35.

– Je vous jure que je ne l’ai pas empoisonné.

– Et toutes ces recettes de poisons qu’on a retrouvées chez toi ?

– Je suis innocente !

– Tu es une empoisonneuse. On a même découvert dans les poubelles de ta cuisine des animaux morts qui ont dû te servir de cobayes. Des lapins, des souris, des rats tout secs et tout raides !

– C’est faux !

– Tous les éléments de l’enquête convergent vers toi.

– Non, je suis innocente, je vous le jure !

– Très bien, qu’on la soumette à la torture. Elle finira par avouer. Vous allez l’écarteler et lui faire boire de l’eau jusqu’à ce qu’elle avoue son crime.

– NOOOON !

– Emmenez-la !

– Je vous jure que je ne l’ai pas empoisonné !

La jeune femme s’effondre en pleurs, alors que des gardes la saisissent brutalement pour l’emporter vers la salle située au sous-sol du tribunal.

– Et… coupez ! Elle est parfaite ! s’écrie le réalisateur.

Tout le monde se détend. L’actrice essuie ses fausses larmes.

– Sabrina, tu as été merveilleuse.

– Merci.

– Maintenant, passe au maquillage et prépare-toi pour la scène de torture. On va utiliser pour ton supplice des éléments en bois et en fer, tu n’as aucune allergie à ces matériaux ?

– Du moment que mon maquillage ne coule pas et qu’il ne fait pas froid dans le studio, je serai prête pour tourner la scène dans une heure.

Lucy Filipini vient la retrouver dans sa loge pour l’interroger pendant qu’elle se prépare.

– Police. Capitaine Filipini. Puis-je vous poser quelques questions, mademoiselle Duncan ?

Elle sait maintenant présenter sa carte avec plus d’autorité et adopter un ton sec plus convaincant.

– Police, dites-vous ? C’est à quel sujet ?

– Tout d’abord, simple curiosité de cinéphile, c’est quoi ce tournage ?

– C’est un film historique sur la marquise de Brinvilliers, célèbre empoisonneuse de l’époque de Louis XIV. Vous connaissez cette affaire ?

– Euh, non…

– Cette pauvre fille a été manipulée par son amant, l’officier Godin de Sainte-Croix, pour empoisonner son père, ses deux frères et sa sœur. Elle les a éliminés en utilisant du poison concentré dans des pustules de crapaud. Elle s’était inscrite dans une sorte de société secrète de femmes qui cherchaient à se débarrasser des maris qu’on les avait précédemment forcées à épouser. Pauvres filles.

La médium n’ose pas signaler qu’elle a déjà eu l’occasion de discuter avec l’âme errante de ladite marquise de Brinvilliers au hasard de ses séances de spiritisme.

– Et vous, vous êtes là pourquoi, capitaine ?

– J’étais à l’enterrement de Gabriel Wells. Je vous ai vue et j’ai écouté votre discours avec attention. Or il y a une suspicion de mort non naturelle, précisément par poison. Je me demandais si vous aviez en votre possession des éléments qui pourraient m’aider à résoudre cette énigme.

– Gabriel a été assassiné ?

Sabrina semble abasourdie.

– Pour l’instant, dans l’intérêt de l’enquête, l’information doit rester confidentielle.

– Et vous pensez que cela pourrait être… moi ? Il ne faudrait pas confondre l’actrice et les rôles qu’elle interprète, ironise-t-elle. Je sais bien qu’au Moyen Âge il arrivait que la foule tue l’acteur qui jouait trop bien le personnage du méchant, mais on a évolué depuis…

– C’est moins en tant que suspecte que témoin que je vous interroge. Comme vous connaissiez bien Gabriel Wells, et que vous êtes la compagne avec laquelle il est resté le plus longtemps, vous pourriez peut-être me dire qui, dans son entourage, aurait pu avoir des raisons de lui en vouloir au point de souhaiter l’éliminer.

Une accessoiriste vient proposer à la vedette divers modèles de chaînes pour la scène de torture et elle sélectionne celui qui a les maillons les plus petits.

– En fait, Gabriel était paranoïaque, il avait l’impression non seulement que personne ne le comprenait, mais que beaucoup lui en voulaient.

– Vous vous disputiez souvent ?

– Jamais. Il était allergique à toute forme de conflit. Il m’avait avertie dès le départ : « À la première dispute, on se sépare. » Au moins c’était clair.

