21.

« Comme vous le savez, j’ai un frère jumeau, Thomas. À ce qu’il paraît, nous nous tenions enlacés dans le ventre de notre mère quelques jours encore avant l’accouchement. Qui s’est mal passé. Selon ses dires, cela a été “une vraie boucherie”, à laquelle elle a heureusement survécu. De toute façon, elle prétendait qu’elle avait prévu la situation ; elle était astrologue.

Notre père, lui, était beaucoup plus cartésien. Il enseignait la biologie à l’université et, en parallèle, il était chercheur indépendant. Il espérait que ses expériences le rendraient célèbre, mais ses domaines de prédilection n’ont jamais intéressé ses pairs. C’est lui notamment qui, lorsqu’il travaillait aux États-Unis, a découvert que les vers planaires retrouvaient leur chemin dans un labyrinthe même une fois qu’on leur a coupé la tête et que celle-ci a repoussé. Et il pensait vraiment qu’il pourrait un jour prolonger la vie humaine avec cette découverte sur les vers planaires. Cette expérience est d’ailleurs citée dans l’encyclopédie de mon grand-oncle Edmond Wells et elle nous a longtemps fascinés, mon frère et moi. Elle nous a conduits à nous poser très jeunes des questions sur la mort, la vie, la mémoire, le siège de l’esprit.

Mon père entretenait une relation privilégiée avec Thomas, tandis que j’étais plutôt le chouchou de ma mère, qui m’aimait d’un amour un peu étouffant. Mon complice était mon grand-père paternel, Ignace Wells, lieutenant de police. Avec lui j’avais de longues conversations au bord du lac du bois de Boulogne, tout en lançant des croûtons de pain aux cygnes.

Vous n’êtes pas la seule à avoir un conte pour enfants de prédilection. Vous, c’est “La Chèvre de M. Seguin” de Daudet, et moi c’est “Le Vilain Petit Canard” d’Andersen. Au cas où vous l’auriez oublié, je vous en rappelle l’histoire : le petit canard, exclu et agressé par les autres canetons, s’avère en grandissant ne pas être un canard, un œuf de cygne ayant été placé par erreur au milieu d’œufs de canard. À partir du moment où il assume cette différence qui le faisait tant souffrir, il devient heureux. Comme le disait mon grand-père : “Tout handicap peut devenir un atout. Toute erreur, dès lors qu’elle est assumée, peut passer pour un choix artistique.”

Le cygne est ainsi devenu notre “signe” de connivence. Et le lac notre lieu de communication.

En dehors des instants merveilleux passés avec mon grand-père, la vie au milieu des autres “canards” n’était pas facile. Contrairement à mon frère, je n’étais pas bon élève, ni sportif. Il était au premier rang, j’étais au fond, près du radiateur. Mes bulletins me décrivaient ainsi : “Élève rêveur, devrait revenir sur terre.” Nous étions devenus un cas d’école pour nos professeurs : des jumeaux identiques en tout point, mais dont l’un était premier de la classe, l’autre dernier.

Je n’aimais pas les livres qu’on nous proposait en cours. Les écrivains du programme me semblaient être des donneurs de leçons, des moralisateurs imbus d’eux-mêmes, et je subodorais qu’ils ne respectaient pas dans leur propre vie les sages conseils qu’ils prodiguaient à leurs lecteurs.

Mon grand-père, constatant que je rejetais la littérature “officielle”, m’a dit un jour : “En fait, un bon livre peut se résumer à une bonne blague.” Alors, il m’a appris des blagues, dont l’effet était immédiat. Il me racontait des blagues de plus en plus longues, jusqu’au jour où il m’a conseillé de lire un livre “différent” qui à ses yeux était une bonne blague de trois cents pages : Le Chien des Baskerville, de l’écrivain anglais Conan Doyle. Ça a été une révélation. Je tournais les pages avec avidité. J’ai lu tout le roman d’un trait, sans même avoir conscience du temps qui passait. Ce que vous avez ressenti en prison en lisant Nous les morts, je l’ai ressenti en lisant Doyle. Je voulais savoir quel était ce monstre tapi dans la lande qui terrifiait tous ceux qui s’y aventuraient. Dès lors, la littérature a cessé de m’apparaître comme une suite de jolies phrases qu’on enfile comme des perles sur un collier, pour devenir une énigme insoluble qui se résout par un tour de magie.

À moi non plus, le monde que me proposaient mes parents et l’école ne convenait pas. J’ai donc fugué, pas physiquement mais psychiquement.

