17.

Une silhouette gracile se faufile hors des buissons qui séparent le parking de l’aile sud de l’hôpital. Elle longe la haie pour s’approcher des poubelles. Lorsqu’un manutentionnaire s’approche en poussant un container rempli de déchets organiques, elle se plaque au sol. Puis elle poursuit sa progression en longeant le mur de briques.

Lucy Filipini a enfilé un survêtement sombre, noué ses longs cheveux en queue de cheval, mis des baskets. Elle rejoint un auvent et constate que les lampes de la morgue au sous-sol sont toutes éteintes.

Elle se place alors face à la fenêtre qui, par chance, n’est pas en double vitrage.

– Et maintenant je fais quoi ?

Vous pouvez la briser avec une pierre, mais enveloppez-la d’abord dans du tissu pour éviter de faire du bruit. Vous n’avez qu’à récupérer une blouse dans la poubelle.

Lucy suit son conseil et attend d’entendre résonner une sirène d’ambulance pour lancer le projectile contre la vitre, qui se brise dans un grand fracas. Quand elle s’est assurée que personne n’a rien remarqué, elle fait tomber les morceaux de verre avec ses pieds, mais au moment de franchir la fenêtre, elle s’égratigne le poignet au contact d’un bout de verre resté en place.

– J’en étais sûre, je me suis blessée. J’arrête là !

Chut, ne faites pas de bruit !

– Mais je saigne ! Je vous l’ai déjà dit, ma hantise c’est d’abîmer mon corps ! Il faut que je rentre me soigner. Sinon ça pourrait s’infecter.

Allons, soyez raisonnable, ce n’est pas grave. Juste une petite égratignure de rien du tout. Le temps qu’on en parle, cela s’est déjà presque arrêté de saigner.

Elle observe, terrorisée, la blessure d’où s’écoule un filet de sang vermillon.

– Je risque la gangrène ! Il faut vite que je désinfecte la plaie. Je rentre chez moi.

Vous n’allez pas tout abandonner pour ça, j’espère ! Si je suis paranoïaque, vous, vous êtes hypocondriaque. On fait une belle équipe, dites-moi.

– Plutôt que de vous moquer, vous feriez mieux de me soutenir. Je suis à deux doigts de m’évanouir. J’ai la phobie du sang.

Arrêtez de faire votre chochotte et continuez.

– Quel égoïste vous faites ! Il n’y a que votre ancienne dépouille qui vous intéresse. Les autres, vous vous en fichez !

Écoutez, ce n’est vraiment pas le moment de vous apitoyer sur votre microblessure, des gens pourraient arriver. Allons, reprenez-vous ! Qu’au moins vous ne vous soyez pas blessée pour rien.

À contrecœur, Lucy consent enfin à franchir la fenêtre brisée.

Cherchez mon corps, il doit être dans un de ces tiroirs, lui lance Gabriel.

La jeune femme allume la torche de son smartphone et éclaire la pièce.

Elle sursaute en voyant un corps nu sur une table, dont la tête est posée sur un trébuchet, et la bouche maintenue ouverte par un écarteur.

Allons, c’est une morgue, c’est normal qu’il y ait des cadavres, dit Gabriel d’une voix qui se veut rassurante.

– Excusez-moi, certes je parle aux morts, mais je n’ai pas l’habitude d’en voir en chair et en os. Cette fois-ci je crois que je vais vraiment m’évanouir. Je me sens défaillir…

Elle veut s’appuyer contre un chariot, mais celui-ci se met à rouler et Lucy glisse pour finalement tomber sur les fesses.

On perd du temps et, à force de faire du bruit, vous allez finir par attirer l’attention !

– Oh et puis zut ! Je ne suis pas Catwoman !

Personne ne vous demande d’être Catwoman, juste de regarder où vous mettez les pieds. Dans l’armoire réfrigérée la plus à droite ; c’est là qu’ils m’ont mis si je me souviens bien.

Mais elle ne l’écoute pas et ouvre les placards jusqu’à trouver ce qu’elle cherche : du mercurochrome et un pansement, qu’elle applique sur sa plaie en grimaçant. Un peu rassurée, elle ouvre les tiroirs réfrigérés, surmonte son dégoût et examine les visages qu’ils contiennent jusqu’à tomber sur le cadavre de l’écrivain. Elle fait glisser la fermeture éclair pour dévoiler entièrement son corps.

– Je ne vous avais pas bien regardé dans votre chambre, mais je dois dire que votre enveloppe charnelle n’était pas mal du tout. Vous étiez musclé, on voit que vous faisiez du sport. Si je n’étais pas déjà en couple, vous auriez pu me plaire.

Vous croyez vraiment que le moment est bien choisi pour parler de ça ? Allez-y, trouvez une veine et prélevez du sang.

