47.

Son sang bat dans ses tempes. Lucy a pâli. Elle a rapidement saisi une fiole remplie de pilules aux herbes et les engloutit d’un coup avec un verre d’eau. Plusieurs chats se sont postés en hauteur, montrant les canines, prêts à bondir sur ces nouveaux venus qui ont osé entraîner un changement émotionnel si négatif chez leur maîtresse.

– Vous avez un casier judiciaire, n’est-ce pas, mademoiselle Filipini ? lance le policier blond.

– Vous reconnaissez cette personne ? demande le brun.

Il lui montre la photo de William Clark.

– En effet. C’est un client.

– Il a été retrouvé pendu ce matin dans son château de Mérignac.

– Qu’ai-je à voir avec cette histoire ?

– Sa femme a signalé qu’il vous a rendu visite, qu’il est revenu bouleversé et qu’ensuite, dans la nuit, il s’est levé et est allé dans une autre pièce pour se pendre.

– Il s’est donc suicidé…

– Son épouse pense que c’est vous qui lui avez fait un lavage de cerveau pour le forcer à se tuer. Elle a porté plainte contre vous et elle a des amis suffisamment haut placés pour que sa plainte ait été retenue. Nous ne faisons qu’obéir aux directives de notre hiérarchie.

Lucy hoche la tête. Le mot « hiérarchie » l’a fait tiquer.

– Je crois savoir ce qu’il lui est arrivé, mais cela n’a rien à voir avec moi. Il est en effet venu me consulter pour que je l’aide à se débarrasser d’un fantôme. J’ai essayé de le satisfaire, mais sans succès, car il s’agit d’un fantôme très ancien, bien installé dans ce château.

Le policier brun semble nerveux.

– Donc il vous a demandé de le débarrasser du fantôme, vous n’y êtes pas arrivée, il a payé, puis il est parti effrayé…

– Il était juste un peu déçu, rien de plus.

– Donc, si on résume : il est rentré chez lui, il est monté se coucher, puis il a eu un accès soudain de dépression qui l’aurait incité à mettre fin à ses jours. C’est ainsi que vous interprétez les faits, mademoiselle Filipini ?

Les chats se dressent sur leurs pattes et se mettent à cracher, de plus en plus hostiles. La médium esquisse un geste pour les apaiser.

– C’est probablement ce qu’il s’est passé.

– Vous êtes consciente que votre activité pourrait être considérée comme une forme d’abus de faiblesse envers des personnes fragiles, voire influençables ? dit le blond.

– Ce n’est pas un meurtre.

– C’est un délit puni par la loi. Et vu que vous avez un passif judiciaire et que Mme Clark connaît des « gens haut placés », cela pourrait avoir des conséquences fâcheuses. Je pense donc que le mieux serait que vous vous montriez plus coopérative, poursuit le policier blond, qui fixe avec une légère appréhension le chat qui s’approche de lui.

– Nous avons découvert que ce n’est pas la première plainte déposée contre vous. Une médium voisine a déjà déposé une main courante pour concurrence déloyale.

– Et il y a d’autres signalements de vos voisins, dit le brun, pour, je cite : « pratique de la sorcellerie », « élevage d’animaux en grande quantité dans un appartement », et même « commerce avec des entités diaboliques ».

– De qui provient cette dernière plainte ?

– Le prêtre exorciste de l’église du bout de la rue prétend que vous attirez les démons.

– Nous ne sommes plus au Moyen Âge, l’Inquisition n’a plus cours.

– Chaque plainte prise à part est en effet non recevable. Mais toutes ensemble, elles forment un faisceau qui suggère que vous créez un trouble dans le quartier. Or cette affaire du château de Mérignac tombe au moment précis où le gouvernement a décidé de lancer une campagne contre les sectes en général et contre celles qui abusent de la faiblesse psychologique des gens en particulier, répond le blond.

