31.

« Je suis né en Pologne. Mon père était menuisier. Ma mère, femme au foyer, s’occupait de mes quatre frères et de mes trois sœurs. Quand nous commettions ce qu’il jugeait être une bêtise, mon père nous donnait des coups de ceinturon en nous menaçant : “Si tu pleures, tu en auras d’autres.” Si on faisait quelque chose qu’il considérait comme plus grave, il nous obligeait à rester dehors dans le froid. Ma mère, elle, était en permanence fatiguée. Elle passait ses journées à s’occuper de nous, de la cuisine, du ménage, de la lessive et de sa propre mère qui avait décidé de rester au lit en pantoufles et chemise de nuit en ne faisant que se plaindre. Je me souviens que ma mère était légèrement ronde ; elle avait une odeur aigre de sueur que j’aimais bien. Elle parlait peu, mais laissait de temps en temps échapper des soupirs, comme pour relâcher la pression.

Nous vivions dans un petit bourg de quelques centaines d’habitants à peine où tout le monde savait tout sur tout le monde, et où l’on se mariait jeune, des marieuses se chargeant d’organiser des unions favorables aux intérêts économiques des uns et des autres. La plupart des habitants étaient analphabètes et l’on comptait trois idiots du village. Il n’y avait pas de médecin. En cas de problème de santé, il fallait aller à Varsovie pour être soigné. Là-bas, l’alcool à 45 degrés faisait office d’anesthésiant avant une opération conduite à la pince, au rasoir ou au couteau par des barbiers sur les marchés. À 16 ans j’ai mis mes affaires dans un sac et j’ai fugué. Mais je n’étais pas un vilain petit canard, j’étais juste avide de quitter le monde de mes parents. Je suis parti vers l’ouest, j’ai traversé l’Allemagne puis la France avant d’arriver à Tourcoing. D’Ignaz Wellowski, je suis devenu Ignace Wells.

Là, j’ai commencé à travailler comme mineur dans les mines de charbon, puis comme ouvrier dans une usine textile et ensuite comme assistant photographe. En fait, j’étais embauché partout où je postulais parce que j’avais un talent : celui de raconter de bonnes blagues. Ma situation s’améliorait, mais la guerre a été déclarée à l’Allemagne, et on m’a proposé la nationalité française si je m’engageais dans ce qui était appelé les corps francs, composés d’étrangers, de pauvres et de débiles légers qu’on envoyait se faire tuer en première ligne. J’ai participé à plusieurs charges dont j’ai été l’un des rares survivants. J’ai connu l’horreur des tranchées. Et je peux te dire que le fait de savoir raconter des histoires drôles m’a aidé bien des fois à détendre un peu l’atmosphère. Les Boches bombardaient tellement que les types devenaient sourds ou fous. Sous les ordres du maréchal Pétain, les soldats fusillaient leurs collègues déserteurs ou objecteurs de conscience afin de refroidir les velléités de rébellion. Pour ma part, j’ai perdu un pied dans un bombardement. J’ai été gratifié d’une prothèse en bois, d’une canne et d’une exemption de combat. Pour la propagande des armées, je devais désormais photographier les “bons moments” : des soldats dans un uniforme impeccable qui se régalaient de cassoulet, de vin et de rhum avant la charge contre l’ennemi. J’ai survécu à tout ça je ne sais pas trop comment. J’ai eu de la chance. Quand les gens me disent que c’était mieux avant, j’ai bien envie de les envoyer dans mon passé, qu’ils voient de quoi on parle !

