65.

Après une journée complète de sommeil, de convulsions, de cauchemars, de fièvre, le corps de Lucy finit par s’apaiser, par évacuer la drogue et combattre ses effets. Ses paupières s’ouvrent, ce qui permet à l’esprit de Gabriel de voir enfin à travers ses yeux.

Il lui vient une première pensée qu’il sait ne pas être complètement sienne :

« Merci d’être vivante.

Merci d’avoir un corps. »

La suite lui arrive comme en écho :

« J’espère me montrer digne aujourd’hui de la chance que j’ai d’exister. Je ferai tout pour que mes talents servent la cause de la vie en général et de l’élévation des consciences chez mes congénères humains vivants en particulier. »

« Gabriel-dans-le-corps-de-Lucy » frissonne que des idées étrangères se mêlent aux siennes, mais il tremble aussi de froid ; il s’emmitoufle dans les draps et reste blotti en attendant de ne plus avoir de spasmes, puis tout se calme enfin. Il respire, se lève, marche vers le miroir qui se trouve au-dessus du lavabo de sa cellule.

La première fois qu’il se voit, il sursaute de surprise et aussi de frayeur. La jeune femme qu’il a face à lui a le visage blême. Il commence à ressentir le besoin d’un nouveau shoot d’héroïne, mais parvient tant bien que mal à se contrôler.

Il s’asperge le visage d’eau pour nettoyer les larmes séchées et le maquillage qui a coulé. Il palpe ses joues, qu’il trouve plus creuses, il touche son crâne, qu’il trouve plus petit. Il effleure ses cheveux devenus très longs. Il se scrute, observe ses petites mains, ses bras fins, les protubérances de ses seins.

Nouveau frisson.

Pour en avoir le cœur net, il se place face au miroir et soulève d’un coup son tee-shirt. Il voit alors sa poitrine aux larges tétons rose foncé. Il répète plusieurs fois ce geste.

Il se pince, croit rêver, se mord la langue puis recommence plus lentement à découvrir son propre torse. Il se palpe.

Il se dit que lui qui rêvait de faire l’amour avec Lucy est devenu Lucy, et qu’il lui suffit de tendre le bras pour se toucher à loisir.

La situation est tellement bizarre que, comme pour reprendre le dessus, il éclate d’un rire nerveux. Ce rire qui arrive dans ce corps qui lui est encore inconfortable le rassure et lui donne un regain d’énergie.

Vous m’entendez ?

Il se retourne, mais ne voit personne.

– Qui me parle ?

C’est moi. Lucy. Je suis devenue un pur esprit, et vous vous êtes incarné dans mon corps. Je voulais vérifier que vous parveniez à m’entendre.

– Je vous entends.

Cela doit être la part de médiumnité de mon cerveau qui continue d’agir. Ce sens est donc en partie lié à mon organisme et pas seulement à mon esprit.

Et moi, vous m’entendez ? C’est Dolorès, l’amie de Lucy.

– Oui, je vous entends aussi.

Parfait, dit Lucy. Souvenez-vous, Gabriel : nous avons procédé à un échange. C’était ma proposition, et je crois avoir fait le bon choix, car je n’avais pas assez de force mentale pour lutter contre les effets de la drogue, mais vous, vous êtes arrivé à la supporter. Vous avez survécu et maintenant vous pouvez continuer de vivre.

– Vous voulez récupérer votre corps ?

Non, pas encore. Vous avez fait des études de criminologie, vous avez écrit des polars, votre esprit est plus mûr, plus stratégique, vous serez mieux à même de gérer l’évasion de cette cave. Moi, je serais juste maladroite. Souvenez-vous de mon intrusion dans la morgue : je me suis blessée et j’ai créé un attroupement.

– Vous me prêtez votre corps jusqu’à quand ?

Vous pourrez le garder encore quelque temps une fois que vous vous serez évadé. J’ai un autre problème, un peu personnel, à résoudre.

– Dans ce cas, je compte profiter moi aussi de ce sursis pour poursuivre l’enquête sur mon assassinat, ou plutôt sur la destruction de mon ancienne enveloppe charnelle, si vous n’y voyez pas d’objection.

J’ai l’impression de vous entendre négocier pour savoir qui prendra la voiture ce soir… Mais il n’est pas encore sorti d’ici ! rappelle Dolorès.

Nous allons pouvoir nous entraider. Déjà, je vais vous indiquer ce que font vos geôliers là-haut, propose Lucy.

Elle disparaît un moment et lui annonce :

Ils dorment. C’est le moment d’agir.

Alors, faisant appel à la partie Gabriel Wells de son esprit, il trouve deux clous qu’il tord pour trafiquer la serrure jusqu’à ce que le pêne glisse doucement vers l’intérieur.

