45.

Lucy Filipini est avec un client. Grand et imposant, il arbore des rouflaquettes qui lui donnent l’air de sortir tout droit du siècle précédent.

– Je suis historien et je voudrais parler à Napoléon, s’il vous plaît.

Il a prononcé cette phrase comme s’il commandait un hamburger avec supplément fromage dans un fast-food.

La médium affiche un air désabusé, hausse les épaules, ferme les yeux puis se concentre.

Elle sollicite Dracon qui va lui-même chercher, trouver et ramener l’ancien empereur.

Qui ose me déranger ? demande Napoléon.

Lucy répète à son client ce message. L’autre, émerveillé, répond aussitôt :

– Un de vos admirateurs.

Appelez-moi sire. Vous ne savez pas à qui vous vous adressez ?

Lucy, sans grand enthousiasme, répète mécaniquement les propos de l’âme errante.

Et puis virez-moi tous ces chats ! Je déteste les chats ! Vous ne savez donc pas que je suis ailourophobe ? reprend Napoléon.

– Qu’est-ce que vous avez contre les chats ? demande la jeune femme.

On ne peut pas les apprivoiser, ni les dompter. Ils vivent la nuit. Ils sont perfides. Ils ont une sexualité débridée. Je préfère les chiens, qui sont obéissants et qui nous aiment.

La médium consent en maugréant à éloigner ses chats. Son client reprend :

– Alors, sire, je voudrais savoir pourquoi vous avez opéré ces choix stratégiques. Pourquoi préférer le maréchal Grouchy au maréchal Masséna pour la si déterminante bataille de Waterloo ?

Masséna prenait trop d’initiatives personnelles, et il en devenait imprévisible. J’avais besoin qu’on m’obéisse aveuglément. Grouchy me semblait plus fiable. Mais, avec le recul, je dois reconnaître que c’était un imbécile et que, pour faire la guerre, il vaut mieux un homme intelligent pas forcément fidèle plutôt qu’un homme fidèle pas forcément intelligent.

Grâce à la médium qui rapporte ces propos, un dialogue s’installe entre les deux hommes. L’historien pose plusieurs questions précises sur les choix militaires et politiques de l’empereur : pourquoi la campagne de Russie ? Pourquoi avoir fait assassiner le duc d’Enghien ? Quels étaient ses vrais sentiments pour l’impératrice Joséphine ? Pourquoi a-t-il dit : « En amour, la seule victoire, c’est la fuite » ? Pourquoi avoir choisi l’abeille comme symbole ?

Napoléon répond, visiblement ravi de voir que l’homme connaît si bien son parcours.

– J’aurais adoré vous servir, sire ! déclare l’historien. Demandez-moi ce que vous voulez, je ferai tout pour vous satisfaire.

Si vous me vénérez réellement, il faut que vous découvriez ce qui est réellement arrivé à ma dépouille. Je ne le sais pas moi-même. J’ai entendu dire ici que des collectionneurs anglais avaient récupéré mon cadavre pour leur cabinet de curiosités… Et s’il vous plaît, tant que vous y êtes, virez-moi des Invalides cette dépouille qui n’est pas la mienne mais celle de mon majordome !

L’historien se lève, promet qu’il va faire tout son possible, et claque des talons dans un salut militaire impeccable.

– C’est 150 euros, annonce Lucy.

L’homme paye et s’en va à reculons, en effectuant mille courbettes.

Et moi, qu’est-ce que je fais maintenant ? demande Napoléon, dépité. N’y a-t-il personne d’autre qui veut avoir l’honneur de me parler par votre truchement ?

– Euh… non ! Vous pouvez disposer, sire, répond Lucy d’un ton désabusé.

Parfait. Je me retire. Et n’hésitez pas à me rappeler si un autre de mes admirateurs veut savoir comment me satisfaire.

Ce n’est qu’une fois qu’il est parti qu’elle repère la présence de Gabriel.

Cette séance m’a beaucoup impressionné, lance l’écrivain.

– Ça m’énerve, ces morts qui continuent de se comporter comme s’ils étaient vivants et qui se figurent que tout le monde devrait être à leur service ! Napoléon, c’est un cas ! En plus, vous avez vu, il déteste les chats.

