8.

Dans sa Smart électrique, Lucy roule à tombeau ouvert dans le sillon laissé par l’ambulance. Soudain, une voix résonne dans l’habitacle.

Je peux rester avec vous, mademoiselle ? Je préfère votre conversation à celle des deux ambulanciers. Ils m’exaspèrent, et je ne supporte pas de ne pas pouvoir intervenir. Vous, au moins, vous m’entendez.

Mais bientôt, elle est forcée de s’arrêter, de nouveau bloquée dans un embouteillage.

Pourquoi ils n’utilisent pas le trottoir ? s’indigne l’écrivain.

– Parce qu’il y a des piétons sur les trottoirs. De toute façon, cela ne sert à rien de vous énerver. Vous pouvez traverser la matière mais pas nous. Nous sommes bloqués.

On ne peut pas prendre un hélicoptère ? demande Gabriel en soupirant. Puis il se reprend : Excusez-moi, c’est l’émotion. Heureusement que vous êtes là. Mais je n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi vous m’aidez, mademoiselle Filipini.

– Je vous l’ai dit, votre livre a changé ma vie.

– Nous les morts ? Mais c’est mon plus grand échec commercial ! L’éditeur n’a vendu qu’un dixième du tirage, tout le reste est parti au pilon. Il a dû rester une semaine tout au plus en vitrine des librairies. Il n’a pas eu droit à un seul article dans un seul média. Ainsi meurent les livres qui ne trouvent pas leur public.

– Il m’a trouvée moi. Et maintenant que je connais mieux le monde invisible, je peux vérifier les informations qu’il contient. Certaines choses que vous dites sont justes, mais il y a beaucoup d’inexactitudes.

La Smart est toujours à l’arrêt. Des klaxons agacés couvrent le bruit de la sirène de l’ambulance. Certains tentent des manœuvres hardies, qui ne font qu’ajouter au chaos ambiant.

– Commençons par les plus importantes. Dans votre ouvrage, vous dites qu’après la mort 90 % des âmes se réincarnent et 10 % deviennent ce que l’on appelle des âmes errantes, catégorie dans laquelle, selon vous, on trouve les suicidés et les gens qui sont encore trop attachés à leur passé.

J’ai trouvé ces pourcentages dans Le Livre des morts tibétain et dans Le Livre des morts égyptien.

– C’est exactement l’inverse.

Vous êtes sûre ?

– C’est logique. Tout simplement parce que la plupart des gens sont, comme vous, nostalgiques de leur « étui de chair » et de la légende qu’ils ont construite autour de leur propre personne. Il y a une phrase qui résume cela : « Chacun est prisonnier de l’histoire qu’il se raconte sur lui-même. » On aime tellement son propre passé qu’on n’est pas prêt à y renoncer d’un coup pour redémarrer une nouvelle vie dont on présume, forcément, qu’elle sera moins intéressante que la précédente.

J’ai parfois ressenti cela avec certains de mes romans que je ne voulais pas quitter. J’étais bien avec le héros, c’était presque devenu un ami.

– Donc vous comprenez la stagnation des 90 % d’âmes errantes qui restent attachées à leur ancien moi.

Oui. Et je reconnais qu’à force d’écrire des histoires, je perçois mon propre passé comme un roman. Je suis prêt à écouter ce que vous avez à me dire.

– Il faut que vous sachiez quelles sont les caractéristiques des âmes errantes. Je crois que vous avez déjà pu en vérifier quelques-unes, mais je vais toutes vous les énumérer telles que je les ai listées. Commençons par les avantages :

Plus de souffrances physiques.

Plus de maladies.

Plus de fatigue.

Plus besoin de manger.

Plus besoin de dormir.

Plus de vieillissement.

Plus de peur de mourir.

Possibilité de voler.

Possibilité de traverser la matière.

Possibilité d’aller voir et entendre tout ce qu’on veut où on veut (sans compter qu’on entre gratuitement dans les cinémas, les salles de concert et les musées).

Possibilité de choisir son apparence physique et vestimentaire.

