90.

Lucy Filipini se réveille.

Elle se masse les épaules avec ravissement, effleure ses bras, ses mains, ses cuisses, elle se passe la main dans les cheveux et prononce son mantra matinal.

Elle se lève et aperçoit, accrochée au mur, la pancarte :

« IL FAUT FAIRE DU BIEN À SON CORPS

POUR QUE SON ÂME AIT ENVIE D’Y RESTER. »

Elle effectue alors quelques exercices d’assouplissement et de musculation tout en écoutant l’album de Dead Can Dance, puis fait des mouvements de yoga : la salutation au soleil, la posture du chat.

Une fois douchée, elle revêt ses vêtements les plus colorés : une robe fendue rouge au large décolleté, un collier orné d’un cygne noir, des chaussures à talons hauts, du vernis rouge. Elle quitte son appartement.

Quelques minutes plus tard, elle est devant l’immeuble des éditions Villambreuse.

Elle demande à voir Alexandre, qui aussitôt la reçoit.

– Vous êtes de plus en plus belle, mademoiselle Filipini. Chaque fois que je vous vois, mon cœur bat plus fort.

Elle accepte le compliment d’un hochement de tête impatient et passe au sujet qui l’intéresse.

– J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle. Laquelle voulez-vous entendre en premier ?

– La mauvaise.

– Vous allez devoir renoncer à votre programme Gabriel Wells Virtuel. Il est obsolète et cela déplaît à l’âme errante de Gabriel Wells qui ne veut pas que sa pensée soit galvaudée par votre machine.

Alexandre de Villambreuse ne cherche même pas à la contredire.

– Et la bonne ?

– En tant que médium, je peux vous annoncer que l’âme errante de Gabriel Wells se sent prête à composer elle-même le texte de L’Homme de 1000 ans.

Il hausse les sourcils.

– Et comment ce miracle pourrait-il s’accomplir ?

– Il va m’utiliser comme scribe et me dicter le roman depuis les limbes. Ce sera du pur « Gabriel Wells » ; vous reconnaîtrez bien sa patte, et les lecteurs aussi.

– En admettant que vous disiez vrai, comment vais-je présenter cela au public ?

– Vous allez faire croire que c’est le programme GWV d’Immortal Spirit qui l’a écrit. Tout le monde pensera que votre logiciel est vraiment opérationnel, ce qui est une bonne chose pour vous.

L’éditeur toussote et s’accorde un léger temps de réflexion.

– Cela me rappelle une nouvelle d’Edgar Poe, « Le joueur d’échecs de Maelzel ».

Il observe la jeune femme et ne cache plus son enthousiasme.

– Vous êtes quelqu’un de vraiment extraordinaire, mademoiselle Filipini. Plus j’apprends à vous connaître, plus je vous apprécie. Le roman écrit par le logiciel GWV est désormais achevé. Je l’ai lu. Et je vais vous dire la vérité : c’est nul. Le système d’intelligence artificielle n’a pas su trouver ce je-ne-sais-quoi qui fait tout l’intérêt des romans de Wells et les distingue des autres.

– La « petite musique » ?

– Plutôt la « petite folie »… À mon avis, Wells est une somme de névroses et d’anomalies psychologiques qu’aucun système d’intelligence artificielle informatique ne peut imiter. Ce sont ces faiblesses qui font sa différence. Le programme GWV écrit automatiquement des intrigues impeccables servies par un style au vocabulaire beaucoup plus riche que celui de Gabriel. Mais tout cela est trop propre.

Lucy se penche en avant.

– Alors… Vous êtes d’accord pour que nous travaillions ensemble, Alexandre ?

– Simple petite question pratique : je négocie le contrat avec qui ?

– Avec moi, mais Gabriel le relira par-dessus mon épaule, évidemment…

Ils se serrent la main, en prenant tous deux conscience que quelque chose de complètement inédit est en train de se produire dans le monde de l’édition.


