12.

Le premier client de Lucy est un homme distingué, vêtu d’un costume trois pièces impeccable. Il est accompagné d’un immense chien, un lévrier afghan. Les deux arrivants ont la même pilosité beige filasse, les même jambes fines et longues, les mêmes yeux brillants, la même dégaine. L’homme porte des chevalières à chaque doigt.

Il se laisse tomber dans un fauteuil comme s’il était épuisé.

– Je m’appelle William Clark. Je suis anglais, et j’ai acheté le château de Mérignac. Or celui-ci est hanté par un fantôme. Je perçois sa présence hostile en ma demeure. Surtout la nuit. Cela perturbe régulièrement mon sommeil, et à chaque fois je réveille ma femme. Notre couple commence à en être affecté. Même mon chien devient nerveux.

L’animal bâille.

– Vous êtes notre dernier recours.

Le client a énoncé l’objet de sa requête sur le même ton que s’il avait cherché à se débarrasser de rats ou de termites. Il précise :

– J’ai déjà fait appel au prêtre exorciste de l’évêché, mais cela n’a pas suffi. On m’a dit que vous étiez la meilleure dans ce genre de situation. Des amis m’ont raconté comment ils avaient bénéficié de vos services et la satisfaction qu’ils en avaient tirée. Il paraît que vous êtes la seule à savoir vraiment parler aux morts. Je vous en supplie, débarrassez-moi de cet importun.

Lucy hoche la tête et ferme les yeux. Elle utilise différents relais pour convoquer l’entité. Enfin apparaît un ectoplasme maigrichon aux allures un peu efféminées, vêtu d’un costume raffiné.

– C’est vous le fantôme du château ? lui demande Lucy.

Baron de Mérignac, dix-septième du nom. Je suis l’heureux propriétaire du château, répond-il sur un ton sec.

– Le nouveau propriétaire veut que vous partiez. Il dit qu’il est chez lui sur ces terres.

Quelle affirmation éhontée ! Cela fait au moins huit cents ans et dix-sept générations que ma famille habite ce château, qui se transmet de père en fils. C’est un pur hasard si le dernier rejeton, un bâtard qui plus est, s’est mis à jouer au poker et à dilapider le patrimoine dont il avait hérité. Il est hors de question qu’un étranger, qui n’appartient même pas à notre famille par alliance, me vole mon château. Dites-lui que c’est moi qui souhaite qu’il déguerpisse au plus tôt, et que sinon il va lui arriver des malheurs.

Gabriel remarque que Lucy a un tressaillement de la paupière gauche, tic qui semble signifier : « Je sens que ça ne va pas être une mince affaire. » Elle toussote dans sa main et lève les yeux vers son client :

– Bon… Monsieur Clark, comme vous me l’avez demandé, j’ai convoqué le fantôme qui hante vos terres. Il a accepté de me parler, et donc de vous parler. Il tient à rappeler qu’il est le baron de Mérignac et qu’il est chez lui dans ce château, puisqu’il appartient à sa famille depuis sept générations.

Pas sept, mademoiselle, mais dix-sept. Vous pourriez faire un peu plus attention !

– Euh oui, pardon, dix-sept générations. Donc a priori il ne souhaite pas partir. Il semble en revanche désirer ardemment que ce soit vous qui quittiez les lieux.

– J’ai acheté ce château avec l’argent que j’ai gagné pendant des années de dur labeur dans la finance. J’ai tous les actes notariés. Il m’appartient de droit.

L’aristocrate translucide qui plane au-dessus de la scène hausse les épaules.

Ce ne sont que de fines feuilles de papier recouvertes de taches d’encre. Moi je vous parle de blasons aux armes de la famille, d’Histoire, de drames ; vous n’avez aucune idée de tout ce qui s’est réellement passé dans ce château. Mon arrière-grand-mère est morte en couches sur le lit que cet imbécile veut transformer en bar à whisky. Mon grand-père a combattu les Allemands au fusil depuis la fenêtre du premier étage que ce nouveau propriétaire veut cimenter. Et je ne vous parle même pas du chêne centenaire qu’il veut scier pour construire une piscine à la place ! Cet homme est non seulement un voleur, mais un barbare qui n’a aucun respect pour le patrimoine de notre pays. Il est hors de question que je lui abandonne notre domaine. En plus, c’est un Anglais. Il mange du bœuf bouilli avec de la sauce à la menthe. Cela ne m’étonnerait pas que ce soit un descendant des charognes qui ont lâchement tiré leurs flèches sur les chevaliers français, dont mon plus lointain ancêtre faisait partie, durant la bataille d’Azincourt.

– Alors, il a compris qu’il doit me laisser tranquille ? insiste le client.

Lucy se penche et murmure, comme pour éviter d’être entendue par l’esprit de l’aristocrate :

– Le baron de Mérignac a répondu en gros que ce n’est pas parce que vous avez donné de l’argent à une agence que vous avez la moindre légitimité à occuper ce lieu.

– Mais c’est chez moi ! clame le vivant.

Non, c’est chez moi.

– Ce fantôme doit partir !

Alors là il peut toujours se brosser ! Jamais au grand jamais je ne partirai !

– Il dit qu’il ne le souhaite pas pour l’instant…, commente laconiquement Lucy.