Après Le Chien des Baskerville, j’ai lu tout Conan Doyle et j’ai inventé mon propre enquêteur, baptisé “Le Cygne”. Je l’ai imaginé la peau excessivement blanche, avec un long cou, et lorsqu’on l’énervait, il devenait vite très agressif. Sa devise était : “Il y a deux vérités, celle qu’on veut nous faire croire et celle qu’on veut nous cacher.”

Au début, je rédigeais des petites enquêtes de dix pages avec peu de personnages. De simples nouvelles pour lesquelles je cherchais chaque fois la fin la plus surprenante possible. Dans ma tête, je visualisais une architecture sous-jacente à chaque histoire : certaines étaient en forme de cercle (l’enquêteur découvrait que la clef de l’énigme était sous ses yeux depuis le début) ; d’autres en forme de spirale (l’histoire ne cessait de se compliquer et de s’élargir en prenant des virages inattendus) ; d’autres encore en triangle (un personnage avait utilisé un autre personnage pour parvenir à ses propres fins), en pyramide (plusieurs intrigues parallèles convergeaient au sommet), en croix, en cathédrale… J’utilisais aussi comme structure narrative les principes inhérents à l’art de la magie tels que la diversion, le choix forcé, le double fond, les miroirs, les jumeaux… Oui, je peux dire que j’ai été sauvé par les enquêtes de Sherlock Holmes et tout ce qu’elles ont éveillé dans mon esprit.

J’avais toujours de mauvaises notes à l’école, mais mes professeurs de français me complimentaient de plus en plus. Je me souviens qu’au collège l’un d’entre eux m’a déclaré : “Franchement, j’ai adoré vous lire : j’ai bien ri, votre trouvaille finale m’a estomaqué, mais vous devriez quand même soigner la forme. Vous avez fait dix fautes d’orthographe, ce qui m’a encore une fois obligé à vous mettre zéro. Mais je voulais quand même que vous sachiez que je prends tant de plaisir à vous lire que je commence toujours par votre copie afin de me donner de l’entrain pour les autres, qui sont souvent dépourvues de fautes d’orthographe mais ennuyeuses à mourir.”

Si les professeurs continuaient à me sanctionner, ce n’était toutefois plus le cas de mes camarades de classe, qui adoraient m’écouter raconter les enquêtes de l’inspecteur Le Cygne dans la cour de récréation.

J’avais trouvé ma place : j’étais le “raconteur d’histoires”. Depuis la nuit des temps ont existé des bardes, des griots, des conteurs, qui ont contribué à créer la culture du groupe. Rien qu’avec mes enquêtes du lieutenant Le Cygne je créais une sorte de tribu d’“écouteurs”, ce qui m’attira enfin l’intérêt des filles.

Dès lors, mon frère et moi nous sommes retrouvés en concurrence : lui gagnait dans le circuit classique, et moi dans cette nouvelle vocation. D’une certaine façon, je m’inscrivais dans le prolongement de ma mère qui, en tant qu’astrologue, racontait des histoires pour faire plaisir à ses clients.

Thomas, lui, voulait être un scientifique sérieux, dans la droite ligne de notre père, même s’il a choisi plus tard de se spécialiser en physique et non en biologie. Il voulait construire des appareils à ondes, c’était son truc.

Quand mon grand-père fut hospitalisé, j’avais 13 ans et je lui rendais visite pour poursuivre nos longues conversations. Il avait 82 ans à l’époque et sa santé se dégradait très vite. Il me disait qu’il voulait mourir, mais ma grand-mère lui répondait invariablement : “Mais non, tu dis des bêtises, ton médecin est formel : tu as des chances de t’en sortir.” Je me souviens qu’il tenta d’arracher les tubes de sa perfusion et qu’on l’attacha donc avec des sangles à son lit. Il me supplia de l’aider à mourir, mais je ne savais pas comment faire. Finalement, j’ai appris un jour qu’il avait trouvé la force d’arracher ses sangles et de mettre fin lui-même à ses jours. Sa mort m’a traumatisé, ainsi que le fait que ma grand-mère refuse de respecter sa volonté. “Si on ne peut même pas décider quand on va mourir, alors cela sert à quoi d’être libre ?” m’étais-je demandé.