– Il était jaloux ?

– Étonnamment, non. Il disait qu’il ne faisait pas aux autres ce qu’il n’aimerait pas qu’on lui fasse. Donc il ne se permettait pas d’être possessif parce qu’il n’aurait pas toléré qu’on le soit avec lui.

– C’est vous qui l’avez quitté ?

– J’ai rencontré un acteur américain, Billy Graham. Or j’ai toujours eu envie de démarrer une carrière outre-Atlantique. C’était une opportunité à ne pas rater. Gabriel l’a très bien compris et il m’a même dit : « J’espère que tu seras heureuse avec lui et que ta carrière aux États-Unis va décoller. » C’était dit sans aucun cynisme, il était sincère. Évidemment, j’aurais préféré qu’il montre un peu de déception, ou qu’il me fasse une petite scène de jalousie, mais non, au contraire, il essayait de me rassurer. La séparation s’est passée si facilement que je finissais par me demander s’il m’avait vraiment aimée. Bon, par la suite, Graham s’est révélé être plus intéressé par les hommes que par les femmes. Ma carrière américaine n’a jamais démarré et il ne m’a jamais fait l’amour. J’aurais dû être plus attentive. À bien y réfléchir, certaines choses auraient dû me mettre la puce à l’oreille…

Elle adresse un petit clin d’œil à la policière.

– J’imagine que dans votre métier vous devez aussi voir des gens bizarres, reprend-elle.

Une costumière arrive et l’aide à se déshabiller. Puis la maquilleuse prend le temps de chercher la bonne teinte de poudre et l’étale sur la peau claire de l’actrice.

– Et après vous, Gabriel Wells a été avec d’autres femmes que vous connaissiez ?

– Gabriel aimait les femmes. À force d’écrire des histoires plus ou moins à l’eau de rose, il était devenu lui-même un romantique. Chaque fois qu’il en rencontrait une nouvelle, il envisageait de l’épouser et de lui faire des enfants. C’est moi qui, ensuite, jouais la conseillère et calmais ses enthousiasmes successifs. C’était le contraire d’un papillonneur, c’était un explorateur. Un jour, je lui ai dit qu’en fait il se mettait en couple pour alimenter ses scènes d’amour. Il a ri et avoué qu’il y avait un peu de ça. D’ailleurs, je suis présente en filigrane dans beaucoup de ses romans. L’héroïne de son deuxième « Cygne », La Nuit du cygne, Esmeralda, c’est moi. La scène où, durant l’acte amoureux, la fille raconte son plus grand fantasme, est directement inspirée de ce que nous avons vécu. Je lui avais dit : « Tiens, on va voir si, quand je te décris mon plus grand fantasme, ça a un impact sur la vigueur de ton sexe alors qu’il est en moi. »

Lucy Filipini, très gênée par cet aveu, essaie de trouver une contenance en buvant un verre d’eau, mais elle avale de travers et s’étouffe.

– À chaque phrase que je prononçais, je ressentais une infime modification de son corps dans le mien. Il m’a alors félicitée d’avoir inventé le meilleur moyen de vérifier l’intérêt d’une histoire ! Après ça, chaque fois que nous faisions l’amour, je devais imaginer un fantasme encore plus osé pour le surprendre…

Sabrina a prononcé cette phrase avec un petit regard coquin, faisant rougir Lucy qui a du mal à retrouver sa respiration naturelle.

– À sa manière, Gabriel était un vrai gosse. Quand nous faisions l’amour, j’avais l’impression qu’il était ému et reconnaissant comme un enfant. Cela devait réveiller un peu ma fibre maternelle. Il m’a confié qu’il avait écrit chacun de ses romans en pensant à une femme. Il disait que la motivation de tout créateur est d’impressionner pour séduire, tout comme la parade amoureuse chez les paons, ou le chant chez les mainates. Il répétait souvent que tout ce qui est beau dans la nature l’est pour permettre l’accouplement : les fleurs, par exemple, ont de belles couleurs pour attirer les abeilles qui vont leur permettre de répandre leur pollen. Comme il le disait : « L’amour et l’art sont les deux seuls moyens de prolonger notre trace dans le temps. »

Sabrina sourit. Des coups de marteau retentissent, ceux des charpentiers qui terminent l’installation de la salle de torture.

Le réalisateur apparaît dans l’entrebâillement de la porte :

– Au fait, Sabrina, est-ce que tu préférerais des cordes plutôt que des chaînes ?

