69.

Il ronfle. Lucy et Dolorès planent au-dessus du lit où s’est assoupi Samy Daoudi.

Il a une aura complètement étanche, déplore l’ancienne détenue de la prison de Rennes devenue spécialiste en examen d’énergies.

Elles continuent de tourner autour de lui alors que celui-ci commence à ronfler plus fort.

Regarde, il entre dans un sommeil profond. On a peut-être une chance que cela change. Tiens-toi prête, Lucy.

La médium observe l’enveloppe vaporeuse autour de son ancien amant. Des zones s’assombrissent et, enfin, un petit orifice apparaît au niveau du sommet du crâne.

Il est en phase de sommeil paradoxal. Il n’a plus aucune protection. Vas-y, Lucy.

Alors, lentement, la jeune médium en lévitation au-dessus du dormeur approche de lui son index. Elle le plonge dans le trou, l’enfonce dans le crâne. Il a un infime tressaillement et émet un petit claquement de bouche. Elle poursuit cependant sa trépanation et arrive à atteindre son cerveau. Elle place l’extrémité de son index au niveau du corps calleux, ce pont de chair qui relie les deux hémisphères cérébraux, et ressent en direct l’énergie de ses pensées. Mais elle sait qu’elle n’a pas de temps à perdre, le sommeil paradoxal ne durant tout au plus qu’une dizaine de minutes. Il lui faut rapidement trouver un moyen d’agir sur son esprit.

C’est moi, ta maman. Écoute-moi.

– Maman ? demande Samy à haute voix dans son sommeil.

Écoute-moi, Samy : ce que tu as fait n’est pas bien. Je souffre de voir comment tu as sali le nom de notre famille. Il faut que tu répares ta faute !

– Maman !

Tais-toi et écoute-moi. Tu vas te débrouiller pour que Christophe libère les autres filles. Et tu dois faire en sorte qu’il ne puisse plus recommencer. Dénonce-le à la police s’il le faut, tu m’entends ? Tu dois cesser de le fréquenter.

– Maman…

Je suis dans le ciel et je te surveille. Il faut que tu répares le tort que tu as causé à des innocentes. Et il faut que tu dises à ton ami de ne plus chercher à retrouver Lucy. Tu m’entends ? Il faut laisser cette fille tranquille désormais.

– Mais maman…

Tais-toi et obéis, Samy ! Sinon je serai très malheureuse. Ce n’est pas ce que tu veux, si ?

– Non…

Je te vois et te surveille, Samy. Il faut t’amender. Réparer le mal que tu as fait. Et ce, dès demain ; c’est bien compris ? Dis-moi que tu le feras.

– Je le ferai.

Et plus jamais tu ne feras de mal volontairement à quelqu’un, promets-le.

– Mais maman…

Promets-le, sinon je viendrai toutes les nuits hanter tes rêves pour en faire des cauchemars !

– Très bien, maman. Je te le promets.

Parfait. Donc dès demain tu…

Dolorès fait signe à Lucy que cela ne sert à rien de continuer : Samy est sorti de sa phase de sommeil paradoxal et son aura s’est reconstituée. Il ne l’entend donc plus.

Si ça ne tenait qu’à moi, je l’aurais puni ton salopard d’ex-amant ! rugit Dolorès.

Mais on ne peut pas agir dans l’invisible…

Si, on peut agir un peu. Quand je suis morte, je me suis mise à explorer les possibilités d’action depuis les limbes, et j’en ai trouvé quelques-unes. Il suffit de pousser les gens vers leurs mauvais penchants naturels… De la même manière que tu viens de retrouver ton ex-fiancé, moi j’ai retrouvé l’enflure qui nous a trahies, ma sœur et moi. Et je suis passée aux représailles…

Comment ça ?

Il avait une petite tendance à boire, et je l’ai aidé, disons, à y aller plus franchement dans son vice. Ensuite, une fois que son aura a été bien trouée, je suis allée chercher un égrégore d’ivrognes dans l’invisible. Les égrégores sont, comme tu le sais, un troupeau d’esprits qui pensent pareil et agissent de concert, une sorte de club d’âmes errantes. Étant eux-mêmes morts d’éthylisme, ils ont tendance à faire du prosélytisme pour qu’un maximum de gens souffrent comme eux. Donc, si quelqu’un nous énerve vraiment, on peut l’inciter à boire et le laisser ensuite en pâture à un de ces groupes qui va le pousser en permanence vers son mauvais penchant.

Et ça a marché ?

Il a eu des crises de delirium tremens, c’est devenu une loque, un clochard, il ne peut plus rien faire, même pas se tenir debout. Crois-moi, c’est encore mieux que de le tuer, car cela peut durer très longtemps, cela revient à pourrir son esprit. Et cette pathologie est entretenue et encouragée par cet inépuisable égrégore d’ivrognes dans l’invisible.