Si j’ai été profondément marqué par cette perte, cela n’a pas été le cas de mon frère qui répétait : “La médecine a fait ce qu’elle a pu, mais papi a préféré lutter contre les décisions du médecin et a fini par en payer le prix.” Voyant quand même que cette disparition m’affectait énormément, Thomas m’a proposé de fabriquer un “nécrophone”, une machine pour parler aux morts inspirée d’une vraie machine qu’avait imaginée Thomas Edison dans ce but. J’ai adoré cette idée et décidé que, le temps qu’il mette au point sa fabuleuse machine, j’allais utiliser mon propre talent, celui d’écrivain en herbe, pour imaginer comment elle pourrait fonctionner. La nouvelle écrite à cette époque, simplement intitulée “Nécrophone”, a servi de base au roman que j’allais écrire dix ans plus tard, Nous les morts.

Puis j’ai suivi des études de droit, qui m’ont vite lassé, et de criminologie, qui m’ont pour le coup passionné. J’ai réussi l’examen de sortie haut la main, et comme il y avait peu de concurrence (les étudiants journalistes préfèrent la politique et la culture à la criminologie), j’ai été facilement engagé dans un grand hebdomadaire de gauche qui cherchait un journaliste spécialisé dans les affaires criminelles.

Mes premiers articles ont rencontré beaucoup de succès : les lecteurs aimaient mon style romanesque directement influencé par Doyle. Je suivais les procès aux assises et je les mettais ensuite en scène dans mes articles de façon théâtrale, en donnant beaucoup de détails sur la psychologie des intervenants, assassins comme victimes.

Très vite, le rédacteur en chef m’a proposé de monter en grade et offert le titre tant convoité de “grand reporter”. J’avais enfin l’autorisation de réaliser de gros reportages, avec mon propre photographe et du temps pour faire moi-même mes repérages et mes audiences de témoins. J’avais un meilleur salaire, plus d’espace pour m’exprimer et, en retour, je permettais au journal d’augmenter son lectorat. Mes premiers reportages furent remarqués, on me citait à la radio, on reprenait mes analyses dans des articles de journaux concurrents, et mon courrier des lecteurs formait une belle pile sur mon bureau.

Et puis j’ai réalisé un reportage sur un pédophile belge accusé d’avoir kidnappé des enfants. On croyait qu’il agissait seul. Or, en menant l’enquête, j’ai découvert qu’il faisait partie d’un réseau d’une centaine de personnes, dont des notables allemands et des ministres belges. Étonnamment, les juges ont refusé ne serait-ce que d’envisager l’hypothèse du réseau, à tel point qu’ils faisaient taire l’incriminé quand il s’apprêtait à dénoncer ses complices. J’étais sidéré. J’ai donc rédigé un article où je présentais tous les indices prouvant que la justice tentait d’étouffer l’affaire. Je n’ai néanmoins pas eu le loisir d’exposer mes conclusions jusqu’au bout, car mon rédacteur en chef craignait d’être poursuivi, voire pire, comme il me l’a un jour signalé en disant : “Il y a parfois des gens qui disparaissent pour moins que ça.”

Je n’ai donc pas insisté et j’ai renoncé à cette publication pour me consacrer à des enquêtes moins “dérangeantes”, notamment une concernant un animateur de télévision très populaire dont j’avais découvert qu’il consommait de la cocaïne et avait déjà blessé grièvement plusieurs filles, sous l’effet de la drogue, alors même qu’il présentait des émissions dans lesquelles il dénonçait les violences conjugales pour faire pleurer dans les chaumières. Là encore, je n’ai pas pu dévoiler mes découvertes. Cet homme-là avait un audimat trop élevé pour qu’on l’atteigne.

À la suite de cet épisode, mon rédacteur en chef m’a convoqué. Il m’a dit qu’il fallait que j’arrête de vouloir faire des enquêtes de cette manière. Il a raillé ma naïveté qui, disait-il, me faisait confondre le métier de journaliste avec celui de justicier. De toute façon, il n’y avait, selon lui, plus de budget dévolu aux enquêtes longues. Il a terminé en disant : “Gabriel, soyez humble, arrêtez de vouloir faire votre intéressant, contentez-vous de reprendre les dépêches en les étoffant grâce à votre style unique et vos personnages si bien incarnés. Cela coûte moins cher à notre magazine et cela suffit amplement à nos lecteurs.”