La porte s’ouvre.

Prenez les vêtements les plus épais, dehors il fait froid, lui conseille Dolorès.

Et puis mettez un soutien-gorge si vous devez courir. Vous n’allez pas tarder à vous rendre compte que c’est quand même plus pratique.

Gabriel doit s’y reprendre à plusieurs fois avant d’arriver à attacher les agrafes dans son dos. Il franchit la porte et s’aperçoit que ses talons hauts le rendent instable. Le soutien-gorge le gratte.

Finalement, il préfère tenir ses chaussures à la main et marcher pieds nus. Il entend un gémissement et regarde dans l’œil-de-bœuf. Une fille est étendue. Il repère six portes et six filles qui semblent être dans l’état dans lequel on a cherché à mettre Lucy.

Il sort les clous pour trafiquer la première serrure.

Mais qu’est-ce que vous faites ? s’exclame Dolorès.

– Je vais libérer mes voisines, voyons.

Cela ne fera que rendre votre évasion plus difficile. Sauvez votre peau, et ensuite vous reviendrez aider ces pauvres filles. Si vous vous faites toutes attraper, vous ne serez pas plus avancés, ni elles ni vous.

– Et vous Lucy ? Vous n’avez aucune compassion pour vos compagnes de détention ?

Dolorès a raison. Mieux vaut assurer l’évasion de mon corps plutôt que vouloir aider les autres filles et faire tout capoter.

Il sait qu’il n’a pas le temps de défendre son point de vue, alors il emprunte les escaliers et monte jusqu’au rez-de-chaussée. Il voit les deux hommes dormir avachis dans le divan, face à la télévision encore allumée.

Il avance à pas de loup, mais son pied percute un meuble, il ressent une douleur fulgurante, grimace et retient difficilement un gémissement.

L’un des hommes ouvre les yeux.

– Hé ! Mais qu’est-ce que…

Il se précipite pour attraper la fugitive, mais au-dessus de lui Lucy a déjà trouvé une parade : elle s’est connectée à l’esprit du gros chat pour l’inciter à se déplacer. L’homme trébuche sur le félin et s’étale de tout son long.

Gabriel court pour rejoindre la Porsche. Par chance, les clefs sont sur le tableau de bord. Il verrouille les portes alors qu’il entend crier derrière lui :

– Il ne faut pas la laisser filer ! VITE ! ATTRAPE-LA !

Gabriel dépose les chaussures à talons hauts sur le siège passager, pas pressé de remettre ces objets de torture.

Il roule, poursuivi par la BMW des geôliers. Des frissons et des soubresauts dus à la drogue dans son sang le parcourent encore. Il respire difficilement. Ses mains tremblent.

Il se dit qu’il n’avait jamais jusque-là pris véritablement conscience de sa chance d’être dans de la chair vivante, matérielle, tangible.

Il ressent la différence qu’il y a à être dans ce corps plus petit, doté de seins, de cheveux longs, à la peau plus fine et plus douce, et… sans pénis.

Il serre les cuisses, mais ne sent rien d’autre que l’étoffe de sa culotte de soie au niveau de son entrejambe.

Il sourit à ces sensations nouvelles qu’il trouve finalement très agréables.

Il a gagné des protubérances en haut et il en a perdu en bas.

Il passe un doigt sur sa bouche et sent ses lèvres plus charnues, se regarde dans le rétroviseur et se trouve… belle, tout en distinguant derrière lui la voiture de ses poursuivants.

Il pense à la propriétaire du corps qu’il pilote, se disant qu’elle a tout pour réussir : intelligence, sensibilité, créativité, médiumnité et beauté. Son seul point faible, c’est… Samy. Les femmes sont en général plus intelligentes que les hommes, sauf lorsqu’elles tombent amoureuses – elles se révèlent alors plus naïves que des petites filles.

Attention, à droite, un camion ! crie à ce moment-là Lucy-esprit.

Gabriel-femme évite de justesse un poids lourd qui double une voiture en sens inverse.

Si ce n’est pas indiscret, vous comptez aller où avec « mon » corps ?

– Je vais aller retrouver Vladimir Krausz.

Pourquoi lui ?

– Il reconnaîtra votre visage et moi je le connais bien. Son centre d’analyses est doté d’une section destinée aux toxicomanes, il dispose de tous les appareils nécessaires pour purifier le sang. Mais d’abord il faut que je me débarrasse de ces deux-là.

