18.

Gabriel Wells plane au-dessus de Paris tel un oiseau.

Il songe que, maintenant qu’il est mort, il doit apprendre à organiser son temps différemment. Plus de petit déjeuner, plus de douche, plus de café au bistrot, plus de déjeuner avec un ami, mais l’avantage, c’est qu’il n’y a plus non plus de brossage de dents ni d’enfilage de pyjama avant de se glisser sous la couette.

À la place, il est en permanence propre, habillé de la même manière, frais et réveillé.

Il prend aussi conscience qu’être vivant, c’est subir la loi de la gravité et donc être collé au sol. Les humains sont des animaux lourds et rampants, mais lui désormais est léger et aérien. Il en profite donc pour s’initier au vol acrobatique : boucle, tonneau, vrille, renversement, virage sur le dos, chandelle, huit cubain. Il tente des tonneaux entre les buildings de La Défense. Et teste des piqués pour rejoindre le métro. Tout devient possible et cela l’amuse énormément, notamment lorsqu’il traverse les murs et surprend les gens dans leurs instants les plus intimes. Il se distrait ainsi pendant plusieurs heures, puis finit par se lasser.

Que peut-il bien faire de tout ce temps disponible ?

Il se rappelle alors que son frère veut l’incinérer et se décide à aller le voir, bien décidé à essayer d’influer sur ses rêves.

Arrivé devant l’immeuble où vit Thomas, il traverse la façade et vient se positionner au-dessus de son lit. Il constate que son frère a un sommeil très agité et, en l’observant attentivement, parvient à distinguer son aura, cette sorte de couche de vapeur lumineuse qui protège son enveloppe corporelle. Il remarque qu’à mesure que le sommeil de Thomas devient profond, sa respiration ralentit et ses yeux s’agitent sous ses paupières. Son aura change de couleur et s’affine au sommet de son crâne. Quand Thomas bascule dans le sommeil paradoxal, ses yeux s’agitent très vite et sa respiration devient de plus en plus lente, son corps immobile. La zone la plus fine de l’aura laisse apparaître un orifice.

Ah, un trou dans la couche d’ozone au niveau du pôle Nord ! se félicite Gabriel.

En effet, il peut maintenant passer un doigt dans ce trou, traverser les os du crâne de son frère et essayer de l’influencer. Pour ce faire, il s’approche du pavillon de son oreille et murmure :

C’est moi, Gabriel. Je t’interdis d’incinérer mon corps.

Il répète cet ordre plusieurs fois. Thomas, après s’être considérablement agité, ouvre les yeux, se frotte les paupières comme pour effacer le souvenir de ce qu’il vient de se passer, sort de son lit, va uriner, boit un verre d’eau puis se recouche et se rendort.

Souviens-toi : pas d’incinération, sinon tu feras des cauchemars toutes les nuits, reprend Gabriel.

Thomas s’agite à nouveau, donne des coups de pied dans son matelas en criant : « Non ! Non ! »

Gabriel, considérant qu’il a fait ce qu’il avait à faire, ressort dans le ciel parisien.

Il distingue au loin d’autres âmes errantes qui se promènent, dont la plupart continuent d’ailleurs de marcher au sol, probablement par simple habitude. Sans doute ont-elles, comme lui, goûté au plaisir de voler avant de se rendre compte qu’elles éprouvaient plus de satisfaction à marcher, s’asseoir, et à faire semblant d’avoir un comportement de vivant.

Un avion vole au-dessus de lui. Gabriel monte à sa hauteur et se laisse traverser par lui, ce qui lui donne l’impression d’être frôlé par l’esprit de chaque passager.

Tournoyant au-dessus de la tour Eiffel, virevoltant autour de la tour Montparnasse, planant sur le Trocadéro, l’écrivain se dit que, pour en tirer le meilleur profit, il lui faut analyser tous les avantages de sa nouvelle situation. Puisque des possibilités inédites s’ouvrent à lui, il réfléchit à ce qu’il aurait aimé pouvoir faire quand il était encore vivant. La réponse : entrer dans l’appartement d’une célébrité et l’observer dormir.

Il jette son dévolu sur une starlette à la mode dont il a vu la villa dans un magazine et qu’il retrouve facilement. Il entre dans sa chambre, s’approche d’elle pour la toucher, mais ses doigts la traversent. Il aimerait tant pouvoir aussi la sentir, l’embrasser.

Dans son sommeil, l’actrice tourne la tête et écarte les cheveux qui lui barrent le visage. De près, elle est beaucoup moins belle que sur les photos. Ses joues sont couvertes de petits boutons et sa peau luit.

Alors, on mate les filles nues dans leur lit ?

Gabriel sursaute comme un enfant pris en flagrant délit et reconnaît la voix puis le visage de celui qui a prononcé cette phrase.

Papi !

Gaby.

Mais qu’est-ce que tu fais là, papi !?

La même chose que toi, petit coquin : je profite d’être mort pour lorgner les jolies filles.

Espiègle, il lui donne une bourrade qui traverse son corps.

Non, plus sérieusement, quand tu étais vivant je ne t’ai jamais quitté, Gaby. Alors quand tu es mort, j’ai continué à vouloir savoir ce qui t’arrivait.

Tu m’as suivi depuis ma mort ?

Bien sûr, j’étais au-dessus de toi, mais tu n’as jamais pensé à lever la tête.

L’actrice se met à ronfler et libère une petite flatulence qui provoque chez les deux ectoplasmes un éclat de rire immédiat.

Eh oui ! On en voit des choses, une fois qu’on est mort ! Blague à part, le fait est qu’on voit tout, on comprend tout, mais il est trop tard pour utiliser ce savoir de manière pratique.

