52.

Samy et ses sœurs sont accueillis par une femme corpulente couverte de bijoux et outrageusement maquillée. Ils enlèvent leur manteau, et s’installent dans une pièce à la décoration très chargée. Au-dessus d’eux, un hibou empaillé déploie ses ailes, et tout autour se dressent des statues de la Vierge Marie, d’un Bouddha obèse, de l’archange saint Michel qui terrasse un dragon de sa lance. Un tableau représente Diane chasseresse, un autre la déesse égyptienne Isis. La seule source de lumière provient d’une centaine de bougies rouges alignées. Les nouveaux arrivants s’assoient autour d’une table ronde.

C’est l’une des sœurs qui parle en premier :

– C’est la première fois que nous tentons cette expérience, explique-t-elle.

– Il faut vous mettre en cercle et vous toucher l’extrémité des doigts. Surtout, lorsqu’elle viendra, n’ayez pas peur et ne rompez pas le contact : il ne faut en aucun cas briser la chaîne.

Faustina Smith-Wellington allume une grosse bougie puis articule lentement :

– J’appelle l’esprit de votre mère. Quel était son prénom ?

– Mounia.

– Mounia, j’appelle ton esprit. Je te propose de communiquer avec nous selon le cadre suivant : tu soulèveras une fois la table pour dire oui et deux fois pour dire non. Mounia, es-tu là ?

Il ne se passe rien et tous attendent, un peu inquiets.

– Cela ne marche pas à tous les coups, mais ça vaut la peine d’attendre, les rassure Faustina. Elle peut mettre du temps à nous rejoindre si elle est dans des limbes éloignés. Mounia, reprend-elle à l’intention de l’âme errante, s’il te plaît, ce sont tes enfants qui sont là, ils veulent te parler.

Il ne se passe toujours rien.

– Mounia, j’appelle ton âme pour qu’elle vienne discuter avec nous. Manifeste-toi quand tu le pourras. Mounia, es-tu là ?

Tout est calme. Mais soudain une bougie s’éteint, puis une autre, et encore une autre.

Un moment passe, jusqu’à ce que la table se soulève et reste quelques secondes en lévitation.

– Maman ! crie l’une des sœurs, émue.

– Surtout, ne rompez pas le cercle ! rappelle la médium.

La table retombe brusquement sur ses quatre pieds. Gabriel a du mal à en croire ses sens immatériels…

Mais il n’y a aucun esprit aux alentours ! s’étonne-t-il.

Viens voir, lui suggère son grand-père.

Ignace traverse la table et lui montre que Faustina actionne avec le pied une pédale reliée elle-même à un vérin hydraulique qui lui permet de soulever la table à volonté.

Lucy te l’a dit : 95 % des médiums sont des charlatans. Ce qui est plus étonnant, c’est que son cher Samy se laisse si facilement berner.

Il va être heureux de retrouver Lucy. Il découvrira ce que c’est qu’une médium authentique.

– Maman… Maman… C’est vraiment toi ?

La table se soulève une fois.

– Allez-y, posez vos questions. Elle est à votre écoute.

– Est-ce que tu souffres là où tu es ? demande l’une des sœurs.

La table se soulève deux fois.

– Est-ce que tu y es bien ?

La table se soulève une fois.

– Maman, nous sommes venus te voir parce que Sonia a rencontré un homme dont elle est tombée amoureuse. Nous pensons qu’il ne lui convient pas, mais elle ne veut rien entendre. Nous voulions avoir ton avis avant d’agir. Est-ce que nous devons l’autoriser à fréquenter cet individu ?

La table se soulève deux fois.

– Est-ce à cause de sa maladie ? demande une sœur.

De nouveau la table se soulève deux fois.

– Est-ce à cause de ses mauvaises habitudes de vie ? demande une autre sœur.

La table se soulève une fois.

Le dialogue continue entre les filles et la pédale hydraulique de la médium, au plus grand dam de celle qui espérait recevoir l’approbation de sa mère.

Gabriel, fasciné, ne quitte pas Samy des yeux.

Comme il a de la chance d’être à ce point aimé par une femme aussi extraordinaire que Lucy ! se dit-il.

Samy, même s’il se tient en retrait, semble bouleversé par la discussion qui s’installe entre sa mère défunte et ses sœurs en mal d’amour, qui évoquent à tour de rôle leur fiancé, actuel ou désiré.

L’ex-fiancé de Lucy a l’air embarqué, note Ignace.

Oui, Samy semble ne se douter de rien.

C’est ce qu’avait déjà décrit en son temps Harry Houdini. Le marché est envahi par des spirites charlatans qui abusent de la crédulité de leurs clients. Ils ont pour mission de combler un besoin universel : parler aux chers disparus. Selon un sondage récent, l’humanité compte actuellement 8 milliards d’individus. Parmi eux, 6 milliards croient qu’on peut parler aux défunts, 5 milliards ont déjà fait des expériences de tables tournantes ou d’autres rituels, et 3 milliards sont en contact régulier avec un ou une médium qui prétend les mettre en relation avec des anges, des démons ou des fantômes.

Je ne me rendais pas compte que le mystère de l’après-vie fascinait à ce point.

Pourtant tu l’as écrit dans Nous les morts : 90 % de l’humanité est superstitieuse ou croyante.

Ce n’est pas parce que je l’écris dans mes romans que j’en suis intimement persuadé. Tu sais que je suis avant tout un être qui doute. Mais il est vrai que j’ai aussi écrit que ne pas s’intéresser à ce qu’il va advenir de nous est une forme d’inconscience.

Je n’ai jamais compris comment tu te positionnais par rapport à tous ces sujets.

Je suis un explorateur intrigué. Après tout, vouloir savoir ce qu’il se passera après notre trépas me semble une curiosité légitime, non ?

Ils observent les cinq personnages et leur médium.

Bon, en tout cas, Samy et ses sœurs ont l’air plutôt sympathiques, reprend Gabriel. Je dois t’avouer que j’avais des doutes sur son intégrité, mais M. Daoudi devenu Serge Darlan n’est pas l’escroc que je craignais. C’est juste un comptable qui a eu la malchance d’avoir un patron malhonnête qui lui a fait cacher de la drogue et porter le chapeau.

Si ce n’est que Samy s’est quand même enfui…

Il a voulu sauver sa peau. Mais à le voir, on se rend bien compte que c’est juste un petit garçon qui espère avoir une conversation avec sa maman adorée…

Alors on fait quoi, fiston ?

Nous n’avons pas le choix, j’ai promis à Lucy. À nous de remettre sur les rails cette histoire d’amour interrompue. On va rester jusqu’à ce qu’ils aient fini cette cérémonie et on va suivre Samy pour obtenir son adresse. Ce sera ensuite à elle de jouer.

En dessous d’eux, une des sœurs pleure car elle va devoir renoncer à celui qu’elle aime, mais elle ne rompt pas pour autant le contact avec les mains de ses sœurs.

Faustina Smith-Wellington, pour sa part, garde cet air grave censé rappeler à ses clients que quoi qu’il se passe, cela ne dépend pas d’elle mais du monde invisible dont elle n’est qu’une humble servante.

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