Elle se passe la main dans les cheveux, puis avale plusieurs comprimés de vitamines.

– En fait, Napoléon est victime d’une mauvaise plaisanterie que lui a faite le chevalier de Saint-George pour se venger. Il a donné l’idée aux Anglais de grimer le corps de son majordome Cipriani pour qu’il ressemble à celui de son maître et de l’y substituer.

Qui était le chevalier de Saint-George et pourquoi lui en voulait-il ?

– Saint-George était guadeloupéen, métisse, escrimeur, militaire et compositeur de musique, et c’était l’ami (et probablement l’amant) de Joséphine. Napoléon, jaloux, a ordonné la destruction systématique de toutes ses œuvres. Tant que l’âme errante du chevalier n’aura pas obtenu des excuses de l’âme errante de Napoléon, il empêchera ce dernier de retrouver son vrai cadavre. J’ai déjà évoqué le sujet avec le ministre de l’Intérieur, mon ami Valladier. Il est bien au courant qu’il s’agit du corps de Cipriani et non de Napoléon, mais il ne voudrait pour rien au monde priver les Invalides du million de visiteurs qui viennent chaque année se recueillir sur le tombeau de l’empereur.

Passionnante, cette anecdote. Vous avez un accès privilégié aux coulisses de l’Histoire, à ce que tous les journalistes voudraient connaître : le témoignage des morts sur ce qu’il s’est vraiment passé et qui n’est pas forcément en adéquation avec ce qu’on lit dans les livres d’histoire.

– Beaucoup de vérités auxquelles nous avons accès dans l’invisible n’ont pas intérêt à être révélées au grand public.

Donc vous êtes la seule à savoir ?

– Pour ce que ça me sert… J’affronte les fous d’en bas mais aussi ceux d’en haut. Et je me demande si je n’entretiens pas leurs névroses en tentant de les réconcilier. Ils croient tous que leur problème est le plus grave du monde. Je ne gère que des broutilles. Par moments, j’en viens même à me demander si ce ne serait pas mieux que les deux mondes ne communiquent pas.

Ne soyez pas si sombre. Vous faites un très beau métier.

– Un métier qui consiste à écouter des gens qui râlent et se plaignent du matin jusqu’au soir…

Non, qui consiste à instiller un peu de vérité dans les mensonges officiels. Je suis sûr qu’il y a des gens auxquels vous faites beaucoup de bien. Sans parler des âmes que vous aidez à s’élever vers la lumière.

Lucy Filipini inspire bruyamment pour signifier que cela lui fait plaisir d’entendre ce point de vue, mais qu’elle n’est pas totalement convaincue. Elle ouvre la porte pour permettre aux chats de revenir dans la pièce. Tous se frottent contre ses jambes.

Tout en les caressant, elle annonce :

– J’ai vu votre frère jumeau.

Je vous écoute.

– Il soupçonne votre éditeur.

Comme par hasard…

– Il veut m’inviter au restaurant.

Eh bien, il n’a pas attendu longtemps pour vous draguer.

Du doigt, elle désigne une robe noire sexy au décolleté bordé de dentelle.

– Chacun ses outils pour enquêter. Et vous, où en êtes-vous de l’enquête sur Samy ?

Il a subi une opération de chirurgie esthétique et il a changé de nom. Cela corroborerait l’hypothèse selon laquelle il était poursuivi par des gens dangereux.

– Et cela expliquerait qu’il n’ait pas pu m’appeler et que je n’aie pas réussi à le retrouver.

Il serait apparemment rentré en région parisienne. Mon grand-père et moi pensons pouvoir trouver rapidement sa nouvelle adresse et vous la transmettre.

Elle sent son cœur s’emballer, n’osant y croire, et Gabriel sent une onde de pur bonheur traverser la médium, dont l’aura s’irise de vibrations dorées.

Il constate qu’il perçoit de mieux en mieux les mouvements de son énergie. Il a perdu l’odorat mais l’a échangé contre un nouveau sens qui lui permet de voir les auras et de sentir l’énergie des êtres, que l’on appelle « l’énergorat ».

Je connais son nouveau nom : Serge Darlan.