Elle sort la seringue et cherche un endroit où la planter. Dans le poignet, au niveau des veines apparentes, rien ne vient ; dans l’artère fémorale et le cou, au niveau de la jugulaire, rien non plus.

– Ils vous ont vidé pour faire du boudin ou quoi ?

Le corps s’assèche naturellement, essayez directement dans le cœur.

– Je n’y arrive pas, l’aiguille est trop fine pour transpercer le sternum.

Placez-vous différemment. Attaquez-le par en dessous en appuyant sur le ventre.

Lucy s’assoit donc à califourchon sur le cadavre de l’écrivain et tente de percer le cœur en passant sous les côtes flottantes. Elle y parvient enfin et aspire avec la seringue un liquide brun sirupeux.

Soudain, le plafonnier s’illumine. Une infirmière hurle :

– On la tient ! Venez vite, la perverse nécrophile est là !

Trois autres infirmières accourent.

– On l’a enfin trouvée ! « Nini, la Nymphomane Nécrophile » ! C’est forcément elle !

– On va l’attraper, cette folle ! renchérit l’une de ses collègues, dont les bras sont larges comme des cuisses.

Lucy a tout juste le temps de descendre de la table et de s’enfuir par une porte latérale, mais les femmes en blouse blanche sont déjà à ses trousses.

La médium, qui porte sa seringue dardée vers le haut, rejoint un couloir mieux éclairé, sans parvenir à semer ses poursuivantes.

– Par ici ! Je la vois ! hurle une des infirmières.

– Arrêtez-la !

Lucy bouscule deux malades qui avancent lentement en tenant leur perche de perfusion.

– Poussez-vous ! Laissez-moi passer !

Elle se fraye un chemin au milieu d’autres malades hagards et des infirmières qui n’ont pas bien compris ce qu’il se passe. Ses quatre poursuivantes, elles, sont plus déterminées que jamais.

– Elle est passée par où ?

– Par là, signale une malade. Je l’ai vue. Elle était tout près de moi, elle m’a bousculée.

– Elle tenait une seringue remplie de sang ! ajoute une autre. Ce doit être un vampire.

– Mais non, rectifie une autre. C’est Nini la nécrophile.

– C’est quoi une nécrophile ?

– Une perverse qui fait l’amour avec les morts ! Elle traîne depuis un moment dans l’hôpital et on n’a jamais réussi à la coincer.

Lucy continue de traverser en trombe les couloirs alors que le nombre de ses poursuivants, attirés par le ramdam, ne cesse d’augmenter. Gabriel la précède et tente de lui indiquer les couloirs les moins encombrés.

Non, pas par là, des brancards bouchent le passage, prenez à droite !

Ses poursuivantes ne renoncent pas. Lucy n’a plus le choix, elle bifurque à gauche. Par chance, les autres n’ont pas vu son virage et continuent tout droit.

La médium, transformée malgré elle en détective privée, s’enfonce dans le secteur psychiatrique, désert à cette heure, en serrant fort son poignet pour faire une sorte de garrot.

– Je n’aurais jamais dû venir ! Je n’aurais jamais dû vous écouter ! murmure-t-elle en pressant sa plaie qui s’est remise à saigner.

Cachez-vous dans ce coin et videz votre seringue dans l’éprouvette, lui enjoint Gabriel.

– Vous m’entraînez exactement dans le genre de situations que je déteste ! lance-t-elle tout en s’exécutant.

Vous les avez semés. Bravo !

Lucy, en cherchant la sortie, atterrit dans une large pièce où l’attend un homme aux yeux de dément qui lui barre le chemin.

– Sorcière ! beugle-t-il.

Alors que d’autres individus surgissent soudain d’un peu partout, la jeune femme réussit tant bien que mal à leur échapper, mais à présent ce sont les malades du secteur psychiatrique qui la pourchassent. Très vite, elle se retrouve coincée et encerclée par les déments.

– Sorcière ! Sorcière ! répète le premier fou à l’avoir repérée, immédiatement imité par les autres.

– Sorcière ! Elle est là, avec tout son cortège de démons !

– Les démons ! Les démons ! s’écrie tout à coup Lucy.

Que se passe-t-il ? demande Gabriel alors que le cercle se referme doucement autour de la médium.

– Les prisons, les cimetières, les casernes, les champs de bataille, les hôpitaux et les asiles sont des lieux privilégiés pour l’errance des âmes. Dès qu’il se passe quelque chose, elles s’agglutinent comme des pigeons autour d’une vieille dame au sac rempli de miettes de pain, et elles réclament ce qu’elles estiment être leur dû. Elles ont fini par repérer ma présence et veulent donc m’utiliser pour obtenir des réincarnations avantageuses. Le problème, c’est que les schizophrènes ainsi que les drogués les perçoivent, tous ceux qui ont des auras trop fines ou trouées. Ce sont elles qu’ils appellent des « démons ».

