42.

« Ma passion pour la physique est née un jour de vacances. J’avais 7 ans, j’étais désœuvré et, pour m’occuper, je m’amusais à faire des ricochets.

À un moment, j’ai raté mon tir et mon galet n’a pas rebondi. Il s’est enfoncé dans l’eau d’un coup, en produisant des cercles concentriques à mesure qu’il s’éloignait de la surface. Je suis resté longtemps à observer les vaguelettes qui partaient de l’endroit de l’impact, véritablement fasciné. Ensuite, j’ai jeté deux cailloux simultanément et remarqué que les vagues d’ondes, en se croisant, formaient des interférences.

Cela a été une révélation ; à partir de ce moment-là, je me suis passionné pour les ondes. D’abord l’eau, puis ensuite la lumière, et enfin le son. Tout est onde, tout est comme ce caillou que j’ai fait tomber dans l’eau et que j’ai observé.

J’ai essayé de transmettre ma passion pour les ondes à mon frère, mais il était trop occupé à rêver. Ses professeurs notaient sur son bulletin : “Élève tout le temps dans la lune.” Je crois que cela le caractérisait bien. Avec Gabriel, comment dire ? Nous étions différents, mais aussi complémentaires. Lui était telle une plume tourbillonnant dans le vent, moi j’étais enraciné profondément dans le sol ; lui était dispersé, moi j’étais cohérent. Tout jeunes, nous étions très proches, comme des amis, puis nos chemins se sont séparés. Nous nous disputions souvent, car nos avis divergeaient en tout, mais nous restions connectés.

Comme vous le savez, mon frère admirait l’actrice américaine Hedy Lamarr pour sa beauté. Moi, c’était pour son intelligence. Saviez-vous qu’elle a inventé un système de guidage des missiles par ondes ? Inspiré par son exemple, j’ai très jeune fabriqué une machine dans la continuité de ses projets.

Mon plus grand rêve aurait été de créer une machine qui puisse détecter toutes les ondes, des plus larges aux plus petites. L’œil ne capte qu’une partie restreinte des ondes lumineuses ; même un chat en capte deux fois plus. Nous ne détectons ni les infrarouges, ni les ultraviolets. Et c’est la même chose pour les sons : nous ne captons pas les infrasons ni les ultrasons. En fait, nous ne percevons qu’une fenêtre réduite du monde et nous avons décrété que c’était là l’unique zone d’ondes importantes.

Pourtant, je suis persuadé que ce sont les ondes qui permettront de débloquer notre perception du monde et qu’il existe de nouveaux sens à découvrir. Il faut ouvrir les “portes de la perception” qu’évoquait Aldous Huxley et qui ont inspiré à Jim Morrison le nom de son groupe. J’aime imaginer comment nous pourrons, dans le futur, percevoir une infinité d’informations qui nous manquent aujourd’hui. Pour l’heure, mes recherches sont financées par l’armée, et je travaille sur les ondes larges, similaires aux ondes cosmiques, pour parvenir à envoyer des messages aux sous-marins. C’est tout ce qui m’intéresse, et non l’argent ou la gloire comme mon frère. Pourtant, nous avons eu à un moment les mêmes centres d’intérêt. Il savait combien les ondes me passionnaient, et il m’avait donc demandé de mettre au point un “détecteur de plaisir de lecture”. J’ai relevé le défi et fabriqué un prototype. C’était une machine que l’on branchait sur une veine pour calculer le taux d’endorphines, les hormones du plaisir, qui variait au fil de la lecture.

Il a testé ma machine sur une dizaine d’étudiants mais les résultats obtenus, à mon avis, n’intéressaient que lui. Je lui ai alors dit que le problème était que les gens éprouvent généralement de la fierté à lire un roman ardu et de la honte à admettre qu’ils ont ressenti du bonheur à lire un roman facile. D’où le succès des prix littéraires et le mépris de la littérature de genre. D’ailleurs, j’évite moi-même de perdre mon temps à lire des polars ou de la science-fiction, même si je sais bien que je vais passer un bon moment. Je préfère me consacrer aux publications scientifiques.

Avec mon frère, nous nous stimulions mutuellement : je lui lançais des défis dans le domaine littéraire et lui dans le domaine scientifique. “Chiche d’écrire une histoire dont le héros serait une bactérie de l’intestin !” “Chiche de fabriquer une machine qui détecte les odeurs nauséabondes !”

À chaque fois il rédigeait une nouvelle en suivant mes consignes et moi je réalisais le prototype demandé. Nous étions comme les hémisphères droit et gauche du cerveau, différents mais complémentaires : le droit dans la science, dans les nombres et le réel, le gauche dans les lettres et dans l’imaginaire.