J’ai donc recommencé à écrire des articles qui ne dérangeaient personne, tout en rêvant de m’attaquer à des morceaux plus consistants. Et l’occasion s’est présentée. La troisième enquête approfondie que j’ai menée de mon propre chef portait sur le directeur d’une agence gouvernementale de contrôle de la moralité à la télévision, qui avait été vu par plusieurs témoins assassiner une prostituée dans une orgie sadomaso. Plusieurs politiciens s’étaient empressés de venir à son secours pour l’innocenter ; il clamait qu’il était un père de famille exemplaire, à la morale irréprochable, et qu’il était victime d’un complot de producteurs de films X frustrés de ne plus pouvoir inonder la télévision de leurs obscénités. Pour se disculper, ce directeur de morale télévisuelle avait rédigé sa version des faits sous la forme d’un essai intitulé L’Honneur bafoué d’un homme. La veille du procès, l’un des principaux témoins, un travesti, a été étranglé dans sa cellule. Les autres prostituées entendues comme témoins se sont alors rétractées, et un journaliste de télévision qui soutenait l’hypothèse du meurtre a été licencié.

J’ai interviewé ces filles une par une, et elles m’ont toutes dit qu’on les avait menacées de leur retirer la garde de leurs enfants si “elles persistaient dans leurs mensonges visant à jeter le discrédit sur un homme vertueux”. Elles m’ont raconté avec force détails la soirée du crime ; comme leurs descriptions concordaient parfaitement, j’ai rédigé un long article. Craignant que mon rédacteur en chef ne mette son veto, j’ai transmis mon texte au dernier moment, juste avant le bouclage, en prétendant qu’il avait été validé. Ça a failli marcher, mais la secrétaire de rédaction a finalement eu un doute et averti le rédacteur en chef qui a pu tout bloquer. J’ai appris par la suite que ce dernier était lui-même un ami de l’incriminé. Le lendemain, il m’a convoqué pour me dire que c’était la goutte d’eau qui avait fait déborder le vase, que j’étais paranoïaque et que je voyais toujours des criminels là où il n’y en avait pas. Il m’a conseillé de me faire soigner et m’a licencié au motif suivant : “Confond ses intuitions personnelles avec la réalité des faits.”

S’en est suivie une année de chômage et de difficultés à payer mon loyer. Ma réputation de “fauteur de troubles” m’a empêché d’être engagé dans les journaux concurrents. Je vivais dans un petit studio de dix mètres carrés sous les toits, avec toilettes et douche communes, et je ne mangeais qu’un repas par jour – en général des pâtes lyophilisées à la sauce tomate.

J’ai profité de ce temps libre pour transformer mon premier article sur le réseau pédophile belge en roman à suspense truffé d’informations de criminologie peu connues. Cela a été mon premier manuscrit : Le Cygne.

Je l’ai envoyé à une dizaine d’éditeurs. Aucun n’en a voulu et tous m’ont envoyé la lettre type de refus : “Désolé, cela ne correspond à aucune de nos collections. Nous vous conseillons cependant de le présenter à d’autres éditeurs plus à même de défendre ce genre de texte. Bonne chance pour votre future publication.” J’ai donc réécrit le texte, et je l’ai renvoyé aux mêmes éditeurs, qui m’ont de nouveau adressé des lettres polies de refus.

Et puis, un jour, une maison m’a appelé pour me dire que le grand éditeur Alexandre de Villambreuse voulait me rencontrer au plus vite. Le patron voulait me voir personnellement ! Je n’en revenais pas.

Lors de notre première entrevue, il m’a dit : “On le prend mais c’est trop long. Mille cinq cents pages d’enquête sur un réseau pédophile belge, ça ne peut pas toucher le grand public. Je vous propose de ramener votre ouvrage à trois cent cinquante pages, et de situer l’intrigue au Luxembourg plutôt qu’en Belgique pour éviter tout problème juridique. Et, évidemment, aucun nom. Ce sera aux lecteurs de faire le lien avec la vraie affaire s’ils ont un minimum de curiosité.”

Après m’avoir longuement fixé, il a ajouté : “Je crois que cela peut toucher le jeune public et les gens avides de nouveauté. Actuellement, ce qui me navre le plus, c’est que tous les livres se ressemblent et ressemblent aux livres du siècle dernier…”

La sortie de mon premier roman a provoqué chez moi comme un petit baby-blues littéraire, que j’ai surmonté pour suivre la vie de mon livre, notamment en participant à une tournée des librairies de province pour en parler. Malheureusement, Le Cygne n’a connu qu’un faible retentissement médiatique : un seul article dans mon ancien hebdomadaire, écrit par un collègue qui avait trouvé mon éviction scandaleuse, et un passage dans une émission télévisée littéraire programmée à 1 heure du matin. Mais il y a eu un fort bouche-à-oreille jusqu’à la sortie du livre en format poche et même après, ce qui m’a permis de toucher plus de lecteurs.

