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C’est la pleine lune, une légère brume rasante dessine une dentelle argentée au-dessus de la lande.

Ils sont tous réunis autour de la pierre d’autel : soixante-quatre hommes en longue tunique blanche, portant une cape, un bandeau orné de trois traits jaunes sur leurs longs cheveux gris ou blancs, une serpe accrochée à leur ceinture et, sur leur poitrine, une croix druidique.

Gutuater est le plus grand et le plus corpulent. Sa silhouette imposante intime à tous le respect.

La cervoise couleur ambre coule à flots dans les chopes de bois. Un druide installe un foyer et tous embrochent des sangliers entiers avec des branches qu’ils font tourner au-dessus des braises. De jeunes femmes rousses aux yeux verts jouent de la harpe et du tambourin. Certaines chantent en chœur des airs anciens.

C’est beau, reconnaît Gabriel Wells.

C’est le monde d’avant l’arrivée des Romains. Le monde magique où l’on vénérait les grands arbres et les mégalithes. Le monde des fées, des lutins, des hobbits et des démons qui a nourri toute la littérature fantastique, commente Conan Doyle.

À cet instant arrivent autour du feu des groupes d’âmes errantes vêtues de costumes renvoyant à des époques très différentes.

Dire que Houdini ne voulait pas croire que cela existait, continue Conan Doyle. Comme notre monde serait terne et insipide s’il n’y avait pas de magie !

C’est peut-être pour cela qu’il était magicien, pour essayer de mettre un peu de fantastique dans son quotidien.

J’adorais Houdini, se souvient Doyle. Vous ne pouvez pas savoir à quel point notre dispute m’a déchiré le cœur.

Mon frère jumeau était un cartésien invétéré, mais il a fini par changer, lui répond Gabriel.

Après avoir dégusté les sangliers rôtis et bu l’alcool au miel, les druides enfilent des couronnes de gui et se mettent en cercle pour entonner des chants sur une tonalité grave, dans une langue que Gabriel ne connaît pas. Puis ils se placent au centre du cercle le plus étroit de l’enceinte de Stonehenge, tous assis en tailleur en se tenant par la main.

On appelle ça un « cercle des vivants », explique Doyle qui semble connaître les rituels druidiques. Cela va permettre, je l’espère, de faire monter les énergies et de dégager les portes du ciel.

Le chant monte haut et soudain, Gutuater s’arrête net.

Qu’est-ce qu’il se passe ? Ça ne marche pas ?

Les druides discutent dans leur langue incompréhensible et semblent inquiets. Ils lèvent la tête et comprennent alors le problème : un groupe d’âmes errantes étrangères vient d’apparaître.

Qu’est-ce qu’ils font là, eux ?

Doyle fait une grimace.

Tu ne les reconnais pas ? C’est Rotte-Vrillet et ses sbires. Je crois qu’ils veulent nous empêcher d’agir.

Gabriel reconnaît les écrivains du Nouveau Roman français, mais aussi d’autres auteurs ennuyeux et égocentriques venus de tous les pays – Angleterre, États-Unis, Italie, Espagne, Russie –, affublés de leurs costumes d’académiciens, d’aristocrates des lettres, de chefs de file de la mode, d’arbitres de l’élégance. Ils arborent leurs habits officiels les plus clinquants, leurs décorations et leurs prix comme autant de médailles de batailles gagnées contre le mauvais goût littéraire.

Conan Doyle, pourtant, ne semble pas impressionné et lâche :

Je crois que nous allons avoir besoin de la cavalerie.

Il esquisse un sourire et lève la main. Surgissent alors quelques-uns de ses amis qui se tenaient cachés derrière les pierres : Edgar Allan Poe, H. P. Lovecraft, J. R. R. Tolkien, Jules Verne, H. G. Wells, Isaac Asimov, René Barjavel, Pierre Boulle.

De toute façon, dit Doyle, cette bataille devait être livrée un jour ou l’autre. Je suis heureux que cela arrive ici et maintenant, sur mes terres.

Les forces de la littérature de l’imaginaire sont évidemment moins nombreuses que celles de la littérature « officielle », mais tous semblent animés d’une égale détermination.

Gutuater se lève et se dirige vers un mégalithe qu’il frappe de ses mains comme s’il s’agissait d’un tambour. Les autres druides font de même. Après les chants de femmes à la harpe, le son mat des mégalithes frappés du plat de la main par les druides provoque un changement d’ambiance radical.

Comment fait-on pour se battre dans une dimension immatérielle ? demande Gabriel.

Avec nos personnages, bien sûr, répond simplement Conan Doyle, qui a fait surgir le chien des Baskerville ainsi que son Sherlock Holmes armé d’un revolver.

Face à eux, les auteurs institutionnels font à leur tour apparaître leurs personnages : jeunes hommes romantiques, philosophes ténébreux, écrivains moralisateurs, femmes hystériques, poètes mélancoliques, soldats en uniforme, amants cachés dans le placard, maîtresses en porte-jarretelles, vagabonds dépressifs.

La réaction ne tarde pas à arriver : Jules Verne fait surgir son calamar géant, Lovecraft son Cthulhu, Asimov un robot, Frank Herbert un ver géant, Mary Shelley sa créature de Frankenstein, Bram Stoker son Dracula, Tolkien une dizaine de hobbits, Pierre Boulle des singes à cheval armés de fusils.

J’espère que vous ne comptez pas nous effrayer avec vos petits monstres pour enfants dépourvus de toute profondeur psychologique, ironise Rotte-Vrillet, qui a invoqué son croque-mitaine.

La foule qui forme l’armée des personnages de romans académiques s’avance.

J’aime la violence, reconnaît Rotte-Vrillet, cela va enfin permettre de mettre hors d’état de nuire ces quelques misérables écrivaillons sans envergure. La seule chose qui manquera à cette bataille sera l’odeur du sang de nos ennemis défaits.

Au moins, la plupart des personnages qui forment votre armée vont connaître pour la première fois un peu d’action, ironise Doyle.

Les druides perçoivent confusément ce qui se déroule au-dessus d’eux et accélèrent le rythme de leurs percussions sur les monolithes, tout en chantant sur un ton encore plus grave et guttural.

Le ciel se couvre de nuages noirs zébrés par la foudre. La lune a disparu, la pluie éteint le foyer ainsi que les bûchers secondaires.

À l’attaque ! crie Rotte-Vrillet. Vive le style !

À l’attaque ! répond Conan Doyle. Vive l’imaginaire !

Un éclair déchire le ciel.

Et soudain, les deux armées de personnages littéraires se percutent avec fracas.

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