– Ah oui, ça peut être pas mal, mais il faudra faire attention à ne pas trop serrer parce que ma peau marque facilement et ça risque de faire un trop gros contraste à l’écran.

– Je transmets l’info aux accessoiristes.

L’actrice se tourne vers la « policière » :

– Donc nous disions, capitaine ?

– Gabriel Wells avait-il, à votre connaissance, des ennemis ?

– Très peu. En fait, dans son domaine, il n’avait pas vraiment de concurrents, il ne gênait personne, il avait créé son propre territoire. Il ne volait de lecteurs à personne, il en ajoutait plutôt au troupeau.

– Sauf son détracteur, le critique Jean Moisi, qui a clamé partout qu’il fallait l’éliminer. Vous pensez qu’il aurait pu passer à l’acte ?

– Dès qu’il a su que j’étais en couple avec Gabriel, Moisi s’est mis à m’envoyer des SMS disant qu’une actrice aussi formidable que moi ne devait pas perdre son temps avec de mauvais écrivains. Il m’a ouvertement demandé de quitter Wells pour lui. Je n’ai pas répondu, mais il n’a jamais cessé de m’envoyer des messages de ce genre dans le but de me séduire. On peut dire qu’il sait ce qu’il veut…

– Avez-vous eu de ses nouvelles depuis la mort de Gabriel ? lui demande Lucy.

– Et plutôt deux fois qu’une ! La fréquence de ses messages n’a fait qu’augmenter au cours des derniers jours. J’ai l’intention de porter plainte pour harcèlement.

– Moisi aurait-il pu l’assassiner, selon vous ?

La maquilleuse, armée d’un fin pinceau, teinte l’aréole des tétons de l’actrice. Sabrina est amusée de voir que Lucy détourne le regard.

– C’est la première fois que vous assistez à un tournage ? demande-t-elle.

– Euh, oui.

– Fermez les yeux.

Sabrina se lève et embrasse Lucy sur la bouche.

– C’est aussi pour cela qu’on fait ce métier, pour braver tous les interdits. Et en plus on est payé pour ça.

Elle se penche de nouveau vers elle et dépose sur ses lèvres un baiser plus long tandis que la maquilleuse continue son travail sur les tétons de l’actrice sans même leur prêter attention. Cette fois-ci, Lucy est rouge pivoine. Elle respire amplement et l’actrice semble ravie de l’effet produit.

– On disait quoi déjà ? Ah oui, Moisi. Il parle beaucoup mais il agit peu.

– Alors, qui ça pourrait être ? demande Lucy en essayant de reprendre ses esprits.

Sabrina s’observe dans le miroir puis se retourne.

– Son frère jumeau : Thomas. Lui aussi m’a toujours draguée en parallèle, même quand j’étais avec Gabriel. Il a toujours désiré ce qu’avait son frère. Il voulait sa gloire, il voulait sa fortune, il voulait ses conquêtes. Donc moi.

Sabrina sort son smartphone et lit à Lucy un vieux message de Thomas :

« Je n’en peux plus, je pense à toi tous les jours, toutes les heures, toutes les minutes, toutes les secondes. Ton silence est le pire des supplices. Gabriel est un égoïste qui ne t’aime pas comme tu le mérites. Il n’aime que lui-même. »

La maquilleuse sort à présent du vernis et lui fait les ongles des pieds tandis qu’un assistant tend à l’actrice une boisson énergisante.

– Puisque vous êtes enquêtrice, je ne vais pas vous apprendre votre métier, mais j’ai tourné dans plusieurs films policiers au cours de ma carrière, et il y a toujours un moment où l’un des personnages se pose la question suivante : À qui profite le crime ?

– Vous pensez à qui ?

– À Thomas Wells.

Plusieurs assistants proposent à Sabrina un peignoir tiède et des petits sandwichs au saumon pour l’accompagner jusqu’au plateau où va être tournée la scène suivante.

– Bon courage avec votre enquête, capitaine. Je dois aller me faire écarteler. C’est le boulot. Quand je pense qu’il y en a qui se plaignent de leurs conditions de travail !

Elle lui envoie un baiser aérien.

– Entre nous, c’est dommage que Gabriel soit mort, vous êtes exactement le genre de fille dont il serait tombé éperdument amoureux. Quelqu’un vous a déjà dit que vous ressembliez à son actrice fétiche, Hedy Lamarr ?