Tu disais que tu me suivais, mais pourquoi ? l’interrompt Gabriel.

Quand tu étais bébé, tes mimiques rigolotes m’ont toujours fasciné, puis enfant je t’ai vite trouvé plus imaginatif, plus artiste, et pour tout dire plus amusant que ton frère. Tu le sais, Thomas était le préféré de ton père, toi celui de ta mère, et moi aussi j’ai toujours senti une affinité particulière avec toi. C’est moi qui, le premier dans la famille, ai perçu que tu savais bien raconter les histoires. C’est moi qui ai conseillé à tes parents de t’en lire beaucoup pour que tu puisses ensuite en raconter en retour. Plus tard, quand j’ai commencé à vieillir et à aller mal, tu étais présent pour moi, alors que le reste de la famille me délaissait. Et quand je suis mort… enfin… tu sais ce qu’il s’est passé. Alors j’ai été très touché par ta réaction et j’ai continué à te surveiller, non pas comme un mauvais sujet, mais comme une vedette, car pour moi tu étais le meilleur de la famille. Et c’est justement pour te suivre que j’ai refusé de me réincarner. Quand tu dormais, je profitais des ouvertures dans ton aura pour te souffler des idées. Je voulais que tu sois écrivain pour immortaliser notre nom. En fait, j’ai œuvré dans l’invisible pour que tu perfectionnes ton don d’écriture. Je souhaitais que tu te démarques, que tu ne cèdes pas à la tentation de faire des livres à la mode. La mode, c’est ce qui se démode. Mais il fallait pour cela que tu surmontes ta peur d’être différent. Cela n’a pas toujours été facile de t’influencer.

Pour l’instant, papi, tout ce qui m’intéresse, c’est de savoir qui m’a tué.

Tu me déçois, Gaby. C’est vraiment très limité comme ambition.

Tu n’es pas le premier à me le dire. Mais j’assume, et toi qui étais policier, tu pourrais sûrement m’aider à obtenir des informations.

Tu te doutes que c’est plus difficile d’enquêter de ce côté-ci du miroir. Mais je vais voir ce que je peux faire. Tu soupçonnes quelqu’un en particulier ?

Thomas. Je trouve ça louche qu’il n’ait pas voulu demander une autopsie. Et puis… il a toujours été jaloux de moi.

Qui d’autre ?

Pour l’instant je ne vois que lui.

Bon… Il faut aussi que je te dise quelque chose. J’ai cru comprendre que tu communiquais avec Lucy Filipini, et ce n’est vraiment pas n’importe qui. Je crois que tu ne mesures pas encore la chance que tu as d’avoir une interface chez les vivants capable de t’entendre, et qui en plus a ses entrées au plus haut degré du monde invisible.

Tu parles de Dracon ?

Pas seulement. La Hiérarchie a trouvé en elle une ambassadrice efficace, et toi le meilleur soutien dont tu pouvais rêver. Prends conscience de cela. Ménage-la. Aide-la comme tu peux, et tu verras que c’est une femme encore plus formidable que tu ne le penses.

Gabriel regarde son grand-père plus attentivement. Il est habillé dans le style des années 1960 : veste grise, chemise blanche, chaussures en cuir, fine cravate. Il a les cheveux grisonnants mais peu de rides ; son visage est rond et franc. Gabriel se sent tout à coup moins seul. Il a l’impression d’avoir trouvé un allié dans les limbes.

Après avoir promis à son grand-père de le revoir très vite, il quitte sans regret la maison de la starlette et part rejoindre Lucy, qu’il trouve endormie, entièrement nue. Il reste un moment à l’observer comme une œuvre d’art. Il se remémore son itinéraire si singulier et il se dit que son grand-père a raison : il a sous-estimé la chance qu’il avait d’avoir fait une telle rencontre.

Il la trouve aussi bien plus ravissante que toutes les actrices dont il a épinglé les photos dans son appartement. Et, ce qui ne gâte rien, elle ressemble vraiment à Hedy Lamarr, qu’il aurait tant aimé pouvoir rencontrer de son vivant. S’il n’était pas mort, il aurait pu tenter d’avoir une relation avec elle et, qui sait, peut-être vivre le restant de ses jours avec cette splendeur…

À cette pensée, une question envahit de nouveau son esprit :

Qui s’est permis d’abréger son existence ?


19. ENCYCLOPÉDIE : LE VER PLANAIRE

Le planaire est un petit ver plat d’eau douce. Il mesure à peine 4 centimètres de long, et est doté d’une tête, d’yeux, d’un cerveau et d’une moelle épinière qui relie son système nerveux au reste de son corps. Il est aussi muni d’une bouche, d’un système digestif, et d’un système reproductif hermaphrodite. Ce ver a longtemps été une source d’étonnement pour les scientifiques, car il présente une capacité de régénération automatique, c’est-à-dire qu’il peut faire repousser n’importe quelle partie de son corps qui aurait été coupée, ce qui lui a valu d’être déclaré « immortel face à une lame de couteau ». En 2014, une équipe de l’université Tufts dans le Massachusetts a dressé des vers planaires pour qu’ils mémorisent un environnement jalonné de surprises et de pièges. Il n’a fallu que dix jours aux planaires pour s’adapter à ce décor, en repérant et en mémorisant les endroits où ils collectaient de la nourriture et ceux où ils recevaient des chocs électriques. On les a ensuite décapités.

Au bout de quatorze jours, leur tête a repoussé.

On les a alors replacés dans le décor et, à la surprise générale, les planaires se souvenaient des emplacements où ils recevaient les récompenses et les punitions.

Cette expérience a permis de soulever une question : si la mémoire des plaisirs et des douleurs ne se situe pas dans le cerveau, alors où est-elle ?

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome XII.

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