Les malades restent à bonne distance et répètent tous en chœur :

– La sorcière… au bûcher ! La sorcière… au bûcher !

– Vous comprenez maintenant pourquoi j’avais des réticences à venir par ici ? balbutie Lucy, que la panique fait serrer encore plus fort son poignet.

Les fous qui l’encerclent se rapprochent un peu plus, de sorte que les plus illuminés lui touchent les cheveux. Elle est parcourue de frissons d’horreur.

– Faites quelque chose, je vous en prie !

L’esprit de l’écrivain profite de sa capacité à traverser les murs pour partir à la recherche des infirmiers de l’aile psychiatrique. Il les trouve réunis dans une salle à l’autre bout du bâtiment, occupés à regarder un match de football, le son poussé au maximum.

– Au secours ! hurle Lucy.

Gabriel comprend qu’il lui faut rapidement trouver une solution. Il s’adresse aux âmes errantes :

Partez ! Vous ne voyez pas que vous excitez les types en dessous ?

C’est Lucy ! On veut qu’elle nous fasse monter. Elle a les meilleures propositions de réincarnations de tout Paris !

Si elle meurt, elle ne pourra plus aider qui que ce soit ! réplique-t-il.

Si elle nous propose de bons fœtus, on s’en va.

Si vous fichez le camp tout de suite, je plaiderai votre cause.

Les âmes errantes consentent à partir, à condition que la médium promette de les aider dans leur ascension et leur réincarnation.

Gabriel transmet à Lucy les termes du marché. Assaillie par les fous qui, de plus en plus nombreux, commencent à la toucher, Lucy accepte.

Les âmes errantes partent toutes ensemble comme un vol d’étourneaux et, aussitôt, les malades les plus sensibles se calment. Lucy profite de ce répit pour s’enfuir en direction de la porte la plus large surmontée du mot « EXIT ».

Elle est enfin dehors. Elle court vers sa voiture, démarre en trombe et fonce vers la sortie.

Bravo ! s’exclame Gabriel Wells.

La jeune femme ne répond rien, contenant sa rage mais conduisant de plus en plus vite.

Il faut qu’on trouve chacun nos marques, moi dans l’invisible et vous dans le visible. En tout cas, félicitations pour cette première mission parfaitement accomplie ! Maintenant que vous avez une éprouvette remplie de mon sang, on va pouvoir continuer l’enquête. Mettez-la rapidement au réfrigérateur.

– Taisez-vous ou je jette l’éprouvette par la fenêtre ! lâche alors Lucy d’un ton grinçant.

Vous m’en voulez ? Je sens comme un reproche dans votre intonation…

– Fermez-la ! Je ne veux plus vous entendre ! Plus jamais ! C’est compris ? Plus jamais je ne veux faire quoi que ce soit avec vous ! Rien ! Fini !

Écoutez, quand j’étais petit et que je ronchonnais, mon grand-père racontait des blagues pour détendre l’atmosphère. J’en connais justement une bien bonne qui est parfaitement adaptée à la situation. Je peux vous la raconter si vous voulez.

– Non. Je me fous de vos blagues et de votre grand-père.

Allez ! Je vous la raconte quand même, vous verrez, elle va vous faire rire.

– Ça m’étonnerait.

Ça se passe dans un asile. Un zoophile, un sadique, un meurtrier, un nécrophile et un masochiste sont en train de discuter quand soudain passe un chat. Le zoophile fait une proposition : « Et si on l’attrapait pour que je lui fasse l’amour ? » « OK, répond le sadique, mais après je le torture. » « Une fois que tu l’auras torturé, moi je le tue », ajoute le meurtrier. « Et quand tu l’auras tué, moi je lui ferai à nouveau l’amour », renchérit le nécrophile. Tous se tournent alors vers le masochiste, qui n’a rien dit. Ils lui demandent : « Et toi, tu proposes quoi ? » Le masochiste répond alors : « Miaou. »

– C’est la pire blague que j’aie jamais entendue ! En plus je ne peux même pas supporter l’idée qu’on fasse du mal à un chat ! Sortez de ma voiture tout de suite ! Allez casser les pieds à une autre médium ! C’est un ordre ! Dehors ! Hors de ma vue ! Et surtout restez-y pour tout le restant de mon existence !

Gabriel franchit à regret le toit de la voiture. Il suit du regard la petite auto de Lucy qui fonce en zigzaguant au milieu des autres automobilistes, faisant fi des règles de sécurité pour rentrer chez elle au plus vite.

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