C’est quand même un peu dur !

Tu es trop gentille, Lucy. Dois-je te rappeler que ton Samy t’a fait perdre huit ans de ta vie en t’envoyant en prison ?

– Mais c’est grâce à cela que j’ai découvert mon talent, que j’ai trouvé mon métier et que je t’ai rencontrée !

– Tu pardonnes trop vite. Moi je suis favorable à ce que les salopards payent pour leurs méfaits et qu’on arrête de leur trouver des excuses. Ton Samy t’a menti, il t’a dénoncée à la police, il t’a fait kidnapper par ses copains proxénètes, je ne sais pas ce qu’il te faut ! À mon avis, il mérite une vraie leçon. Mais bon, si tu préfères te contenter de lui faire la morale en te faisant passer pour sa mère et en le menaçant de cauchemars, c’est ton choix. Je le respecte. Viens, suis-moi, j’ai quelque chose à te montrer.

Les deux femmes s’envolent vers le centre de Paris.

Dolorès emmène Lucy devant le mémorial de la Shoah dans le quartier du Marais. Une nuée de fantômes, anciens martyrs de la déportation, sont réunis autour du musée.

Regarde-les. Qu’est-ce qu’ils font ? Rien. Ils se retrouvent entre eux pour se rappeler leur malheur. Le vrai problème, c’est que la plupart des gens sont comme toi. Même les victimes ne sont pas rancunières, ce qui fait qu’il n’y a de justice des hommes ni sur terre ni dans l’au-delà, regrette Dolorès. L’officier allemand qui avait organisé, durant la débâcle de la Seconde Guerre mondiale, le massacre d’Oradour-sur-Glane, qui avait enfermé tous les habitants dans une église avant de les brûler vifs, eh bien figure-toi qu’il est mort de vieillesse entouré des siens. Tout comme l’ignoble docteur Mengele qui conduisait des expériences atroces dans les camps de concentration sur les enfants, et notamment les jumeaux.

Ou la plupart des nazis qui ont été aidés dans leur fuite vers le Brésil ou l’Argentine…

Et il n’y a pas que les nazis. Mao, Staline, Kim Il-sung, Pinochet, qui ont massacré une foule d’innocents, ils sont eux aussi morts confortablement dans leur lit ou à l’hôpital. En fait, la plupart des salauds, qu’ils soient dictateurs sanguinaires, criminels ou tortionnaires, sont morts tranquillement de vieillesse dans l’opulence, en capacité d’indiquer à leurs héritiers comment poursuivre leur œuvre. Et, même après leur décès, il y a encore des gens informés de leurs méfaits pour continuer de les vénérer.

On ne peut rien y faire. Les salauds non seulement ont de la chance, mais voient surgir de partout des volontaires pour les aider.

Les deux femmes se recueillent un instant en silence devant la liste des 76 000 déportés, dont 11 400 enfants.

La justice des hommes est bel et bien une utopie, soupire Lucy.

Je ne suis pas de ton avis. J’estime que là où la justice des hommes se révèle impuissante, il faudrait inventer une sorte de « Tribunal de l’invisible » avec des juges âmes errantes qui pourraient prendre des sanctions en agissant depuis les limbes.

Comme toi avec ce type qui est devenu alcoolique ?

Parfaitement. Je pense que nous pourrions, nous les âmes errantes motivées par un sentiment de justice, agir quand les juges du monde matériel ont baissé les bras.

Il risque d’y avoir du travail…

Ça tombe bien, j’ai tout mon temps. Je crois que je viens de trouver un sens au restant de mon existence dans les limbes !

Les deux femmes regardent maintenant la liste des Justes, ceux qui ont risqué leur vie pour sauver 3 853 personnes, préférant essayer d’enrayer la barbarie plutôt que de se soumettre. Ce mur, plus que celui des victimes, provoque chez Lucy une prise de conscience : ne rien faire revient à condamner d’autres filles à subir le sort qu’elle a subi.

J’ai changé d’avis, Dolorès. Je ne crois pas que Samy s’amendera en souvenir de sa mère. Il fera peut-être des efforts un temps, mais il ne changera jamais en profondeur. Il a fait du mal, il doit payer.

Elle se précipite dans la maison de Samy et se replace au-dessus de son lit.

Tu comptes faire quoi ? Le rendre alcoolique comme mon bonhomme ? demande Dolorès. Commençons par lui donner envie de prendre une petite bière fraîche à 10 heures. Lorsqu’il en aura bu une dizaine, on lui suggérera de dénoncer son pote proxénète à la police. Puis on le rendra dépendant à l’alcool au point de lui faire perdre tout libre arbitre, et pour finir, on le confiera à mes copains âmes errantes morts de cirrhose.