Alexandre de Villambreuse m’a donc assez logiquement commandé la suite des aventures du lieutenant Le Cygne. Ce fut La Nuit du cygne. Cette fois-ci, le roman s’appuyait sur mon enquête concernant l’animateur violent sous cocaïne. Je travaillais encore plus la psychologie de mon héros enquêteur, Louis Le Cygne, imaginant notamment que l’un de ses rituels était d’aller nourrir les cygnes du lac du bois de Boulogne pour réfléchir. C’était une manière de faire revivre mon grand-père.

Le livre connut, toujours sans le soutien des médias, un grand succès populaire, et j’obtins même plusieurs prix de lecteurs, mais le manque d’intérêt de la presse m’intriguait. J’ai donc interrogé à ce sujet Alexandre de Villambreuse, qui m’a expliqué que c’était automatique : “Soit vous avez les critiques, soit vous avez le public. Les deux sont incompatibles en France. Vous préférez quoi ?” J’ai répondu que je choisissais le public, ce qu’il a applaudi en disant que c’était charitable de ma part de laisser aux mauvais écrivains les bonnes critiques. Je me souviens de ce dialogue qui m’avait sidéré, car à l’époque je n’imaginais pas que le système puisse être à ce point clivé.

Après les deux polars sous-titrés “Les enquêtes du lieutenant Louis Le Cygne”, craignant d’être définitivement catalogué dans un seul genre littéraire, j’ai tenté d’écrire un livre de spiritualité en y faisant s’entremêler aventure et suspense : Nous les morts. L’histoire était directement inspirée du nécrophone que mon frère avait voulu fabriquer. J’utilisais tout ce que j’avais découvert dans Le Livre des morts tibétain et Le Livre des morts égyptien, ainsi que des interviews de médiums et théologiens. Ce roman ne connut aucun retentissement médiatique. Même pas une référence dans un journal de petites annonces. Ce fut un échec total, comme vous le savez déjà. Il fallait me rendre à l’évidence : mes morts n’intéressaient pas… les vivants.

J’ai alors pensé que ma carrière d’écrivain était finie et qu’il me fallait revenir au journalisme mais, sur les conseils d’Alexandre de Villambreuse, j’ai rédigé le troisième volume des enquêtes du lieutenant Le Cygne en m’inspirant cette fois de l’histoire du notable qui avait assassiné la prostituée : Le Chant du cygne.

À ma grande surprise, le roman s’est placé dès la première semaine en tête des palmarès. Comme quoi il faut, parfois, enfoncer trois fois le même clou pour qu’il entre. Quelques critiques ont même consenti à m’interviewer, non pas pour parler du livre, mais pour que j’essaie d’analyser ce succès qu’ils ne s’expliquaient pas. Et puis est paru le premier article assassin de Moisi. Lui non plus ne parlait pas du roman proprement dit, mais se déchaînait contre les lecteurs qui étaient suffisamment stupides pour acheter mes livres. Il sous-entendait que j’étais uniquement motivé par la gloire et la fortune, me traitant d’écrivaillon, d’auteur de basse catégorie. Grâce à son article, j’ai toutefois eu droit à une interview radiophonique où l’on m’a offert de répondre à ses insinuations et ses insultes. Un avocat m’a aussi proposé de lui intenter un procès en diffamation. À l’inverse, peut-être justement en réaction à l’article de Moisi, de nombreux libraires se sont mis à me soutenir, ainsi que des professeurs de français qui s’étaient aperçus que mes romans pouvaient donner aux jeunes le goût de la lecture, précisément parce qu’ils étaient faciles d’accès. Le Cygne a même été inscrit au programme de terminale et, en parallèle, le livre a connu un succès international. Ainsi, j’avais réussi à trouver un large public sans passer par la case médiatique. Certes, Moisi et certains de ses pairs ont continué de se déchaîner contre moi, mais au final cela m’a fait une très bonne publicité.

Après cela, j’ai écrit la suite de Nous les morts, Le Royaume des cieux, où je décrivais un peu plus précisément ce que j’imaginais pouvoir être le monde de l’après-vie. J’en ai profité pour relater la fameuse expérience de mon père sur le ver planaire, de manière à donner une dimension scientifique à un livre censé traiter de spiritualité. Là encore, le livre a trouvé un large public et connu une belle vie en librairie, ce qui était étrange, vu l’échec du livre dont il était la suite.

