sont intactes ?

— La môme, oui. La femme est blessée. »

Orla s’approcha de l’arrière de la voiture et jeta un coup d’œil à l’intérieur. « C’est grave ?

— Plutôt. Il y a des infirmières ici ?

— Non. Elles rentrent chez elles la nuit. Le service ne recommence que dans une heure ou deux. Je suis seule avec deux gars pour faire le guet.

— Dommage. Faudrait qu’elle soit examinée. Sinon, je lui donne pas longtemps.

— Aucune importance », reprit Orla. Elle ouvrit la portière et se baissa pour se mettre à la hauteur des yeux de l’enfant. La dureté de son visage s’assouplit pendant qu’elle tendait la main vers la petite. « Bonjour, chérie. Comment tu t’appelles ? »


Le Voyageur fit asseoir Marie McKenna sur une chaise devant la chambre du Bull. Orla tenait toujours l’enfant dans ses bras. Elle lui chuchotait à l’oreille, la berçait.

Marie leva les mains vers sa fille. La sueur perlait sur sa peau à cause de l’effort. « Je vous en prie », dit-elle dans un filet de voix.

Orla hésita, puis déposa Ellen dans les bras de sa mère. La poitrine sifflante, Marie enlaça la petite fille. Elle regarda le Voyageur avec des yeux sombres, enfoncés dans un visage gris comme la cendre, puis toussa et éclaboussa de gouttelettes rouges les cheveux de la fillette.

Orla frappa à la porte du Bull. Un grognement s’éleva de l’autre côté.

« P’pa ?

— Attends, dit la voix à l’intérieur.

— P’pa ? Qu’est-ce qui ne va pas ?

— N’entre p… »

Elle poussa la porte. Bull O’Kane était étendu sur le sol entre son fauteuil et son lit, en nage, la respiration haletante. Il leva les yeux vers le Voyageur.

« Qu’est-ce qui s’est passé, p’pa ? »

Le Bull déplaça son regard sur sa fille. « Entre, et ferme cette putain de porte. »

Orla se précipita et claqua la porte au nez du Voyageur.

« Bordel », dit le Voyageur.

Le Bull avait eu l’air d’une coquille vide gisant à terre, tellement faible qu’il ne tenait même plus debout. Des grognements et des plaintes franchirent la porte, les sons émis par une femme forte qui soulevait un vieillard fragile. C’était vraiment pathétique. Ça craint, pensa le Voyageur.

Il écouta les voix qui se répondaient telles des balles qu’on échange, calmes et fermes d’abord, plus en colère ensuite. Quelques minutes s’écoulèrent, puis la porte s’ouvrit à nouveau. Orla passa devant le Voyageur, le visage congestionné, les lèvres serrées. Elle lui signifia d’un geste de la tête qu’il devrait entrer.

« Si t’as encore quelque chose dans la cervelle, dit Bull O’Kane sans se lever de son fauteuil, tu me prendras pas pour un faible.

— J’oserais jamais », répondit le Voyageur en affichant son air le plus sérieux.

O’Kane le surveilla un instant, le souffle court. Il s’essuya le front avec sa manche. « Toi non plus, tu me parais pas trop en forme.

— J’ai connu mieux », répliqua le Voyageur. Il se détendit les épaules en les faisant tourner sur elles-mêmes. Sa peau le démangeait sous le bandage du poignet gauche.

« C’est peut-être pour ça que tu es tellement crétin. »

Le Voyageur lui adressa un clin d’œil. « Il n’y a pas de crétins dans cette pièce.

— Ne fais pas le lèche-cul », dit le Bull en se penchant en avant. Ses mains tremblaient sur les accoudoirs. « Tu as de la chance que je n’aie pas ordonné qu’on te règle ton compte. Tu sais ce qui va se passer, maintenant ?

— Oui. » Le Voyageur avança d’un pas. « Faites ce que vous voulez de la femme et de la môme. Payez-moi, et je suis parti.

— Non ». Le Bull se laissa aller en arrière dans son fauteuil. « Ce qui va se passer, c’est qu’il va venir les chercher.

— Gerry Fegan ? »

Le Bull hocha lentement la tête, sans quitter des yeux le Voyageur.

« Il ne sait pas où elles sont, dit le Voyageur.

— Il trouvera. Et il viendra. »

Le Voyageur sourit. « Alors vous pourrez me regarder lui casser le cou. C’est bon, comme ça ? »

Le Bull ne bougeait pas, perdu dans ses pensées. « Tu es sûr que tu peux l’avoir ? demanda-t-il enfin.

— Oui.

— Si tu te trompes, il nous tuera tous.

— Je suis sûr », déclara le Voyageur.

Le Bull inspira, retint sa respiration, la relâcha, et prit sa décision. « Très bien. Fais-les entrer maintenant. »

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