Lucy songe que le choix des médias de mettre en vedette telle ou telle affaire détermine si la tendance du gouvernement est au laxisme ou à la répression. Elle se souvient comment elle avait écopé de la peine maximale essentiellement parce qu’une star du rock était à la même période mort d’overdose. Petite cause, grands effets. Elle cherche à reprendre ses esprits, fait signe à un chat d’approcher et l’installe sur ses cuisses. Elle jauge ses adversaires avant de lâcher :

– Très bien. Je dois vous signaler que si Mme Clark connaît « des gens haut placés », comme vous dites, et si vous, vous ne faites qu’obéir à votre hiérarchie, il se trouve que moi je connais les deux. Il s’avère en effet que, par le plus pur des hasards, votre ministre de l’Intérieur vient régulièrement me consulter…

La phrase fait son effet, le policier brun change aussitôt de ton.

– Le ministre Valladier ?

– Lui-même. La plupart des présidents et des ministres ont trop de responsabilités et de choix difficiles à assumer pour se permettre de négliger l’influence des forces invisibles. Tous les rois, tous les chefs d’État, tous les hommes de pouvoir ont leur astrologue, leur médium, leur spirite attitré. Nostradamus était le médium de la reine Catherine de Médicis et moi, celle de Valladier.

– Bon, admettons. Mais vous voudriez vraiment nous faire croire que M. Clark s’est tué sans que cela ait le moindre lien avec votre séance ? demande le blond, qui a perdu de sa superbe.

– Si vous voulez mon avis, c’est le fantôme du baron de Mérignac en personne qui l’a poussé au suicide.

– Pardon ?

– William Clark l’avait défié ici même. Or le baron de Mérignac, ancien propriétaire du château, revendiquait ses droits depuis sept générations.

Dix-sept ! précise une voix dans l’invisible.

– Ah tiens, vous êtes là, vous ? répond Lucy.

Gabriel se retourne et reconnaît l’ectoplasme.

Je voulais voir ce que vous alliez raconter et, évidemment, vous m’avez balancé sans tergiverser, répond ce dernier.

– Pardon, mademoiselle Filipini, vous me demandez si je suis là ? s’impatiente le policier blond.

– Non, je ne vous parle pas à vous. Il s’avère justement que le fantôme du château est présent.

Le policier blond semble contrarié. Il discute à voix basse avec son collègue.

Lucy ferme les yeux pour se recentrer.

Gabriel constate que cette nouvelle situation lui a fait perdre le chatoiement qu’avait fait naître l’idée des retrouvailles avec son bien-aimé.

Monsieur le baron, vous ne pourriez pas l’aider, au lieu de l’enfoncer ? se permet Gabriel.

De quoi je me mêle ? Vous êtes qui, vous ?

Un ami de cette demoiselle dans l’au-delà.

Oui, eh bien je vous prierais de ne pas interférer avec notre affaire.

Elle est accusée à tort de ce qui me semble être « votre » crime. Vous savez, elle a déjà fait de la prison et elle est un peu traumatisée par le système judiciaire.

L’autre le fixe sans aménité.

Elle n’avait qu’à pas défendre un voleur de château contre son légitime propriétaire.

Allons, soyez raisonnable… Vous êtes mort ! Et d’ailleurs, pourquoi n’êtes-vous pas dans votre château, s’il vous tient tant à cœur ? Qu’est-ce que vous faites là ?

Vous voulez que je vous dise ? Je m’occupe. Quand vous serez un fantôme plus expérimenté, vous comprendrez que tout le problème quand le temps n’est plus compté, c’est précisément de s’occuper.

Gabriel ne répond pas, envisageant une nouvelle fois les inconvénients de l’infinité du temps.

Avez-vous forcé ce M. Clark à se suicider ?

Cet Anglais ne dormait pas beaucoup, son aura était toute trouée, alors quand j’ai vu une faille dans sa protection psychique, je l’ai mis face à ses propres contradictions. C’est le choc de la vérité qui l’a tué. Il se prenait pour quelqu’un de bien et il a découvert qu’il n’était qu’un usurpateur.

L’ectoplasme lâche un long rire aigu.