À l’école, évidemment, j’étais avantagé, le système scolaire n’encourageant pas les rêveurs. Et puis, comme Gabriel était plutôt introverti et timide, il n’avait pas beaucoup de copains et encore moins de petites amies. Mais il a fini par trouver sa place, il est devenu “le raconteur d’histoires” de la cour de récréation. Je l’ai vraiment vu se transformer, comme un albatros hésitant et maladroit au sol mais qui, dès qu’il déploie ses ailes, virevolte avec grâce et aisance. Toute la famille l’encourageait, car nous aimions le voir planer.

Déjà, à l’époque, il avait ses détracteurs, certains professeurs notamment qui n’aimaient pas ses horribles histoires peuplées de monstres, de vampires, d’extraterrestres ou de morts-vivants… Il agaçait beaucoup de gens, en fait. Plusieurs fois, il s’est fait coincer par des chefs de bande ou simplement des brutes qui voulaient casser la figure au “type qui racontait des conneries”. Il y a des fois où j’ai pu le protéger. Et d’autres où je suis arrivé trop tard et n’ai pu que panser ses plaies. Avec le recul, je dirais que les agressions le rendaient encore plus paranoïaque qu’il ne l’était de nature. Et par là même créatif, car la paranoïa le forçait à chercher des échappatoires dans son imagination et cela a nourri son œuvre. Il s’est toujours considéré comme incompris ; je crois que c’est ce qui lui a donné envie d’écrire des histoires de gens incompris dans lesquelles les lecteurs pourraient se reconnaître.

Quand il était journaliste et qu’il me racontait ses enquêtes, je l’encourageais à s’en inspirer pour écrire des romans. On ne l’aurait jamais laissé publier ce qu’il avait découvert, alors mieux valait qu’il le présente comme un récit fictif. De fait, c’est moi qui, le premier, l’ai poussé à devenir romancier plutôt que de végéter comme journaliste sous la coupe d’un rédacteur en chef à l’esprit étriqué. Comme je le lui répétais, le suprême paradoxe est que la vérité est dans les romans, le mensonge dans les journaux. Je le soutenais, je l’informais. Dans plusieurs enquêtes du lieutenant Le Cygne figurent mes recherches et nos conversations. Mais quand il a voulu écrire Nous les morts, je lui ai dit que c’était une mauvaise idée. Je me souviens que nous avions évoqué le cas d’Houdini et de Doyle. Doyle, le célèbre créateur de Sherlock Holmes, était très ami avec Houdini, le grand illusionniste. Mais le premier est devenu adepte des tables tournantes tandis que le second est parti en croisade contre les abus des spirites. Les deux amis se sont finalement fâchés jusqu’à devenir les pires ennemis possible. J’étais Houdini, il était Doyle.

Nous les morts a été, conformément à mes prévisions, un échec, mais mon frère, au lieu d’en conclure qu’il devait écrire des livres plus sérieux, s’est cru victime de l’incompréhension des médias. Sa paranoïa maladive l’empêchait une nouvelle fois de garder la tête froide. À cette époque-là, nous nous sommes un peu éloignés, au point de nous perdre complètement de vue pendant plusieurs années. Ce qui n’empêche que nous étions toujours connectés, et d’une certaine manière, sa réussite était un peu ma réussite. Évidemment, je l’aimais ; en fait, je l’aimais comme s’aime un couple qui se dispute parfois. Quand j’ai appris sa mort, je ne voulais pas y croire, j’ai pensé qu’il avait juste eu un malaise, au pire un AVC. J’étais persuadé qu’on allait le sauver, mais quand je l’ai vu dans le tiroir frigorifique, cela a été pour moi un déchirement. Je me sens incomplet depuis. Je pense à lui à chaque seconde. Et je vais vous dire, mademoiselle Filipini, s’il a été assassiné comme vous le prétendez, je veux être le premier à vous aider à trouver l’ignoble individu qui “m’a” fait ça. »

Lucy le fixe intensément.

– Vous ne m’avez pas répondu : pourquoi refusiez-vous qu’on fasse une autopsie ?

– Pour reprendre la métaphore du bras droit, je n’avais pas envie qu’on charcute quelque chose qui avait été une part vivante de mon corps.

– Et pourquoi désiriez-vous le faire incinérer ?

– Quand j’ai pris conscience qu’il était vraiment mort, j’ai souhaité qu’il disparaisse. Je n’ai pas d’explication rationnelle à vous donner, si ce n’est que je ne voulais pas que cette prolongation de mon corps pourrisse dans une boîte six pieds sous terre.

– Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?

Il retient la phrase qu’il allait prononcer et se lève pour aller lui chercher une tasse.

– Puis-je vous servir un peu de thé vert au riz soufflé ? J’ai beau être cartésien, il m’arrive moi aussi de rêver. Et je vais peut-être vous surprendre, mais j’accorde beaucoup d’importance à mes rêves. Le soir qui a suivi le décès de Gabriel, j’ai eu l’impression qu’il me parlait. Et vous savez ce qu’il m’a dit ?

– De ne pas l’incinérer ?

– Pas seulement. Il m’a déclaré que son œuvre était complète et qu’il n’assumait pas L’Homme de 1000 ans. C’est lui qui m’a indiqué comment détruire le fichier dans son ordinateur et la copie de sauvegarde. Alexandre de Villambreuse, évidemment, ne pense qu’à l’argent qu’il pourra gagner avec cet inédit, mais moi je pensais réellement à préserver la cohérence de l’œuvre qui allait survivre à Gabriel. Saint-Exupéry non plus n’avait pas terminé son dernier ouvrage, La Citadelle, et il a été publié n’importe comment, pour le seul profit de l’éditeur. J’ai fait ce que j’estimais le plus respectueux pour la mémoire de mon frère adoré.

– Vous l’avez lu ?

– Non, mais je sais qu’il avait déjà écrit une première mouture complète dont il était insatisfait et qu’il avait entièrement détruite. Cette deuxième version le faisait encore beaucoup douter. Et je le comprends d’autant mieux que j’avais participé à réunir la documentation qui lui a servi de base. Je lui avais notamment parlé du rat-taupe nu, cet animal extraordinaire qui vit en Éthiopie, sous terre, comme une fourmi. Ces animaux sont organisés en société, avec une reine, et ils ont pour particularité de ne pouvoir attraper aucun cancer ni aucune infection. Ils sont immunisés contre toutes les maladies et vivent dix fois plus longtemps que tous les mammifères similaires.

Lucy note l’information dans son carnet.

– C’était le secret de L’Homme de 1000 ans : utiliser les données de la science pour en faire de la science-fiction. Je lui avais aussi parlé de l’axolotl, cette salamandre mexicaine qui a la capacité de faire repousser toutes les parties de son corps, y compris son cerveau.

– L’axolotl ? Comment vous écrivez ça ?

Il épelle et poursuit :

– Ma troisième et dernière idée scientifique pour fournir de la matière à son Homme de 1000 ans était la tortue des Galápagos, qui a pour particularité de ne pas vieillir. Elle grandit, mais ne meurt que si elle est agressée.

– Désolée de vous le dire, mais ça a l’air passionnant. Cela m’aurait beaucoup intéressée de lire ce livre.

– Le problème, c’est que l’intrigue ne tenait pas. Gabriel a été dépassé par son sujet. Ou plutôt par ma documentation. Je lui avais donné ces trois idées à exploiter, mais elles étaient pour lui comme des braises brûlantes qu’il n’arrivait pas à manipuler. Il avait l’habitude de réécrire au moins dix fois ses intrigues avant de trouver la bonne, en repartant chaque fois de zéro. Or là il n’était pas du tout satisfait ; cela ne lui semblait pas encore « au point ». Il me l’avait clairement signalé.

La médium hoche la tête. Elle a fait le tour des questions qu’elle voulait lui poser mais n’a pas envie de partir.

– À mon tour d’en apprendre un peu plus sur vous, mademoiselle Filipini. D’abord, avez-vous couché avec lui ?

Lucy avale son thé de travers et se met à tousser.

– Non ! Quelle idée !

– Vous m’avez dit que vous étiez amis, j’ignore quand vous vous êtes rencontrés mais, connaissant la fascination de Gabriel pour Hedy Lamarr et vu votre ressemblance, cela me paraissait tout à fait possible.

Elle se lève comme pour mettre fin à la conversation.

– OK, deuxième question : en tant que… « médium », êtes-vous encore connectée à lui ?

– Il m’arrive de lui parler, en effet.

– Souvent ?

– Tous les jours.

– Alors ça veut dire qu’il n’a pas complètement disparu ?

Lucy Filipini se rassoit et saisit un cube blanc dans le sucrier.

– Ceci est un sucre, vous êtes d’accord ?

Elle le jette dans sa tasse et le regarde se diluer dans l’eau chaude de son thé.

– Alors maintenant, laissez-moi vous poser une question : est-ce que le sucre a disparu ?

Thomas apprécie la démonstration et l’encourage d’un geste à poursuivre.