Se souvenant de scènes de courses-poursuites qu’il a décrites dans plusieurs de ses romans, il improvise une stratégie qui consiste dans un premier temps à rejoindre Paris. Une fois qu’il a franchi le périphérique au niveau de la porte de Saint-Ouen, il se précipite dans les rues de plus en plus étroites de Montmartre, grillant au passage plusieurs feux rouges. Il évite de justesse des vélos, et rase une voiture dont il arrache un rétroviseur.

– Ah, les femmes au volant ! Regardez-moi celle-là ! hurle un piéton qui assiste aux embardées de la Porsche dans les ruelles.

Les deux hommes dans la BMW tentent de ne pas perdre de vue leur proie, mais ils sont bloqués par un camion d’éboueurs qui manœuvre lentement. Malgré leurs coups de klaxon, auxquels les éboueurs répondent par des gestes provocateurs, ils sont mis hors jeu.

Bien joué, Gabriel ! Vous conduisez vraiment très bien… pour une femme, plaisante Dolorès.

Déjà Gabriel-femme roule en direction des Champs-Élysées qui abritent le laboratoire de Vladimir Krausz. Arrivé sur place, il remet les chaussures à talons hauts de Lucy, ce qui le grandit de plusieurs centimètres, il s’avance d’une démarche mal assurée, à la manière d’une personne saoule, puis demande à voir son ami en urgence.

La réceptionniste, Ghislaine, reconnaît immédiatement la jeune femme et se montre cette fois-ci plus coopérative, la conduisant sans rechigner jusqu’au bureau de Vladimir Krausz.

– Content de vous revoir, mademoiselle Filipini ! s’écrie celui-ci. J’avais peur que vous ne me recontactiez plus, avoue-t-il. Vous m’avez fait une telle impression lors de votre première visite…

Il l’observe un peu mieux et s’aperçoit qu’elle est pâle, que ses mains tremblent et que ses yeux sont entourés de cernes profonds.

– Écoute-moi, Vladimir. C’est un peu compliqué à expliquer, mais j’ai été kidnappé par un réseau de proxénètes qui a essayé de me transformer en zombie. Ils m’ont drogué, il faut procéder à une exsanguino-transfusion. Je sais que tu la pratiques ici. Je t’expliquerai tout une fois que mon sang aura été purifié.

Vladimir semble surpris d’être tutoyé, mais déjà Gabriel-femme montre l’hématome au creux de son coude. L’autre réagit aussitôt en appelant des infirmiers qui rappliquent sur-le-champ pour s’occuper de la jeune femme.

On lui fait une analyse de sang, puis on l’installe dans une pièce où une pompe lui enlève lentement le sang contaminé pour le remplacer par du sang propre.

– Je pense qu’il y en a pour plusieurs heures, explique Gabriel-femme. Vous pouvez me laisser maintenant, Lucy, j’ai cru comprendre que vous aviez vos propres affaires à régler.

Merci de prendre soin de mon enveloppe charnelle.

– Je suis comme un garagiste auquel une conductrice confie sa voiture pour une révision : je commence par la vidange, puis je ferai vérifier la pression des pneus avant de laver la carrosserie.

Ah… hum… il y a des petites choses que je fais à mon corps qu’il faudra que je vous précise.

– Par exemple ?

Ne vous endormez pas sans vous être démaquillé, et mettez bien une crème de nuit, sinon j’ai la peau qui tire le matin.

– Très bien, quoi d’autre ?

Il y a des vitamines et des médicaments qu’il vous faudra prendre le matin. Ils sont tous dans le placard de droite de ma cuisine. Et puis si mes poils de jambes repoussent, il faudra les épiler à la cire chaude, je me fais aussi régulièrement un masque avec du miel et…

– Je ne compte pas m’éterniser dans votre peau, je vais donc me contenter de satisfaire vos besoins prioritaires : laver le sang et la peau, manger, dormir, faire un peu d’exercice.

Et puis vous coiffer. Vous êtes tout décoiffé.

– J’y penserai.

Et je suis vegan. Ne mettez pas de viande dans ma bouche. Pour reprendre votre métaphore de la voiture, ce serait comme mettre du gasoil dans un réservoir fait pour le sans-plomb.

– Ne vous inquiétez pas, Lucy. En tout cas, sachez que, passé l’émoi dû à la drogue, être dans votre corps est pour moi une expérience… comment dire ?… vraiment « exotique ».

Elle a encore envie de lui donner des conseils sur la gestion de son enveloppe charnelle, mais se retient de peur de l’importuner.

– Et vous, vous ressentez quoi en tant que pur esprit ?

Je dois avouer que je supporte cette situation uniquement parce que je sais que je vais pouvoir ensuite réintégrer mon corps. Sinon, j’aurais le sentiment d’être morte.