Possibilité de discuter avec les autres âmes errantes.

Possibilité d’être entendu et d’agir sur les vivants qui ne sont pas complètement « étanches » parce qu’ils ont des brèches dans leur aura : drogués, alcooliques, schizophrènes. On y reviendra.

Possibilité d’être vu et entendu par les chats.

Possibilité de parler aux médiums, enfin les bons…

Et quels sont selon vous les inconvénients ?

Elle énumère :

Plus de sens du toucher.

Plus de goût.

Plus d’odorat.

Plus de sommeil, et donc plus de rêves.

Plus de possibilité d’être vu par les vivants.

Plus de contact avec la matière. Vous ne pouvez pas vous asseoir sur une chaise ou dormir sur un lit en les sentant. Ça n’a l’air de rien, mais à la longue ça manque.

Plus de possibilité de faire l’amour.

Plus de possibilité de posséder, d’attraper ou de porter des objets.

Plus de possibilité de vous voir dans les miroirs (ça devient vite énervant).

Plus de possibilité d’utiliser un ordinateur.

Donc plus de possibilité de continuer d’écrire des romans, puisqu’il est tout aussi impossible de tenir un stylo. J’imagine que cela va vous manquer.

C’est un peu comme dans Ghost, le film américain des années 1990 ?

– À ceci près que, dans ce film, il y a encore plus d’erreurs que dans votre roman. Par exemple, à la fin, le fantôme de Patrick Swayze arrive à agir sur la matière et donne des coups de poing à son rival. Il devient ainsi « l’homme invisible » et n’a donc aucun mérite à vaincre ses adversaires ! Alors que dans la réalité, les âmes errantes ne peuvent strictement rien toucher ni bouger. Elles traversent tout.

On ne peut même pas faire craquer les armoires, grincer les charnières, claquer les portes ou sonner les pendules dans les châteaux hantés ?

– Ça, ce sont des clichés qui ont la vie dure, mais voici la règle principale : un esprit qui a quitté un corps ne peut plus avoir la moindre action sur la matière. Tout au plus peut-il influer sur un autre esprit. Et rappelez-vous bien que les corps sont protégés par leur aura, de la même manière que l’atmosphère protège la Terre des météorites et des radiations solaires. Seuls ceux qui ont des trous dans leur aura sont accessibles, c’est-à-dire réceptifs.

L’embouteillage est enfin terminé, l’ambulance progresse et la Smart tente de la suivre au plus près, mais d’autres véhicules réussissent à s’intercaler.

– Dans votre roman, j’ai aussi beaucoup aimé l’Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu d’Edmond Wells. Mais comment avez-vous eu l’idée de mettre toute cette documentation à l’intérieur même du livre ?

Le « professeur Edmond Wells » était un de mes grands-oncles. Il est mort il y a longtemps. Il avait réellement composé une encyclopédie personnelle qu’il a léguée à ma famille, et je l’ai un jour récupérée pour la lire. Je me suis alors dit que ce serait une bonne chose de diffuser ces informations souvent peu connues.

– Et il faisait quoi dans la vie, votre grand-oncle ?

C’était un entomologiste spécialiste des fourmis, mais il était aussi biologiste, philosophe, historien. Il a appelé cette drôle d’encyclopédie ESRA, pour « Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu ». Elle n’a jamais été publiée, mais mes parents en ont toujours parlé comme d’une référence familiale. Et j’y ai trouvé des informations très utiles pour mes romans.

– Il s’intéressait au spiritisme ?

Edmond Wells n’avait pas de mémoire, alors il notait tout ce qu’il trouvait extraordinaire. Pas seulement sur la mort, même s’il semblait de fait très préoccupé par l’« après-vie ». Pour ma part, je me suis essentiellement servi du volume XII, qui parle de spiritualité.

– La mort, reconnaît-elle, c’est forcément le plus grand mystère de tous les temps.

Ces mots, soudain, rappellent à Gabriel qu’il lui reste peut-être un petit espoir de pouvoir revenir parmi les vivants…

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