36. ENCYCLOPÉDIE : HEDY LAMARR

Hedy Lamarr (de son vrai nom Hedwig Eva Maria Kiesler) est une des rares actrices hollywoodiennes à avoir également été une scientifique visionnaire.

Née en 1914 d’un banquier ukrainien et d’une pianiste hongroise, elle quitte ses parents à 16 ans pour commencer sa carrière de comédienne. Le metteur en scène Max Reinhardt déclare à la presse : « C’est la plus belle fille du monde. » Elle devient célèbre à 19 ans en interprétant dans le film austro-tchécoslovaque Extase une épouse délaissée par son mari, qui prend un amant. Elle est la première actrice de l’histoire du cinéma à jouer entièrement nue et à simuler un orgasme. Le film est condamné par l’Église, ce qui confère à Hedy Lamarr une renommée internationale. Après avoir joué dans une dizaine de films et pièces de théâtre, elle épouse Friedrich Mandl, un trafiquant d’armes autrichien fasciste qui fréquente Mussolini et Hitler. Quatre ans plus tard, elle échappe aux griffes de ce mari possessif en droguant le garde chargé de la surveiller et en enfilant ses vêtements. Puis elle fuit l’Europe et la montée du nazisme pour se réfugier aux États-Unis. Sur le Normandie qui traverse l’Atlantique, elle convainc le producteur Louis B. Mayer de l’engager et obtient un contrat d’exclusivité de sept ans à la Metro Goldwin Mayer, qui est alors le plus grand studio de cinéma au monde. Elle s’installe à Hollywood et joue dans une quinzaine de longs métrages aux côtés des plus grands : Spencer Tracy, John Wayne, Gregory Peck. En 1949, elle connaît la consécration avec le film biblique Samson et Dalila où elle donne la réplique à Victor Mature. Grande séductrice, considérée par plusieurs magazines comme la plus belle femme du monde, elle se marie six fois et s’affiche avec une multitude d’amants célèbres comme Stewart Granger, John Kennedy, Jean-Pierre Aumont, Howard Hugues, Robert Capa, Errol Flynn, Orson Welles, Charlie Chaplin, Clark Gable ou encore Billy Wilder. On retient d’elle plusieurs formules, dont : « Avant 35 ans, un homme a trop à apprendre, je n’ai pas le temps de l’éduquer » ou : « Mon problème avec le mariage est de vouloir à la fois l’intimité et l’indépendance. » Son dernier film, Femmes devant le désir, tourné en 1957, est un échec. La star, qui a désormais son étoile sur Hollywood Boulevard, connaît alors une lente descente aux enfers. Après avoir publié un livre de souvenirs érotiques qui choque le public, elle abuse de la chirurgie esthétique et se fait plus tard arrêter pour vol à l’étalage. Elle meurt dans la misère, seule et oubliée de tous, à l’âge de 85 ans. Le seul prix qu’elle ait reçu au cours de sa carrière est le Golden Apple Awards, qui couronne l’actrice la plus pénible sur les tournages.

Pourtant, un aspect moins connu de son parcours (et qui ne sera révélé que dans les années 1980 parce qu’il était classé secret-défense) va lui rendre sa célébrité à titre posthume : sa mise au point, en 1941, d’un système de communication applicable aux torpilles radioguidées qui permettait à l’émetteur-récepteur de la torpille de changer de fréquence, de manière à empêcher la détection d’une attaque sous-marine par l’ennemi.

Dans un premier temps, les spécialistes de l’armée ne la prennent pas au sérieux et n’accordent aucune attention à son invention, qu’ils classent dans leurs archives sans même la tester. Mais lors de la Guerre froide, en 1962, en pleine crise des missiles de Cuba, le « Procédé Lamarr » est finalement ressorti des cartons et mis en pratique. Avec succès. Lorsque son brevet est déclassifié en 1980, les entreprises privées voient tout de suite l’intérêt de cette invention. C’est ainsi que la téléphonie mobile, le GPS, les liaisons cryptées militaires, les communications des navettes spatiales avec le sol ou encore le Wi-Fi intègrent tous le « procédé Lamarr ».

L’actrice reçoit rétroactivement, en 1997, le prix de la Fondation américaine pour l’électronique, et elle est admise en 2014 au National Inventors Hall of Fame, qui récompense les plus grands inventeurs américains.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome XII.

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