– Donc en fait, vous êtes suspendue à ma promesse de vous restituer votre corps quand vous me le demanderez.

Je n’ai même pas imaginé que vous pourriez hésiter à me le rendre.

Gabriel-femme sourit.

– Arrêtez de me donner des idées.

Vous ne comptez quand même pas profiter de la situation pour me voler mon corps !

Gabriel sourit un peu plus.

– On verra.

Je vous préviens que si vous ne me restituez pas mon corps quand je vous le demanderai et dans l’état où… enfin, dans un meilleur état que celui dans lequel je vous l’ai transmis, je viendrai hanter vos rêves pour les transformer en cauchemars et vous…

– Allez ! Profitez de ces instants de pur esprit pour faire ce que vous aviez tant de difficultés à effectuer dans la matière : découvrir la vérité. Pendant ce temps, je vais explorer les possibilités de votre corps pour retrouver des sensations anciennes, comme manger et dormir. Après tout, je réalise un de mes fantasmes : être dans la peau d’une femme.

Cette dernière phrase ne rassure pas Lucy. Elle hésite à insister pour avoir la garantie qu’elle récupérera son corps, mais Dolorès lui fait signe qu’elle est prête à l’accompagner pour aller voir ce qu’il se passe chez Samy.

Allez, on y va ! À tout à l’heure, Gabriel.

Une fois qu’elle est partie, l’écrivain appelle l’infirmière.

– Hum… mademoiselle, je sais que l’exsanguino-transfusion risque de prendre du temps, mais j’ai très faim. Est-ce que je pourrais avoir quelque chose à manger ?

Cette dernière lui trouve un plateau-repas malgré l’heure décalée : salade de lentilles, morceau de saumon bouilli, purée et compote. Le tout est servi avec une bouteille de jus de pomme. Gabriel-femme contemple cet assortiment comme un tableau de maître et commence par la boisson, qu’il garde longtemps en bouche, lui trouvant mille saveurs. Il détecte, en même temps qu’il boit, une petite carie dans une molaire.

Il faudra qu’il la signale à Lucy, se dit-il – pour sa part, il déteste aller chez le dentiste et n’a pas l’intention de le faire pour un corps qu’il devra bientôt restituer.

Après s’être délecté pendant quelques minutes de chaque gorgée du jus de pomme, il goûte la salade de lentilles, découvre avec ravissement des carottes, repère des lardons, hésite à les manger, puis, se souvenant de sa promesse, les repousse sur le bord de son assiette.

Il sent le goût de l’huile qui accompagne les lentilles, quelques infimes grains de sel et même de poivre. Tout lui semble délicieux, il a l’impression de sentir les molécules d’énergie que transporte toute cette précieuse nourriture.

Il goûte ensuite la purée, mais il ne se rappelle plus si les vegans mangent ou non du poisson. Dans le doute, et par respect pour Lucy, il ne consomme qu’une bouchée du saumon, qu’il trouve délicieux. La compote achève de le ravir.

Vladimir Krausz toque alors à la porte et entre.

– On a poussé plus loin les analyses : vous avez dans votre sang, en plus de l’héroïne, de la cocaïne et même des méthamphétamines ! On dirait qu’ils ont voulu vous rendre accro à toutes les drogues en même temps.

– Tu peux me guérir, Vladimir ?

– Oui, le lavage du sang devrait vous sauver, mais il va vous falloir du repos.

– Peux-tu, enfin, pouvez-vous (il s’aperçoit que le tutoiement perturbe son interlocuteur) aussi, pour me rendre service, m’acheter des vêtements plus… confortables ? Il me faudrait un survêtement, des baskets, et puis un soutien-gorge en coton pour le sport. Ils m’ont volé mon téléphone portable. Vous croyez que vous pourriez m’en fournir un ? Je vous rembourserai plus tard. Ils m’ont aussi subtilisé mon portefeuille.

– Autre chose ?

– Un flingue.

Il ne peut cacher sa surprise.

– Non, je plaisante, le rassure Gabriel-femme. Un taser devrait suffire, ou même un couteau ou une bombe lacrymogène. N’importe quoi pour me défendre au cas où mes poursuivants arriveraient à me retrouver.

Vladimir se demande si elle se moque de lui.

– C’était bon, le plateau-repas ? Si cela ne vous plaît pas, je peux demander au traiteur de vous livrer quelque chose.

– C’est le meilleur repas que j’aie fait de toute mon existence ! Vraiment. Et tu, enfin… vous ne pouvez pas savoir comme je me sens bien dans ma peau à cet instant.

Vladimir Krausz a l’impression de ne comprendre qu’à moitié les allusions de cette si jolie patiente dont il n’arrive pas à soutenir l’intense regard.

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