– La réponse est non. Il a simplement changé de forme. Il est passé de l’état cubique, solide et blanc à l’état liquide, dilué et transparent. Un sens permet de le percevoir : le goût. Eh bien, l’esprit passe de la même façon de l’état perceptible par les yeux à l’état immatériel uniquement repérable par ceux qui ont développé une autre forme de perception.

– Je dois reconnaître que c’est une jolie métaphore.

Lucy garde le silence quelques instants, le temps de savourer son thé.

– Je sais que vous ne croyez ni aux fantômes, ni au Père Noël, ni à l’astrologie et que…

Il la coupe :

– Il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis. Je suis rationnel, mais je suis aussi capable de me remettre en question.

– Qu’est-ce qui pourrait vous faire changer d’avis ?

– Vous.

Il la fixe intensément.

– Pour qu’un humain consacre autant de temps et d’énergie à résoudre le mystère d’un décès, c’est qu’il y a une raison précise. Or vous n’avez pas l’air trop allumée. On a donc une très belle femme se prétendant médium qui s’est procuré une fausse carte de police pour pouvoir rencontrer un type qu’elle pense a priori hostile à ses idées. Cela me semble bien suffisant pour qu’au moins j’envisage de revoir mes positions.

– Si ce n’est pas vous qui l’avez assassiné, qui pensez-vous que cela puisse être ?

– Selon vous, c’est à moi que profite le crime. Alors reposez-vous la question : à qui profite « vraiment » le crime ? Et la réponse est : à son éditeur. Mon frère avait écrit une nouvelle intitulée « Gloire posthume ». C’est l’histoire d’un auteur à la carrière minable, mais dont le décès est, par erreur, annoncé dans la presse, de sorte que l’auteur connaît le succès à titre posthume. L’éditeur publie de nouveau tous ses titres, qui caracolent en tête des palmarès. L’auteur veut révéler qu’il y a eu une erreur et qu’il est vivant, mais son éditeur lui déconseille de gâcher une telle opportunité. L’auteur obtempère, et les ventes continuent de monter. Un jour, comme l’écrivain n’en peut plus de rester dissimulé et s’apprête à tout raconter aux journalistes, l’éditeur finit par… l’assassiner réellement.

– Gabriel a vraiment écrit ça ?

– C’était un texte prémonitoire, à mon avis. Avec le recul, on peut dire que mon frère a eu un destin idéal : gloire, fortune, et mort sans vieillir.

– Il avait pourtant l’impression d’être incompris.

– Je lui ai un jour demandé s’il valait mieux être un écrivain de talent sous-estimé ou un écrivain sans talent surestimé. Il a éclaté de rire et reconnu que, finalement, il n’échangerait pas sa place contre celle de la plupart des auteurs à la mode, même s’ils entrent à l’Académie française ou obtiennent le prix Goncourt.

Il tapote sur le clavier de son ordinateur et ouvre une page d’actualité.

– Venez voir. Alexandre de Villambreuse ne chôme pas. Quand il a compris qu’il ne pourrait pas éditer L’Homme de 1000 ans, il a fait rééditer Nous les morts. Moyennant quoi, ce livre qui a été un échec à sa sortie est actuellement numéro trois des ventes. Pour un éditeur, « un bon auteur est un auteur mort », croyez-moi. Et puis, au cas où vous auriez encore un doute, regardez.

Il montre à Lucy une autre page dont le titre s’étale en grosses lettres en haut de l’écran :

« JE VEUX INVENTER L’ÉCRIVAIN VIRTUEL DU FUTUR. »

– La dépêche est tombée tout à l’heure. Alexandre de Villambreuse a annoncé qu’il allait lancer un projet visant à fabriquer un logiciel informatique, Gabriel Wells Virtuel, pour que celui-ci rédige L’Homme de 1000 ans à la manière de son éponyme.

Lucy survole l’article quand soudain Thomas Wells lui demande :

– J’aimerais vous revoir dans de meilleures conditions pour vous aider dans l’enquête et découvrir ce monde des spirites que je connais si mal. Pourrions-nous envisager d’aller au restaurant ensemble un jour, mademoiselle Filipini ?


43. ENCYCLOPÉDIE : DOYLE ET HOUDINI, L’ÉCRIVAIN SPIRITE ET LE MAGICIEN SCEPTIQUE

Conan Doyle est né en 1859. Après des études de médecine, il devint très vite célèbre grâce à sa première nouvelle mettant en scène le détective Sherlock Holmes : « Une étude en rouge ». Il était parvenu à créer un nouveau type de personnage capable de résoudre les énigmes par la seule observation de détails apparemment anodins.