Quoi qu’il en soit, il ne faut pas laisser Lucy dans cette situation, reprend Gabriel. Elle pourrait vous proposer un fœtus de toute première qualité pour vous réincarner, monsieur le baron.

Je ne suis pas corruptible, et de toute façon je ne souhaite pas me réincarner. Je veux juste régner sur MON château familial, qui porte l’écusson de MA lignée, sans que des étrangers viennent déplacer les meubles, entreprennent de construire une piscine dans la champignonnière, fichent en l’air mon jardin à la française pour en faire un golf, fassent sauter les blasons sculptés au-dessus de la cheminée, remplacent ma cave à vin par un bar à whisky. Encore moins un Anglais !

Pendant ce temps, chez les vivants, le policier brun semble préoccupé par un détail de la conversation.

– Vous dites que Valladier est votre client ?

– Plus que cela. C’est un ami.

– Qu’est-ce qui nous le prouve ?

– J’ai son numéro de portable, je peux l’appeler.

– Vous voulez dire que vous avez son numéro de portable personnel ?

Elle sort son smartphone, fait défiler la liste de ses contacts et appuie sur la touche d’appel. Après une sonnerie, une voix grave se fait entendre dans le haut-parleur de l’appareil, que Lucy enlève rapidement pour plus de confidentialité.

– Allô… Jean-Jacques ? Oui, c’est moi, Lucy. J’ai un petit service à te demander. Oui… Oui… Oui… Mais je ne t’appelle pas pour ça… Oui… D’accord… Non, je t’appelle parce que je suis face à deux de tes employés avec qui j’ai un léger différend. Je voulais savoir si tu pouvais arranger les choses…

– Je ne fais que mon travail ! s’offusque aussitôt le policier blond.

Elle écoute la réponse de son interlocuteur, hoche la tête, puis se tourne vers le blond.

– Monsieur le ministre veut vous parler.

Le policier n’ose pas toucher l’appareil, comme s’il était brûlant. Son collègue l’attrape et le plaque contre son oreille. Aussitôt, une voix résonne. Il écoute en silence puis bafouille :

– Oui, monsieur le ministre… Bien sûr, monsieur le ministre. En effet, monsieur le ministre.

Il raccroche, l’air penaud.

– Je vous prie de m’excuser, mademoiselle Filipini.

Il est déjà debout, rapidement suivi par son comparse brun. Les deux hommes franchissent la porte en esquissant un salut poli.

Les chats miaulent, victorieux.

Le baron de Mérignac commente :

Vous voyez, Lucy s’en est très bien tirée toute seule, nous avons bien fait de ne pas intervenir. Il n’y avait pas de quoi s’inquiéter. Elle a du répondant. Et un bon réseau.

Vous avez quand même tué William Clark.

L’invisible comporte aussi cet avantage : pas de police, pas de justice, pas de prison, ni même… de culpabilité. Ayez bien conscience, vous le petit nouveau, qu’ici on peut tout faire, sans remords ni morale – on est vraiment libre. Ici, les bourreaux côtoient les victimes, les salauds côtoient les saints, et tout ce petit monde cohabite sans la moindre tension. D’ailleurs, vous voulez que je vous dise ? Je vais aller voir Clark. Et je vais lui expliquer calmement pourquoi il avait tort.

Le baron effectue une petite courbette puis s’envole.

Gabriel rejoint Lucy, dont l’aura reprend progressivement des teintes plus chaudes. Il sait comment lui donner encore plus de couleurs. Il s’approche de son oreille et murmure :

Demain j’aurai trouvé l’adresse exacte de Samy.

L’aura de la médium s’irise de marbrures dorées. Gabriel se dit qu’il a beaucoup plus de pouvoir qu’il ne le pensait : il peut rendre cette femme heureuse par une simple phrase.

Lucy ne prend même pas la peine de dîner et file se coucher pour rêver du lendemain. Il lui tarde de retrouver la trace de son amour perdu.

Quant à l’écrivain défunt, il rejoint son grand-père. Il lui tarde de savoir la vérité sur l’énigme de sa propre mort.

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