Non. J’ai une meilleure idée. Il voulait me droguer pour me transformer en prostituée ? On va jouer à l’arroseur arrosé. Ça peut être un bon point de départ pour ton Tribunal de l’invisible : faire subir aux nuisibles ce qu’ils ont fait subir aux autres.


70. ENCYCLOPÉDIE : ÂMES SOMBRES

Certains humains détestent vraiment leur prochain. En voici quelques-uns qui ont mis toute leur énergie à causer le plus de souffrances possible à leurs congénères :

L’empereur chinois Qin Shi Huangdi (259-210 avant J.-C.) promulgua un jour l’interdiction de penser. Il voulait faire advenir une loi non plus écrite mais organique, qui stipulait qu’un individu souhaitant voler ne le pourrait même pas car sa main refuserait de lui obéir. Pour ce faire, une seule arme : la terreur. Il inventa des supplices de plus en plus spectaculaires pour parvenir à cette fin. Pour perfectionner l’art de faire souffrir son prochain, il créa des universités de torture et instaura un système policier où les enfants étaient obligés de surveiller leurs parents et de les dénoncer s’ils concevaient une pensée hostile à l’empereur. Il fit nommer son cheval ministre, ordonna la destruction de tous les livres de son pays, organisa la décapitation de 500 à 600 de ses savants, sous le prétexte qu’ils avaient été incapables de lui procurer l’immortalité. Son bilan final dépassa les 3 millions de victimes.

Le roi hébreu Hérode (73-4 avant J.-C.), placé sur le trône par les Romains, enleva aux tribus d’Israël leur pouvoir politique, destitua les rabbins, fit assassiner son épouse ainsi que plusieurs de ses propres enfants. Contemporain de Jésus-Christ (qui mourut quatre ans après Hérode), il fit assassiner des dizaines de milliers de jeunes garçons juifs rien que pour terroriser la population et la rendre plus docile. Il fit éliminer systématiquement tous les individus qui menaçaient de près ou de loin son pouvoir. À force de spoliations, d’intrigues, de vols, il laissa le pays péricliter pour satisfaire les Romains qui craignaient les insurrections à répétition dans la région. Il demanda qu’à sa mort, tous les hommes les plus importants du pays soient systématiquement tués, afin que le deuil soit le plus marquant possible.

L’empereur romain Caligula (12-41 après J.-C.), après un début de règne où il se montra particulièrement bienveillant et devint très populaire, ne prenant que des décisions raisonnables et sages, fut atteint d’une fièvre qui le plongea dans le coma. Une fois guéri, il changea complètement d’état d’esprit. Son visage jadis gracieux devint ténébreux et tourmenté. Il promulgua des lois irrationnelles et punit tous ceux qui refusaient de s’y soumettre. Il aimait torturer et supplicier ses opposants ou même des individus pris au hasard pour son simple plaisir, prolongeant parfois leur agonie pendant plusieurs jours. L’une de ses tortures favorites consistait à découper la chair de ses victimes le long de la colonne vertébrale, depuis l’entrejambe jusqu’au haut de la poitrine. Il avait des relations incestueuses avec ses sœurs. Il participait aux mariages des aristocrates et exigeait de passer la première nuit avec leurs épouses. Si le mari rechignait, il lui faisait couper les testicules et les mangeait en présence de sa femme qu’il forçait elle aussi à consommer. On lui prête un certain nombre de citations, dont : « Il n’y a qu’une manière d’égaler les dieux, c’est d’être aussi cruel qu’eux », « Il n’y a que la haine pour rendre les gens intelligents » et « Quand je passe une journée sans assassiner quelqu’un, je suis envahi d’un énorme sentiment de solitude ». Il finit poignardé par ses soldats, qui le mangèrent pour être sûr qu’il était bien mort.

L’empereur romain Néron (37-68 après J.-C.), despote cruel et fou, persécuta les chrétiens dans des spectacles mettant en scène leur exécution. Il fit incendier Rome et déclama de la poésie en regardant les maisons brûler. Il fit assassiner des milliers de personnes, dont sa propre mère, sa tante, sa belle-sœur, son ex-femme, son épouse et son beau-frère. Puis il fit tuer systématiquement tous les membres de sa famille. Au-delà du viol, qu’il pratiquait fréquemment, ses supplices préférés allaient de l’empoisonnement à la décapitation, en passant par la crucifixion et l’empalement.

Le roi des Huns, Attila (395-453 après J.-C.), fut surnommé le « Fléau de Dieu ». Il décida de réduire à néant l’Empire romain et pratiqua des tortures raffinées, comme déchirer membre par membre les corps de ses prisonniers. Adepte du cannibalisme, il dévora deux de ses propres fils, et il n’hésita pas à boire le sang de ses victimes. Quand une jeune Française refusa de l’épouser, il la fit supplicier puis mit à mort de manière spectaculaire 11 000 de ses concitoyens. Brûlant et rasant systématiquement les villes qu’il envahit, il fut responsable de la mort de plusieurs centaines de milliers de personnes.