À la fin de la Première Guerre mondiale, j’avais 22 ans. Un de mes officiers m’a dit qu’il allait travailler dans la police et qu’il aurait besoin d’un photographe pour les scènes de crime. “Toi au moins, tu ne t’évanouiras pas quand tu verras un cadavre, tu en as déjà vu tellement dans les tranchées”, m’a-t-il déclaré. Et puis il savait à quel point il peut être bénéfique d’avoir un raconteur de blagues dans une équipe. C’est ainsi que je suis devenu photographe pour la police. À 23 ans, j’avais donc un métier, un salaire et un passeport français, et j’ai décidé de me marier. Mais là j’ai fait la pire bêtise de ma vie : au lieu de choisir une Française, j’ai fait comme les saumons, je suis revenu sur mon lieu de naissance pour m’accoupler. Dans le village, ils m’ont vu comme l’enfant prodigue : j’étais celui qui avait fait fortune en France. Sur les conseils de mon père, je suis allé voir la marieuse et je lui ai demandé ce qu’elle avait “en stock”. Des filles célibataires plus jeunes que moi et suffisamment éloignées de ma famille pour éviter tout risque de consanguinité, il y en avait neuf en tout et pour tout. Dont une très laide et une estropiée, donc sept. J’ai demandé s’il y en avait une qui parlait le français. Elles étaient deux dans ce cas. J’ai pris la plus jolie, Magdalena. J’ai discuté avec son père, qui m’a assuré qu’elle était vierge ; on s’est entendus sur une somme pour la dot. Nous nous sommes mariés cinq jours plus tard, le temps d’organiser la fête. Voilà à quoi se résumait l’amour à l’époque.

La fête a duré trois jours et trois nuits consécutifs. Ce n’est qu’ensuite, alors que nous étions tous les deux complètement saouls, que nous avons fait l’amour pour la première fois. C’était d’ailleurs ma première fois tout court, car j’avais toujours refusé d’aller au bordel quand j’étais à l’armée, de peur d’attraper des maladies vénériennes. À l’époque, on découvrait encore souvent l’acte d’amour après le mariage, et c’était comme une pochette-surprise. On jurait affection et fidélité jusqu’à la mort à quelqu’un qu’on ne connaissait pas. Cela m’a d’ailleurs toujours frappé : quand on se marie, on ne sait pas qui est l’autre, et il n’y a qu’au moment du divorce qu’on découvre à qui on avait affaire. Mon père disait que l’amour est la victoire de l’imagination sur l’intelligence et le mariage la victoire de l’espoir sur l’expérience. Ah, il avait de l’humour, le bougre ! Toujours est-il que notre première nuit d’amour ne m’a pas laissé un souvenir très agréable…

Un mois plus tard nous déménagions à Paris, et j’ai retrouvé un emploi de photographe dans la police. J’avais de plus en plus de mal à supporter ta grand-mère, dont le principal défaut était simple : elle avait mauvais caractère. Et puis, petit détail auquel j’aurais dû faire attention mais qui, sur le moment, ne m’a pas semblé important : elle ne riait pas à mes blagues.

On a eu cinq enfants. Trois sont morts en bas âge de maladie, seuls ont survécu ton père et ta tante. À chaque accouchement, Magdalena devenait plus acariâtre, comme si elle m’en voulait de lui faire des enfants qui déformaient son corps. Pourtant, je lui suis toujours resté fidèle.

Par la suite, j’ai aidé à la résolution d’une enquête policière parce que j’avais repéré un détail révélateur en développant les photos de la scène de crime. Dès lors, mon chef a considéré que j’avais un œil plus aiguisé que celui de mes collègues. L’œil de Wells. Alors, quand mon supérieur est mort dans une fusillade, on m’a proposé de prendre sa place car je connaissais les dossiers. Et là, j’ai enfin pu montrer mon talent. Comme j’étais un grand lecteur de Conan Doyle, j’avais compris que l’observation était la clef. Ainsi, valorisant mon point fort plutôt que d’essayer de corriger mes points faibles (j’ai par exemple toujours été mauvais en interrogatoires et en psychologie), j’ai résolu des affaires par la seule observation d’empreintes, de douilles, d’éléments de la scène de crime.

J’ai eu une belle carrière, puis j’ai pris ma retraite à 60 ans. Et là, ma vie est devenue un enfer. J’étais en tête à tête tous les jours avec ta grand-mère, qui devenait de plus en plus agressive. Elle ne me parlait que pour me faire des reproches.