Conan Doyle participa d’ailleurs personnellement à des enquêtes policières. Ses observations et ses déductions permirent même d’innocenter deux condamnés : George Edalji, un Indien inculpé pour chantage, et Oscar Slater, un juif allemand condamné pour violences.

Après avoir connu une gloire fulgurante, il se lassa de son héros qu’il mit à mort en 1893 dans la nouvelle intitulée « Le Dernier Problème ». Sherlock Holmes est assassiné, puis jeté dans les chutes de Reichenbach par son ennemi de toujours, le professeur Moriarty. Mais le public réagit avec hostilité à la mort du détective, au point que la reine d’Angleterre dut intervenir en personne pour que Doyle le ressuscite. Il réapparut ainsi dans Le Chien des Baskerville, publié en 1901.

Éduqué dans une école catholique en Écosse, Conan Doyle en était ressorti méfiant vis-à-vis de la religion. Cependant, des événements terribles le frappèrent : sa première épouse, Louisa, mourut de tuberculose en 1906 ; son fils Kingsley décéda de la même maladie en 1908 ; son frère cadet Duff mourut d’une pneumonie et il perdit ses deux beaux-frères et ses deux neveux durant la Première Guerre mondiale. Tous ces deuils entraînèrent Doyle dans une longue dépression. Il se tourna alors vers le mouvement spirite pour tenter d’entrer en contact avec ses chers disparus, et les aventures de Sherlock Holmes qui suivirent cette période macabre portent la marque de ce thème qui l’obsédait. En Russie, ces livres furent même interdits pour « promotion de l’occultisme ». Une rencontre allait alors changer sa vie : celle de Harry Houdini.

Né en 1874 à Budapest dans une famille juive pratiquante, Houdini était devenu une star aux États-Unis en tant que prestidigitateur. Il avait commencé sa carrière comme magicien de foire, puis avait connu un succès grandissant dans des numéros complexes d’évasion : il se libéra par exemple en 30 minutes de la prison de Chicago grâce à des passe-partout cachés dans son œsophage, une technique qu’il avait apprise d’un avaleur de sabres. Conan Doyle était très impressionné par le magicien américain qu’il croyait doté de vrais pouvoirs paranormaux. Cependant, si Conan Doyle pensait réussir à parler à ses proches défunts, Harry Houdini, qui venait de perdre sa mère adorée en 1913, conclut, après plusieurs tentatives infructueuses pour entrer en communication avec elle, que ceux qui prétendaient parler aux morts étaient tous des charlatans.

Ainsi, tandis que le premier devint mystique, le second se lança dans une croisade de démystification. Dès 1920, Houdini mit au point une série de tests pour dénoncer la malhonnêteté des médiums : il leur attachait les mains et les pieds et les mettait au défi de présenter leur performance ainsi entravés. Aucun ne réussit. Houdini consacra dès lors sa fortune et son temps à lutter contre les spirites escrocs qu’il arrivait facilement à démasquer et ridiculiser.

Cette chasse aux sorcières déplut à Doyle, et les deux hommes, jusque-là très proches, devinrent des ennemis jurés. De son côté, Houdini recevait de plus en plus de menaces de mort provenant des spirites et des théosophes. Finalement, celui qui fut par la suite considéré comme le plus grand magicien de tous les temps mourut le jour d’Halloween en 1926, à l’âge de 52 ans, des suites d’un violent coup de poing au ventre qui provoqua une hémorragie interne. L’illusionniste, qui n’avait pas voulu renoncer à donner son spectacle, était monté sur scène malgré une fièvre de quarante degrés. Il mourut noyé face à son public, lui qui, pour son tour de magie, s’était enchaîné et immergé dans l’eau. Or, en prévision de son décès, Houdini avait conclu un pacte avec sa femme Bess et lui avait dit : « Si je meurs, tu devras réunir les meilleurs médiums tous les ans à la date de mon anniversaire. Si je suis devenu une âme errante, je viendrai et je te dirai deux mots tirés d’une vieille chanson – “Rosabelle Believe”. Si un des médiums les prononce, c’est que Doyle avait raison et que je peux te parler depuis l’au-delà. » Pendant les dix ans qui ont suivi la disparition de Houdini, la femme du magicien a honoré le vœu de son mari, sans aucun résultat concluant. Le jour du dixième anniversaire de sa mort, elle déclara : « Il ne s’est pas manifesté, mon dernier espoir s’est envolé. Bonne nuit, Harry. »

Quant à Conan Doyle, il mourut en 1930 d’une crise cardiaque à l’âge de 71 ans sans jamais avoir cessé d’être mystique et de défendre la cause spirite.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome XII.

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