Elle ferme les yeux et se délecte de cette nouvelle sonorité.

– Serge… Darlan…

La seule évocation du nouveau nom de son amour teinte son aura d’irisations rose fuchsia. Gabriel reprend :

Donc demain vous continuez votre enquête sur mon éditeur. Et moi je continue mon enquête sur votre amoureux. Encore un petit détail : pour obtenir cette information, nous avons fait une promesse à un jeune homme qui a perdu la vie suite à un accident de voiture, et qui veut que vous transmettiez à sa mère un message afin qu’elle renonce à vouloir venger sa mort.

À ce moment-là, la sonnette résonne :

Vous attendez un client ?

– Non…

Elle décroche le combiné de l’interphone :

– C’est pour quoi ?

– Police !

Elle ouvre. Deux hommes en imperméable noir et de haute stature s’affichent dans l’encadrement de la porte.

– C’est vous la spirite ? On peut entrer ?

– Que voulez-vous ?

– C’est au sujet d’un meurtre.


46. ENCYCLOPÉDIE : LE FANTÔME D’HEILBRONN

Le 26 mai 1993 commença une enquête criminelle qui allait défrayer la chronique pendant seize ans dans toute l’Europe. L’affaire débuta dans la ville d’Allemagne d’Idar-Oberstein quand fut découvert le corps d’une retraitée. Elle gisait à son domicile, étranglée par un fil de fer. Le cadavre portait des marques de violences. Rien n’avait été dérobé, il n’y avait aucun témoin, aucun mobile.

En prélevant l’ADN sur la scène de crime, la police scientifique put établir que le criminel était une femme. Il fut toutefois impossible de l’identifier car elle n’était fichée nulle part.

En mars 2001, on retrouva le même ADN près du cadavre d’un brocanteur qui avait lui aussi subi une attaque d’une extrême violence avant qu’on lui défonce le crâne. La victime étant de forte corpulence, on s’étonna qu’une femme seule ait pu avoir autant d’énergie.

Le 25 avril 2007, à Heilbronn, en Allemagne, deux policiers se firent tirer dessus depuis une voiture qui prit ensuite la fuite. La policière, Michele Kiesewetter, 22 ans, mourut sur le coup d’une balle dans la tête. Son collègue Martin, 25 ans, resta trois semaines dans le coma. À son réveil, il était amnésique, donc dans l’impossibilité de décrire le visage de la personne qui les avait agressés. La police recueillit des traces d’ADN et s’aperçut que c’était celui des affaires citées précédemment. La presse baptisa alors la tueuse en série le « Fantôme d’Heilbronn » et le public se passionna pour son arrestation, que tous jugeaient imminente. Mais l’arrestation tardait…

La police proposa finalement 20 000 euros à tout témoin susceptible d’aider l’enquête, qui piétinait, et Interpol fut mis à contribution. Le journal allemand Bild qualifia cette affaire de « plus grande énigme criminelle de l’Histoire ». Plus de 30 enquêteurs furent mobilisés à plein temps, et 200 policiers participèrent de près ou de loin à l’enquête en Allemagne, mais aussi en France et en Autriche où l’ADN de cette mystérieuse tueuse en série avait été retrouvé sur plusieurs scènes de crime. 1 400 pistes différentes furent envisagées. Mais les meurtres continuèrent de se succéder, tous différents, tous portant les traces ADN du fameux « Fantôme d’Heilbronn », qui semblait narguer la police. La tension montait et la récompense grimpa à 300 000 euros.

En mars 2009, l’affaire fut pourtant résolue d’une manière aussi banale qu’inattendue. Un enquêteur découvrit sur une simple intuition l’identité de la personne possédant ce fameux code génétique. Il s’agissait… d’une employée de l’usine fabriquant les bâtonnets qui servaient aux prélèvements d’ADN de la police scientifique. Par une erreur de manipulation, elle avait touché ces bâtonnets censés être complètement stériles et donc laissé des traces.

Le « tueur en série » laissait en fait la place à différents criminels ayant commis des meurtres isolés.

C’était peut-être le meilleur tour du « Fantôme d’Heilbronn » : il n’a existé que dans l’imagination de ceux qui s’intéressaient à lui.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome XII.

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