Je crois que j’ai développé une surdité volontaire pour ne plus entendre ses récriminations. Mais ma perte de l’audition ne m’a pas coupé que d’elle : elle m’a coupé du monde. Paradoxalement, moins j’entendais, plus je voyais. Je me suis remis à la photo et les clichés que j’ai réalisés à cette époque comptent parmi mes meilleurs. Je les rangeais dans un album et je me disais qu’un jour, mes descendants le découvriraient et décideraient peut-être de le vendre, m’assurant une célébrité posthume. J’ai donc essayé de composer l’album le plus complet possible. Je photographiais en noir et blanc malgré l’arrivée de la couleur, je privilégiais tout ce qui était en mouvement : un oiseau qui décollait, des cheveux volant au vent, des sportifs en pleine action. Pour moi, la photo était l’art de saisir la seconde précise où tout change. Mais c’est alors que j’ai eu ma première crise cardiaque. Quand j’ai été hospitalisé, ma situation est devenue insupportable. Je devais rester alité toute la journée, ce qui provoquait des escarres. J’avais les poumons remplis d’eau, et chaque respiration était douloureuse. Je devais porter des couches comme un bébé, et ensuite j’ai aussi eu une sonde urinaire.

Lorsque j’ai fait une tentative de suicide, on m’a mis des sangles aux pieds et aux poignets pour m’empêcher de recommencer, et à partir de là ça a été de mal en pis. Comme tu le sais, j’ai supplié ta grand-mère de me laisser mourir, mais le médecin soutenait qu’ils allaient me sauver et elle l’a laissé faire de l’acharnement thérapeutique contre ma volonté.

À quoi cela sert de vivre si on ne peut même pas décider quand on s’arrête ? C’est donc ça le progrès ? N’importe quel clochard peut se jeter sous un pont, mais moi, j’étais sanglé ! Imagine-toi toute la journée les mains immobilisées, le dos qui te brûle. Et ta grand-mère qui répétait : “Tu vas t’en sortir mon chéri, ne t’inquiète pas, tu es dans un bon service, entouré par les meilleurs médecins.” Pourtant, j’aurais rêvé d’avoir les plus mauvais, crois-moi ! Et j’aurais aussi rêvé de l’étrangler avec mes sangles. Ma seule distraction était d’écouter la radio. Je passais donc mes journées sans pouvoir bouger, avec comme unique point de vue le pourrissement du monde qui accompagnait le mien. Quand je sentais trop mauvais, une infirmière venait me passer sur le corps une éponge imbibée de désinfectant. Crois-moi, je t’envie d’être mort jeune dans ton sommeil, sans avoir connu le délabrement progressif qu’est la vieillesse, et sans avoir eu une femme qui transforme ton quotidien en supplice soi-disant par amour. Je suis resté trois ans – trois ans ! – comme ça. Avec l’autre imbécile de médecin qui paradait devant ses supérieurs et ses collègues en montrant à quel point il était doué dans l’art de maintenir en vie un déchet comme moi. J’étais maigre, mon visage était couvert de rides à force de porter ma colère, et quand la mégère qui me servait de femme arrivait avec ses fleurs, j’essayais de la mordre.

Un jour, j’ai profité de ce que la sangle de mon poignet était moins serrée qu’à l’accoutumée pour libérer une main. Ensuite, je me suis libéré l’autre main, puis les pieds ; j’ai arraché tous les tuyaux et tous les fils, et je me suis laissé violemment tomber au sol, mais cela n’a servi qu’à me blesser légèrement. Comme mes jambes n’arrivaient plus à me porter, j’ai rampé. Je me souviens de ce jour béni : j’ai escaladé une commode avec toute la force que me procurait la rage de mourir pour accéder à la fenêtre et je me suis jeté dans le vide. Quand on a trouvé mon corps, un grand sourire illuminait mon visage et mon majeur était tendu en signe de défi à l’intention de ma chère compagne.

Ensuite, mon esprit a quitté ce véhicule délabré qu’était devenue mon enveloppe charnelle et j’ai retrouvé l’apparence que j’avais choisie : celle de mes 60 ans, le jour de ma retraite. Surtout, j’ai retrouvé une ouïe parfaite sans recours à la technologie.

