53.

Lucy sonne à l’adresse que lui a donnée l’éditeur de Moisi. C’est une soirée privée dans un appartement chic de Paris, en face de la Comédie-Française. Elle pensait pouvoir forcer l’entrée grâce à sa carte de police, mais ce sont son physique et sa robe qui lui servent de passe-droit. En effet, le valet en tenue stricte qui lui ouvre la jauge rapidement de haut en bas puis lui autorise l’entrée sans rien lui demander de plus. Dès qu’elle a franchi le seuil de l’immense appartement, elle aperçoit une petite foule composée de jeunes femmes maigres et élégantes, courtisées par des hommes plus âgés et bedonnants. Une vingtaine de serveurs circulent pour verser du champagne ou servir du caviar. Lucy est d’autant plus surprise que l’éditeur de Moisi lui a signalé qu’il s’agissait de l’appartement d’un politicien d’extrême gauche plutôt véhément dans ses attaques contre le monde capitaliste. Elle se souvient de ses discours contre les banques qui affament le peuple, ou de ses positions favorables à un impôt à 100 % sur les plus grosses fortunes de France. Les seuls éléments qui pourraient permettre d’identifier les convictions politiques du propriétaire de ce superbe lieu sont des portraits de Staline, Che Guevara, Fidel Castro, Mao Tse Toung, Hugo Chávez et Pol Pot, qui ornent tous les murs.

Elle s’adresse à un convive qui la fixe avec insistance :

– Je cherche Jean Moisi.

– Moisi ? Il doit être sur la terrasse.

Elle s’engage dans l’escalier et découvre une terrasse de cinq cents mètres carrés qui donne sur tout Paris illuminé. Plusieurs baffles diffusent des chants révolutionnaires d’Amérique latine. Sur des divans sont installées une centaine de personnes parmi lesquelles Lucy reconnaît des acteurs célèbres (souvent engagés à l’extrême gauche), des journalistes, des avocats médiatiques, des chanteurs. La plupart fument le cigare et boivent du champagne. Au milieu circulent des filles encore plus jeunes qu’à l’étage inférieur, dont Lucy se demande même si elles sont toutes majeures. Mais comme elle n’est pas là pour enquêter sur les délits de droit commun, elle interroge à nouveau ceux qu’elle croise pour savoir où se trouve Moisi. Finalement, un homme obèse consent à l’informer :

– Quand on ne sait pas où il est, c’est soit qu’il se tape une fille dans les toilettes, soit qu’il se fait une ligne de coke derrière cette haie de plantes.

Elle avance dans la direction indiquée et trouve en effet le célèbre critique littéraire en train de sniffer de la poudre blanche avec un billet de cent euros roulé en tube. Une fille peu vêtue est assise à califourchon sur ses genoux.

– Puis-je vous parler, monsieur Moisi ?

Elle montre sa carte de police. Il l’examine de la tête aux pieds comme s’il s’agissait d’acheter un cheval de course : il fixe un instant sa poitrine, revient sur ses jambes, puis hausse les épaules en dégageant la fille qui est assise sur ses cuisses.

Lucy s’assoit face à lui tandis qu’il se sert une coupe de champagne et boit son contenu d’un trait.

– Nous enquêtons sur l’assassinat de Gabriel Wells. Or il se trouve que vous avez proféré des menaces de mort à la télévision la veille de son décès.

– Encore Wells ! Celui-là, il m’enquiquinera décidément même après sa mort ! Quelle plaie !

– L’avez-vous tué ?

– Non, mais je me réjouis qu’il soit mort, et si je pouvais rencontrer son assassin je lui donnerais une médaille sans hésiter.

Il se ressert en champagne, sans prendre la peine de lui en proposer, et lève sa coupe avec un rictus méprisant.

– Qui cela pourrait-il être, selon vous ?

Il réfléchit comme s’il était à la recherche d’une inspiration poétique.

– Vous voulez vraiment que je vous dise ? À bien y réfléchir, je crois savoir qui l’a tué.

Il inspire avec nervosité.

– Je vous écoute.

– Lui-même. Ce qu’il écrivait était si mauvais qu’un sursaut d’intégrité aura entraîné une prise de conscience de sa propre médiocrité et cela l’aura anéanti.

– L’analyse de son sang prouve qu’il a été empoisonné.

– Cela n’est pas incompatible, il a fait des études de criminologie. Qui mieux que lui peut trouver le poison le plus efficace pour mettre fin à ses jours ? Oui, j’en suis persuadé, il devait se dégoûter lui-même. Il se sera regardé dans une glace et dit que l’escroquerie avait assez duré, qu’il fallait laisser la place aux vrais écrivains. Ce serait bien là la seule idée intéressante qu’il ait jamais eue, si vous voulez mon avis.

Quelques convives viennent vers lui pour le saluer.

– Ah ! Jean ! J’ai adoré votre prestation à la télévision la dernière fois, lui dit une femme d’une quarantaine d’années couverte de colliers et de bracelets précieux. Vous l’avez bien ridiculisé, ce Gabriel Wells ! C’est important que des gens comme vous défendent la qualité contre la médiocrité littéraire ambiante. Pourrais-je avoir un autographe ? Je le mettrai dans un de vos livres. Je les ai tous.