91. ENCYCLOPÉDIE : LE JOUEUR D’ÉCHECS DE MAELZEL

En 1770, l’ingénieur hongrois Wolfgang von Kempelen présenta à la cour de l’impératrice d’Autriche un automate capable de jouer aux échecs. L’appareil se présentait sous la forme d’un gros buffet en érable surmonté d’un échiquier auquel était fixé un tronc de mannequin. Ce dernier portait un turban et une cape en fourrure ; sa bouche était ornée d’épaisses moustaches noires ; sa main gauche tenait une pipe, tandis que le bras droit restait posé sur la table, prêt à jouer. Les trois portes de la commode renfermaient un ensemble d’engrenages qui s’animaient lorsque le joueur était en action.

Kempelen avait baptisé son automate « le Turc ». Il prétendait que sa machine pouvait non seulement jouer une partie d’échecs, mais aussi battre les meilleurs joueurs du monde, déclaration qui ne suscita que moqueries et quolibets.

Lors de sa première présentation à la cour d’Autriche, l’automate vainquit tous ses adversaires et joua si vite qu’aucune partie ne dépassa la demi-heure. Quand un joueur tentait un coup interdit, le Turc secouait la tête en signe de réprobation et remettait la pièce à sa place, ce qui participait au caractère spectaculaire de cette prestation.

En 1783, Kempelen emmena son automate en tournée à travers l’Europe. Il battait systématiquement tous les joueurs, même les plus renommés. Il n’y eut qu’à Paris que le Turc fut vaincu par André Philidor, considéré comme le meilleur joueur d’échecs au monde. Cependant, Philidor avoua que ça avait été la partie la plus difficile de toute sa carrière. Le Turc battit même Benjamin Franklin, alors ambassadeur des États-Unis à Paris.

Durant sa tournée européenne, Kempelen laissa des scientifiques examiner sa machine, mais aucun ne parvint à trouver le secret de sa réussite. Après sa tournée, le Turc fut installé au palais de Schonbrunn, près de Vienne. Lorsque Napoléon envahit l’Autriche, il voulut jouer une partie d’échecs contre lui. L’empereur fut vaincu.

Quand Kempelen mourut, son fils vendit l’automate à Johann Maelzel, un musicien allemand à qui l’on doit l’invention du métronome. Ce dernier perfectionna son mécanisme – le Turc roulait désormais des yeux, ouvrait la bouche pour prononcer le mot « échec » – et il lui fit faire une nouvelle tournée en Italie, en France et en Angleterre, où il affronta Charles Babbage, l’un des meilleurs mathématiciens de l’époque. Maelzel, accablé de dettes, s’enfuit avec sa machine aux États-Unis, où il poursuivit ses exhibitions du Turc. Il affronta là-bas d’autres automates joueurs d’échecs et parvint à tous les vaincre. En 1836, Edgar Poe s’inspira de ce personnage pour écrire une nouvelle, « Le Joueur d’échecs de Maelzel ». Le Turc fut finalement détruit lors de l’incendie du Théâtre national de Philadelphie. Certains témoins prétendent qu’en brûlant, le Turc aurait prononcé plusieurs fois le mot « échec ».

Son secret fut révélé en 1857 par Silas Mitchell, fils du dernier propriétaire de la machine. Il avoua que le meuble était muni d’un double fond où se cachait un joueur d’échecs de petite taille qui manipulait le bras du Turc grâce à un système complexe de tringles et de leviers. Il pouvait ainsi saisir une pièce et la déplacer. Le premier occupant fut un officier polonais amputé des deux jambes à la suite de blessures de guerre ; quinze joueurs se succédèrent ensuite pour prendre place dans le double fond durant les quatre-vingt-quatre années de carrière du Turc. La difficulté pour Kempelen et les autres propriétaires était de trouver des génies de petite taille qui ne risquaient pas de trahir leur secret.

Il fallut attendre 1997 pour qu’un ordinateur – Deep Blue – batte le champion du monde russe, Garry Kasparov.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome XII.

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