68.

Leurs auriculaires sont en contact avec les pouces de leurs voisins. Les deux politiciens, leurs épouses respectives et la médium sont fébriles.

Gabriel-femme, vêtu d’une belle robe lamée noire et arborant des bijoux clinquants, ferme les yeux et se concentre.

Dites-leur qu’ils vont former un cercle d’énergie qui permettra aux âmes invoquées de venir leur rendre visite, lui intime Lucy.

– Nous allons former un cercle de magie qui…

Non, concentrez-vous, vous ne m’écoutez pas bien, je n’ai pas dit « de magie » mais « d’énergie ». Le mot « magie » peut les mettre mal à l’aise.

– Donc un cercle d’énergie qui…

Il faut prononcer exactement ce que je vous indique, soyez attentif, Gabriel. « Qui permettra aux âmes invoquées de venir nous rendre visite. »

– Qui permettra aux âmes invoquées de venir nous rendre visite.

Parfait. Demandez-leur qui ils veulent invoquer et pourquoi. Je vous transmettrai en direct toutes les réponses.

– Qui voulez-vous invoquer ? Et pourquoi ?

Le ministre de l’Intérieur Valladier dit à son collègue Brocard :

– Vas-y, Gérard, commence !

– Bien ! La situation est grave. Des journalistes un peu trop fouineurs ont découvert une affaire de détournements de fonds normalement destinés à l’office des HLM. Nous voudrions… enfin, je voudrais savoir comment celui qui a mis au point cette petite magouille que nous avons tous reprise a prévu d’agir dans cette situation gênante. Je voudrais appeler l’ancien président François Mitterrand.

– Très bien, concentrons-nous. J’appelle… François Mitterrand.

Les cinq personnes ferment les yeux et attendent.

Lucy fait appel à Dracon. Ce dernier apparaît, et pour la première fois, grâce à sa présence dans le monde invisible et à ses nouveaux sens, elle peut enfin voir ses traits. C’est un petit homme bedonnant au visage joufflu, qui porte une toge et des sandales.

Bonjour, Lucy !

Bonjour, Dracon ! Contente de vous voir.

Que puis-je faire pour vous aider ?

J’aimerais que vous alliez chercher François Mitterrand.

Vous avez de la chance, il n’est pas encore réincarné, s’il est dispo je vous l’amène.

Il revient avec l’ancien président français moins d’une minute plus tard, qui déclare :

Dracon m’a expliqué la situation. Je trouve normal d’aider mes successeurs. C’est, comment dire, le « service après-vente ». En plus, cela m’amuse de continuer d’exercer une action politique, fût-ce depuis l’au-delà.

Se met alors en place un étrange dialogue où François Mitterrand parle à Lucy qui elle-même communique avec Gabriel pour retransmettre chacune de ses paroles.

Ainsi Mitterrand informe-t-il Brocard sur les montages complexes qu’il utilisait à son époque pour financer les caisses secrètes du parti, puis de son gouvernement, et qui lui permettaient de payer les campagnes d’affichage, les meetings en province, puis les « coups ». Pour ce qui est des journalistes, il explique qu’il n’hésitait pas à les mettre sur écoute et ensuite à les faire chanter ou, si cela ne suffisait pas, à les soumettre à des contrôles fiscaux, voire à des menaces physiques. Enfin, il reconnaît qu’il a quand même dû parfois « éliminer » des gêneurs qui auraient pu ébranler le socle de son gouvernement.

L’ectoplasme a l’air ravi de pouvoir enfin confier ses petits secrets.

Bon, voilà, je t’ai tout dit, Gérard. Si j’étais toi, en remerciement de ces bons conseils, je m’invoquerais comme référence dans mon prochain discours. Cela va te rendre automatiquement crédible et sympathique, voire te permettre de devenir président. Ciao.

Gabriel-femme a terminé de répéter ce que lui dictait l’ancien président par la bouche de Lucy.

Dans l’invisible, Mitterrand dialogue avec ceux qui l’ont invité :

Vous savez, les filles, ici je m’ennuie un peu. Quand j’étais sur terre, je consultais des médiums et des marabouts. C’était amusant. J’imaginais comment pouvait être l’au-delà ; mais depuis que je sais ce que c’est et que j’y vis, je m’ennuie. Ça vous dirait qu’on se fréquente un peu plus régulièrement ? On n’aurait qu’à se retrouver chez moi. Je vis encore à l’Élysée. Vous verrez, c’est très chic.

Après l’intervention de François Mitterrand, l’ambiance se détend autour de la table ronde. Les extrémités des doigts restent connectées. Gabriel-femme permet ensuite au ministre de l’Intérieur de parler à Edgar Hoover, l’ancien chef du FBI lié à la mafia. Ce dernier tient des propos très racistes mais qui semblent ravir le Français. Puis chacune des compagnes des ministres émet le désir de discuter avec sa mère. Elles s’abreuvent de leurs conseils de vie et même de recettes de cuisine. À force, les douleurs au ventre finissent par fatiguer l’écrivain, qui écourte la séance et raccompagne ses invités ravis, bien décidés à revenir rapidement.

Une fois qu’ils sont partis, Gabriel s’affale dans un fauteuil en lâchant un soupir de soulagement. Les chats viennent spontanément se frotter contre ses mollets comme s’ils voulaient nettoyer les mauvaises ondes générées par cette séance.

– Bon, tenir une séance de tables tournantes avec deux ministres où l’on invoque des politiciens défunts : c’est fait !

Vous vous en êtes très bien tiré, Gabriel.

– Heureusement que vous étiez là, Lucy. Entre nous, vous qui l’avez vu dans l’invisible, vous pouvez me confirmer que c’était le vrai Mitterrand ?

Qui d’autre aurait pu donner de telles informations ?

– Certes… Bon, tout ça m’a épuisé, je ferais mieux d’aller dormir. C’est peut-être cela qui m’a le plus manqué en tant qu’âme errante, ces moments où on lâche complètement prise pour s’arrêter de penser.

Déjà Gabriel-femme enlève ses vêtements de médium, enfile une nuisette et se couche.

– Et ne me reluquez pas pendant que je dors ! lance-t-il en direction du plafond. Vos chats me protègent et m’avertiront.

Ne vous inquiétez pas, nous avons d’autres choses à faire que vous lorgner, lui répond Lucy.

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