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« Il ne m’inspire pas confiance, dit Orla à son père une fois que le Voyageur fut sorti, escorté par l’un des hommes. Les Gitans sont des voleurs, ils ont ça dans le sang.

— Ce n’est pas une question de confiance », répliqua le Bull[5].

Elle se tourna vers lui. À présent que son visiteur était parti, le vieil homme se tassait dans son fauteuil près de la fenêtre. Il avait l’air plus petit.

Orla ne s’en remettait pas. Enfant, elle le voyait comme un géant, avec ses mains calleuses qui la flattaient ou la giflaient. Peu à peu, à mesure qu’elle prenait de l’âge, les autres hommes avaient cessé de lui paraître aussi grands, sauf son père qui restait immense. Pas seulement à cause de sa taille et de son impressionnante carrure. Non, ça venait de l’intérieur ; c’était un géant de l’âme, le maître absolu. Mais maintenant, il semblait que quelqu’un avait extirpé le colosse en lui pour ne laisser que la peau et les os.

Ce quelqu’un, c’était Gerry Fegan, et à la seule évocation de son nom, elle se sentait envahie par une bouffée de haine. Mais c’était une femme dotée de sens pratique qui avait toujours gardé les pieds sur terre. Pendant que ses frères gâchaient leur jeunesse en se reposant tranquillement sur la réputation de leur père, elle avait lutté pour s’en montrer digne.

« Tu veux te remettre au lit ? demanda-t-elle.

— Oui, chérie. Je suis fatigué. »

Orla le hissa péniblement en le prenant sous les aisselles tandis qu’il s’accrochait à son cou.

« Doucement », dit-elle quand la couverture glissa et qu’il posa par terre sa jambe blessée en retenant son souffle.

Quelques mois auparavant, l’idée qu’elle pût le soulever aurait semblé absurde. Mais à présent que le géant en lui avait été arraché, elle y parvenait sans se briser le dos, bien qu’avec difficulté.

Elle l’entraîna en reculant, à petits pas, jusqu’à ce qu’elle bute contre le bord du lit et le retourne pour l’asseoir. Il se laissa tomber en haletant et en jurant. Elle lui leva les jambes, les étendit sur les couvertures.

« Là… Allonge-toi maintenant. »

Il se laissa aller contre les oreillers. Son front était pâle, luisant de sueur. Elle alla remplir un gobelet d’eau, l’aida à boire, puis lui essuya le menton avec une serviette en papier. Au contact de sa peau flasque et distendue, elle réprima une montée de larmes.

« Il ne me plaît pas, reprit-elle.

— On dit que c’est le meilleur, répliqua O’Kane. Peu importe qu’il te plaise ou non. Je le paie pour faire un boulot, pas pour être ton ami.

— Tu n’as pas besoin de lui pour Toner et les autres. » Elle jeta le gobelet et la serviette en papier dans une poubelle. « N’importe quel abruti pourrait les dézinguer.

— Surveille ton langage, chérie. Ce n’est pas très convenable pour une fille. »

Elle prit la grosse main de son père dans la sienne. « Oh, tu ne vas pas me faire la morale comme un vieux coincé. Reconnais que tu pourrais trouver d’autres gars pour s’en occuper. »

O’Kane soupira, une expiration si profonde que son torse massif parut se vider de sa substance. « Ce n’est pas pour eux que je l’engage. C’est pour Fegan. »

Orla considéra les veines éclatées qui lui striaient le visage, ses sourcils en bataille, les cernes sombres sous ses yeux. « Et si tu le laissais tranquille ? Personne n’en a plus jamais entendu parler. Il restera planqué. Quelle raison aurait-il de revenir ? »

La main de son père mollit dans la sienne. « Je ne veux plus aborder ce sujet. Tu ne me feras pas changer d’avis.

— Tes rêves ne s’arrêteront pas une fois que tu l’auras tué, continua-t-elle en lui serrant plus fort la main. Tu crois que tu iras mieux s’il est mort, mais tu te trompes. Il n’y a rien qui…

— Laisse-moi maintenant, chérie. » Il retira sa main. « Je suis fatigué.

— Très bien. » Elle se pencha pour l’embrasser, pressant les lèvres sur son front humide de sueur. Il détourna la tête.

Elle sortit et referma doucement la porte derrière elle. Puis, assise dans le fauteuil du couloir, en face de la chambre de son père, elle enfouit son visage dans ses mains et laissa échapper les longs sanglots déchirants qui lui montaient du ventre. Pour la centième fois, elle se vit écraser un oreiller sur la tête du vieil homme et le délivrer de cette chose qui lui rongeait l’esprit.

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