37.

Tu penses à quoi ? demande Ignace à Gabriel en volant à ses côtés.

C’est étonnant comme Lucy ressemble à Hedy Lamarr.

Je n’ai jamais compris ton attirance pour elle, elle est quand même bien moins impressionnante que Marilyn Monroe, Greta Garbo ou Grace Kelly.

Je sais, tu préfères les blondes, chacun ses goûts. N’en parlons plus.

Tiens, à propos, j’en connais une bien bonne. C’est un couple de vieux de 95 ans qui vont chez le notaire pour divorcer. Il leur demande : « Pourquoi avez-vous attendu si longtemps pour vous séparer ? » Alors ils répondent…

Merci papi, mais, comment dire… Depuis que je suis mort, j’ai un peu moins l’esprit à plaisanter.

Dommage, s’il y a bien un moment où l’on peut tout relativiser, c’est justement après son décès !

Alors disons que je n’ai pas l’esprit à plaisanter maintenant. Nous avons d’abord une mission à accomplir pour faire avancer mon enquête.

Voyant que son grand-père se renfrogne, Gabriel concède dans un soupir :

Très bien… Allez, raconte-moi la chute de ta blague.

Non c’est trop tard, je suis vexé.

Allez, papi, ne te fais pas prier. Je sais que tu es incapable de résister à l’envie de raconter une blague.

Tu te trompes, je ne céderai pas. Et puis tu as raison, concentrons-nous sur notre mission.

S’il te plaît. Raconte-moi.

Tu as vu la puissance d’une blague inachevée ? C’est frustrant, hein ?

Vas-y, papi.

OK, puisque tu insistes… Donc ils répondent : « On a attendu que les enfants soient morts pour ne pas les traumatiser. »

Gabriel regarde son grand-père avec affection. Les blagues l’ont sauvé alors c’est plus fort que lui, il vit avec elles, même après la mort. Gabriel imagine même que c’est peut-être grâce aux blagues qu’il a pu supporter sa grand-mère et résister à la tentation de divorcer. Chacune d’elles en dit long sur la vraie personnalité d’Ignace.

Ils planent comme deux oiseaux dans le ciel parisien et atterrissent gare de Lyon.

Comment retrouver la trace d’un fuyard qui est allé un vendredi 13 avril gare de Lyon, il y a neuf ans ? Cela va être difficile, dit Gabriel, visiblement découragé par l’ampleur de la tâche.

Tu oublies à qui tu as affaire : au lieutenant de police Ignace Wells, le roi de l’enquête de terrain. Ton Samy Daoudi, qu’il soit de ce côté-ci du monde ou de l’autre, nous allons le retrouver, crois-moi.

Les deux âmes errantes commencent à circuler dans le hall de la gare. Ignace s’approche de plusieurs hommes en uniforme de la SNCF.

Tu cherches quoi, papi, exactement ?

Un vieil employé alcoolique. « Vieux » pour être sûr qu’il était là il y a neuf ans. « Alcoolique » pour avoir une capacité d’action sur lui. Je t’ai déjà expliqué qu’on ne peut agir que sur les gens qui ont des auras à trous. On profite du fait qu’ils ne sont pas étanches pour les influencer.

Un drogué pourrait donc aussi faire l’affaire.

Tu as raison. Mais on a peut-être plus de chances de tomber sur un employé alcoolique que drogué.

Pour quelles autres raisons, déjà, peut-on avoir une aura qui n’est pas étanche ?

En cas de schizophrénie ou de somnambulisme, ou chez les sujets qui sortent de leur corps pour faire un voyage astral ou de la méditation transcendantale. Mais crois-moi, ici le plus simple est encore de trouver un employé qui boit.

Ignace et Gabriel parcourent tous les services administratifs de la gare de Lyon. Ils scrutent les guichetiers dans l’espoir de repérer des yeux rouges aux pupilles dilatées, des pommettes aux veines apparentes, des mains qui tremblent. Mais ils ne détectent rien.

Finalement, Ignace trouve dans les toilettes un individu qui boit en cachette du whisky directement à la bouteille.

Ça y est, j’en tiens un ! dit-il en récupérant son petit-fils. Viens vite !

L’individu a une aura marbrée de noir et trouée à plusieurs endroits.

Ignace pénètre par un de ces orifices et lui touche le cerveau.

L’homme a un hoquet. Son regard change.

Tu fais quoi, là, papi ?

J’examine sa pensée. Par chance, c’est un type qui a accès aux ordinateurs généraux. Il s’occupe de la maintenance informatique.

Ignace enfonce plus profondément son doigt dans les méninges de l’employé.

L’homme titube pour rejoindre son bureau et s’installe face à son écran, qu’il déverrouille en tapant son code d’accès. Ignace l’influence alors pour qu’il inscrive dans le moteur de recherche le nom de Samy Daoudi et la date du vendredi 13 avril neuf ans plus tôt.

Ils découvrent avec surprise qu’un passager répondant à ce nom a acheté ce jour-là à 11 heures un billet pour Genève.

Notre amant magnifique s’est enfui en Suisse quelques jours avant l’arrestation de sa dulcinée, commente simplement Ignace.

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