L’impératrice Wu Zetian (625-705 après J.-C.), d’humble extraction, entra au harem de l’empereur Taizong le Grand à l’âge de 12 ans. Considérée comme l’une des plus belles femmes de son époque, elle devint rapidement la favorite de l’empereur, puis séduit aussi son fils, Gaozong, dont elle eut un enfant qu’elle étrangla, avant de faire accuser de ce crime sa femme officielle. Cette dernière fut répudiée, et Wu Zetian prit sa place. Dès lors, elle se mêla de politique, poussa à la guerre, et força son mari à envoyer ses troupes mater les trois royaumes qui occupaient la péninsule coréenne. Elle dirigea la guerre contre les Tibétains à l’ouest et contre les Turcs au sud-ouest. Elle fit décapiter la majorité des Mandarins et réduisit leurs enfants en esclavage. Puis elle empoisonna l’empereur Gaozong et devint la première femme impératrice. Dès lors, elle fit éliminer toute la famille de la dynastie Tang et créa sa propre dynastie des Zhou. Pendant cinquante ans, elle régna d’une main de fer, organisa quotidiennement des orgies et des exécutions publiques, pratiqua la torture – avec une prédilection pour les mutilations (nez, oreilles, pieds, jambes) – et entretint la terreur dans sa cour comme dans les États limitrophes qu’elle conquit à l’est et à l’ouest.

L’empereur mongol Gengis Khan (1155-1227 après J.-C.) bâtit le plus grand empire de l’époque en détruisant l’Empire chinois et en envahissant les royaumes d’Europe de l’Est et du Moyen-Orient. Il déploya tout un arsenal de tortures plus abominables les unes que les autres : faire bouillir dans une marmite les généraux ennemis vaincus ou verser du métal en fusion dans les oreilles et les yeux de ceux qui lui manquaient de respect. Il asservit des centaines de milliers de prisonniers qu’on utilisa comme boucliers humains lors des affrontements guerriers afin d’épuiser le stock des flèches ennemies. Il conseilla à ses guerriers de couper les veines de leurs chevaux et d’en boire le sang pour se donner de l’énergie. Au total, Gengis Khan aurait tué entre 20 et 30 millions de personnes, réduisant de trois quarts la population du plateau iranien et des plaines d’Europe centrale.

L’émir turco-mongol Tamerlan (1336-1405 après J.-C.) fonda un empire basé sur la destruction des villes et les massacres de masse. On estime qu’il aurait tué entre 15 à 20 millions de personnes. Lui aussi pratiquait diverses formes de torture, comme laisser des milliers de victimes suffoquer lentement jusqu’à mourir étouffées, ou obliger des milliers d’hommes à sauter du haut d’une falaise sur des piques. À Bagdad, il fit décapiter pour l’exemple 90 000 civils ; il fit de même avec 70 000 personnes à Tikrit, 70 000 à Ispahan, et 20 000 à Alep. Afin d’inspirer la terreur, il érigea des tours dont les briques étaient constituées des crânes de ses victimes.

Le prince Jean sans Terre (1167-1216 après J.-C.), qui a inspiré la légende de Robin des Bois, était un homme violent, lubrique et cruel. Il courtisait les femmes de ses vassaux avec qui il eut 12 enfants illégitimes avant d’exiler ou de faire assassiner leurs mères. Il trahit tour à tour son père, ses frères, sa femme, les barons qui s’étaient ralliés à sa cause et finalement son pays tout entier. Ceux qui lui désobéissaient étaient jetés en prison jusqu’à ce qu’ils y meurent de faim. Il augmenta les impôts pour satisfaire ses délires orgiaques et conduisit son pays à la misère. Il mourut finalement de dysenterie.

Pol Pot (1925-1998), dictateur communiste cambodgien, chef des Khmers rouges, fit tuer 1,7 million de personnes (20 % de la population cambodgienne). Il encouragea les paysans à tuer les citadins et, de manière générale, les analphabètes à tuer les intellectuels. Il considérait que la torture n’avait pas pour seul but de faire avouer la personne, mais aussi de la pousser à réclamer son exécution. Après avoir éliminé ceux qu’il considérait comme anticommunistes, Pol Pot ordonna qu’on disperse à sa mort les morceaux de son cadavre, qu’on détruise tous les documents administratifs le mentionnant et qu’on tue tous les gens qui l’avaient connu, afin d’être sûr qu’il soit oublié, comme s’il n’avait jamais existé.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome XII.

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