J’ai d’autant plus apprécié mon premier vol ectoplasmique que j’avais passé mes derniers jours sanglé sur un lit d’hôpital. J’étais un aigle. J’ai goûté au plaisir de voler pendant quatre jours et quatre nuits, ce qui m’a procuré une jouissance extrême. Je me dis même parfois que cela valait la peine de connaître une fin aussi lamentable rien que pour vivre par contraste ce plaisir. En fait, je me faisais penser à une chenille qui se transforme en papillon : j’étais une chenille rampante, gluante, sale, morveuse, qui ahanait pour respirer, et la mort m’a libéré de ma chrysalide.

J’ai tout de suite compris qu’âme errante était mon destin. Je n’avais plus à subir les décisions des autres, et crois-moi, tout humain dont le bonheur dépend des décisions d’autrui peut se préparer à être malheureux. Il ne faut dépendre de personne – et surtout pas des médecins.

Moi la mort, je trouve qu’elle est pleine d’avantages.

Par exemple, détail qui paraît banal, on ne se fait plus piquer par les moustiques.

En hiver, on n’a pas froid. Et en été, plus de coups de soleil !

Ici, les aveugles voient.

Ici, les culs-de-jatte marchent.

Ici, plus de problèmes de constipation ou d’insomnie.

En somme, ici c’est “cool”, comme disent les jeunes.

Malgré tout, à mesure que le temps passait, je commençais parfois à m’ennuyer, alors j’ai cherché un centre d’intérêt. Et alors j’ai trouvé. TOI.

Toi, tu étais né à la bonne époque : tu as eu un vrai lit, une vraie poussette, de vrais cadeaux à Noël, une alimentation saine et équilibrée, ce qui t’a d’ailleurs permis d’être plus grand que moi, des parents qui t’ont aimé, qui ne t’ont pas frappé, des pédiatres à proximité, des médecins qui te donnaient des médicaments, des dentistes qui t’opéraient sous anesthésie, des professeurs réellement instruits.

Toi, tu n’es pas né en période de guerre. Tu n’as connu ni la misère ni la faim. De mon vivant, je pressentais bien que tu pouvais réaliser la vie que j’avais rêvée. Je t’avais donné le goût des histoires, le goût des livres, le goût des enquêtes. Mais c’est de toi-même que tu as eu envie d’écrire ces histoires qui étaient dans ta tête. Quand je suis mort, tu n’avais que 13 ans, et j’ai continué, à travers les songes, à t’influencer pour entretenir ta passion des belles histoires. Je crois que les êtres ont certaines prédispositions génétiques, mais qu’ensuite leurs parents, leurs professeurs, leurs employeurs influent sur eux, et aussi, dans une certaine mesure, les fantômes des ancêtres.

Regarde ton frère : il s’est dirigé vers la science. Toi, tu t’es dirigé vers la littérature. Ton frère est rationnel, toi, tu es plus tourné vers l’imaginaire. Une même graine a donné deux fruits complètement différents.

Quand tu as publié ton premier livre, le plus heureux n’était pas toi, mais moi ! Je réalisais MON rêve à travers toi. Et dès lors je ne t’ai plus quitté. Tu te croyais parfois en transe quand tu écrivais, mais en fait c’était moi qui t’animais et te soufflais l’inspiration. J’écoutais tes conférences, je découvrais par-dessus ton épaule l’avancement de tes manuscrits, j’étais ton premier lecteur.

Comme j’étais fier de toi ! J’en parlais parfois à d’autres amis ectoplasmes : “Tenez-vous derrière un de ses lecteurs et vous pourrez le lire.” Si bien que, je peux te le dire, dans l’au-delà, tu as beaucoup de fans, et pas des moindres ! Si je te disais que j’ai même conseillé à Conan Doyle en personne de te lire…

Quand tu es mort, évidemment j’étais là à t’attendre, mais je n’ai pas voulu te contacter tout de suite pour ne pas t’importuner. Je ne savais pas comment tu allais réagir. J’ai donc attendu que tu ailles espionner cette jeune actrice pour oser t’aborder. J’ai été très rassuré par ta réaction, tu n’as pas sursauté, tu m’as accepté comme un ami, maintenant que commence pour toi le meilleur de l’existence.

Alors, tu es prêt pour ton enterrement demain matin ? Il paraît qu’il va faire très beau. »

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