Les chats encerclent le chien de l’Anglais. Ils ne cherchent pas à lui faire peur, simplement lui signaler leur présence en nombre. Le lévrier bâille d’une gueule aussi large que profonde afin d’exprimer le désintérêt que lui évoquent ces concurrents dérisoires qu’il pourrait balayer d’un coup de patte.

Lucy cherche ses mots, croisant et décroisant les doigts.

– À mon avis vous devriez négocier, monsieur Clark. Et d’abord, arrêtez de dire « le fantôme ». Les âmes errantes n’apprécient pas. Appelez-le « baron » ou « monsieur le baron ». Peut-être pourriez-vous vous partager le château ? Lui laisser une partie dans laquelle il a ses habitudes et garder le reste ? Je veux bien jouer les intermédiaires concernant ses directives pour les travaux du jardin, notamment une histoire d’abattage d’arbre centenaire qui a l’air de l’énerver.

– Il est hors de question que je négocie quoi que ce soit avec ce nuage de vapeurs toxiques. J’ai déjà négocié avec l’agence immobilière qui m’a vendu ce château trop cher. J’ai mis toutes mes économies dedans et je ne veux pas renoncer à une partie de ce bien pour la laisser à ce nuisible qui n’est même pas palpable !

Lucy étire sa bouche en une grimace contrite et se penche encore un peu plus en avant.

– Je vous en conjure, si vous ne voulez pas que la situation s’envenime, ne l’insultez pas.

Il m’a traité de quoi, le rosbif ? De nuage de vapeurs ? De nuisible !? Il s’est vu, ce tas de viande avariée ?

Gabriel constate avec surprise qu’il existe un racisme anti-morts et aussi anti-vivants, mais il préfère rester en dehors de tout ça.

– Comprenez, monsieur Clark, que la revendication du baron de Mérignac, qui rappelle qu’il est là-bas chez lui, doit aussi être prise en compte.

– Mais il n’a aucun droit face à la justice ! Ce n’est rien d’autre qu’un squatteur !

– Vous voulez lui intenter un procès ? Le faire expulser par un huissier ou par la police ? demande Lucy, narquoise.

– Par vous. C’est vous ma police anti-fantômes. Il faut que vous nettoyiez mon château de ce gêneur.

– Mesurez vos propos, il vous entend. Comment vous faire comprendre… Les conquistadors espagnols, quand ils ont débarqué en Amérique en 1492, avaient eux aussi des papiers officiels leur donnant la propriété des terres où ils accostaient… Mais les Indiens étaient quand même là depuis plusieurs siècles.

– Je ne vois vraiment pas le rapport !

– Pour les conquistadors aussi il fallait nettoyer le pays des sauvages qui le hantaient. N’empêche que, du point de vue des Indiens, ils étaient des étrangers qui arrivaient pour les envahir et leur voler la terre sur laquelle ils étaient nés et où avaient toujours vécu leurs ancêtres. C’est juste une question de point de vue.

William Clark se renfrogne.

– J’y suis, j’y reste. Et puisque vous n’êtes pas capable de m’aider à faire partir ce fantôme, je vais allez consulter un médium un peu plus professionnel. J’ai d’autres noms, des gens moins réputés, certes, mais probablement plus efficaces.

– Vraiment, monsieur Clark, je ne saurais trop vous conseiller de choisir la diplomatie plutôt que l’acharnement, qui n’aboutira à rien. D’ailleurs, je ne suis pas sûre que vous soyez en mesure de gagner à ce petit jeu. Ce fantôme est vraiment chez lui, après tout. Il est sur son territoire, il connaît le terrain.

L’Anglais se lève, outré.

– Vous êtes de son côté, c’est ça ?

– Non, j’essaie de trouver la meilleure solution pour tout le monde.

– C’est un comble ! Je préfère ne pas perdre une seconde de plus ici !

L’homme se lève et le chien, surpris, se lève avec lui, le museau tourné vers la sortie.

– Vous me devez quand même 150 euros pour cette séance, lui indique Lucy.

– Je suis très déçu ! Et croyez bien que vous n’avez pas fini d’entendre parler de moi.

William Clark sort les billets et les jette par terre avec dédain.

Lucy s’adresse à l’âme errante.

– Je suis désolée, j’ai fait tout ce que j’ai pu.

Désormais, je n’aurai plus le moindre scrupule à faire en sorte qu’il déguerpisse. Il y a vraiment des gens à qui on a envie de donner tout ce qu’ils n’ont pas eu dans leur enfance.

– Je ne comprends pas, à quoi faites-vous référence ?

À des claques, par exemple.

– Ne soyez pas trop cruel, dit-elle. Ce n’est qu’un homme à l’esprit obtus.

Je vais me contenter de le mettre face à ses propres contradictions.

Alors qu’elle s’apprête à repartir, l’âme errante du baron remarque l’âme errante de l’écrivain.

Touriste ? demande-t-il.

Heu… oui, en quelque sorte. Je suis décédé ce matin.

– Vraiment ? Alors préparez-vous à beaucoup de surprises.

– Je dois avouer que pour l’instant, je ne m’ennuie pas.

– Et pourquoi êtes-vous là ?

– Je veux savoir qui m’a tué.

Le baron lâche avec une moue ironique :

Ça c’est bien une préoccupation de « nouveau-mort »…

Il fait une révérence puis, d’un geste désignant la médium, laisse entendre à Gabriel qu’il est entre de bonnes mains.

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