À partir de là, je me suis fixé une véritable discipline, à la manière des sportifs : tous les matins, de 8 heures à 12 h 30, j’écrivais au bistrot. Et tous les 1er avril, je sortais un nouveau titre, ce qui me forçait à travailler avec régularité et me permettait de fixer un rendez-vous annuel à mes lecteurs.

J’ai écrit des polars, des livres de spiritualité… au total, douze ouvrages en douze ans depuis Le Cygne. Tous n’ont pas rencontré le succès mais je voyais désormais ma carrière comme un long marathon et non plus comme une succession de petits sprints. Par chance, les lecteurs m’ont toujours soutenu. Ma hantise étant de me répéter, je m’apprêtais à explorer un nouveau genre littéraire et à publier un livre de science-fiction : L’Homme de mille ans, sur la tentative de prolonger l’espérance de vie. Le monde est ironique : je suis mort au moment même où j’avais décidé d’écrire sur les façons de rester en vie aussi longtemps que possible… »


22. ENCYCLOPÉDIE : LE BANDIT EMBAUMÉ

Il existe peu d’hommes dans l’Histoire qui aient connu une seconde carrière après leur mort. Ce fut pourtant le cas de l’Américain Elmer McCurdy, né en 1880. À 27 ans, ne parvenant pas à trouver un métier en raison d’un penchant un peu trop marqué pour l’alcool, il s’engagea dans l’armée. Là, il se spécialisa dans le maniement des explosifs. Après trois ans de service, il rejoignit une bande de pilleurs de trains et devint lui-même gangster. Lors de sa première attaque, menée contre un train qui transportait de l’argent destiné aux tribus indiennes, il dosa mal l’explosif et détruisit tous les billets en faisant sauter la porte du coffre. Ses autres attaques furent également des échecs pour des questions de dosage d’explosif, et le plus gros butin qu’il obtînt jamais s’éleva à 46 dollars. Cependant, sa tête fut mise à prix à 2 000 dollars. Poursuivi par trois shérifs, il se barricada dans une ferme et refusa de se rendre. Ses dernières paroles furent : « Vous ne m’aurez jamais vivant ! » Et, de fait, il fut abattu quelques minutes à peine après avoir prononcé cette phrase prophétique.

Son corps n’étant réclamé par personne, il servit d’attraction au croque-mort Joseph Johnson, qui l’embauma avec une solution d’arsenic et l’exposa à l’entrée de sa boutique. Une pancarte annonçait : « L’homme qui refusa de se rendre ». Il en coûtait 10 cents d’observer le cadavre habillé en cow-boy et disposé dans un cercueil. Le succès fut tel que plusieurs cirques ambulants tentèrent de racheter cette momie, sans succès. Mais cinq ans après sa mort, un homme se présenta comme son frère et récupéra le corps, soi-disant pour lui offrir une sépulture décente.

C’était en fait un escroc, qui profita de l’aubaine pour s’enrichir à son tour. La carrière d’Elmer connut ainsi une seconde vie. Pendant soixante ans, il fut prêté aux musées, parcs d’attractions et fêtes foraines sous le titre de « bandit embaumé ». En 1935, il fut exposé à l’entrée d’un cinéma qui projetait le film d’horreur Narcotic. Il fut ensuite exhibé dans un musée de cire consacré aux hors-la-loi célèbres. En 1967, il fit de la bien immobile figuration dans le film d’horreur The Freak et termina finalement sa carrière dans une attraction du parc de Long Beach, en Californie, baptisée « The Laff in the Dark » : complètement nu et peint en rouge, il était pendu à la sortie d’un virage dans le but de faire hurler de peur les passagers du train fantôme. En décembre 1976, un épisode de L’homme qui valait 3 milliards fut tourné dans ce tunnel de l’épouvante. Un accessoiriste le déplaça, pensant qu’il s’agissait d’un mannequin de cire, mais, lorsque son bras se détacha, il découvrit avec effroi qu’il y avait un os à l’intérieur. Un médecin accourut et constata qu’il s’agissait bien d’un corps humain momifié. Il trouva même dans sa bouche un penny datant de 1924 ainsi qu’un billet d’entrée pour le musée du Crime de Los Angeles. Ce fut grâce à ce billet que la police put reconstituer la trajectoire du cadavre et l’identifier comme celui du bandit Elmer McCurdy. Soixante-six ans après sa mort, il eut enfin droit à des funérailles dans l’Oklahoma, auxquelles assistèrent plus de 300 personnes. Deux tonnes de béton furent versées sur son cercueil afin que personne ne soit tenté de le voler.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome XII.

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