Il regarde la femme de haut en bas, hésite un instant sur la conduite à adopter, remarque qu’elle doit avoir la peau lissée par des injections de Botox et consent finalement à signer rapidement le papier qu’elle lui tend.

Une autre femme arrive et en profite pour réclamer la même chose dans une surenchère de compliments.

– Donc, le suicide de Wells, reprend le critique littéraire à l’intention de Lucy. Enquêtez dans cette direction, vous verrez que ce n’est pas aussi extravagant que cela en a l’air.

À cet instant apparaît l’animateur de l’émission Du goudron et des plumes, qui se dirige vers lui :

– Jean, je t’ai cherché partout ! Il faut qu’on parle de la prochaine émission : on reçoit Dutilleux. Cette fois-ci il faudra que tu le couvres d’éloges, on est d’accord ? J’ai besoin de lui pour un truc perso.

Jean Moisi se tourne vers Lucy.

– Je vous ai tout dit, mademoiselle, maintenant je dois m’occuper de mes convives.

L’animateur de télévision toise aussi Lucy, sans lui dire ni bonjour ni au revoir. Ce silence gênant entre deux interlocuteurs qui se font face mais ne se parlent pas lui semble insupportable. Autour d’elle, d’autres regards la fixent. Jamais elle ne s’est sentie aussi salie par de simples yeux. Des rires fusent de plusieurs directions différentes. Des rires un peu forcés, des gloussements de plaisir ou d’encouragement. Alors que Lucy se dirige vers la sortie, un serveur lui propose une coupe de champagne qu’elle refuse poliment. Un autre lui offre des petits fours, mais elle les dépasse sans s’arrêter. Pour la première fois, elle a le sentiment que le meurtre de Wells risque de rester insoluble. Elle monte en voiture et roule sur les bords de la Seine, contemplant la ville qui est superbe la nuit, sous les lumières clignotantes de la tour Eiffel.

Alors, comment s’est passée votre journée ? demande Gabriel Wells qui apparaît soudain.

– Je reviens de chez notre dernier suspect.

Je vous écoute.

– Moisi ? Il vous déteste viscéralement. Je ne comprends pas comment cela peut atteindre un tel niveau. Mais il m’a tout l’air du genre de type qui parle beaucoup et qui agit peu, du genre à agresser verbalement mais pas physiquement. Même s’il a ouvertement souhaité votre mort, je pense que ce n’est qu’une posture.

Lequel vous semble le plus susceptible d’être passé à l’acte ?

Elle réfléchit longtemps avant de lâcher :

– Votre frère. Je ne sais rien de votre relation, mais il semble y avoir entre vous une sorte de mélange amour/haine qui, à mon avis, pourrait être à l’origine d’un tel acte. Et puis, c’est le seul des suspects à avoir des connaissances scientifiques, donc qui soit capable de manipuler des produits chimiques complexes.

J’ai quand même beaucoup de mal à l’imaginer m’empoisonner…

– Et vous, Gabriel, où en êtes-vous de l’enquête sur Samy ?

Mission accomplie.

– Pardon ?

J’ai retrouvé votre Samy !

Les pupilles de Lucy se dilatent, elle pile sec, et toutes les voitures derrière elle l’évitent de justesse, multipliant coups de klaxon et insultes.

Gabriel glisse alors à l’oreille de la médium l’adresse où elle pourra le retrouver.


54. ENCYCLOPÉDIE : LA RÈGLE DU MICROPÉNIS

La guerre opposant critiques et auteurs ne date pas d’hier.

Voltaire, après avoir assisté à une représentation de Hamlet de Shakespeare, la décrivit comme « une pièce vulgaire et barbare, l’œuvre d’un ivrogne ».

À propos de Madame Bovary, le critique du Figaro écrivit : « M. Flaubert n’est même pas un écrivain. »

Quand Léon Tolstoï publia Anna Karénine, le critique du journal Le Courrier d’Odessa désespérait de trouver « une seule page contenant une idée ».

Le critique du San Francisco Examiner s’indigna à propos du Livre de la jungle : « Je suis désolé, monsieur Kipling, mais vous ne savez même pas parler anglais correctement. »

À propos des Hauts de Hurlevent d’Emily Brontë, le North British Review adressa à l’auteur le reproche suivant : « Ce sont les défauts des livres de votre sœur Charlotte multipliés par mille ; la seule consolation est qu’il ne sera pas beaucoup lu. »

À propos du Journal d’Anne Frank, un journaliste estima : « Cette fillette ne décrit aucune perception ni aucun sentiment particuliers qui pourraient susciter pour ce livre autre chose qu’une simple curiosité. »

En général, les écrivains victimes de tels jugements se donnent rarement la peine de réagir, mais Michael Crichton, connu pour avoir écrit entre autres Jurassic Park, fait exception. Son roman État d’urgence avait été chroniqué par le journaliste Michael Crowley dans le journal New Republic. Dans son article, Crowley accusait l’ouvrage d’être de la propagande anti-intellectuelle menée par un ignorant. L’année suivante, Crichton fait paraître un nouveau livre, Next. Ce roman met en scène un pédophile pourvu d’un pénis particulièrement petit et portant le nom de Mick Crowley. Le personnage est décrit comme un journaliste vivant à Washington, de la même allure et du même âge que le critique. Seul le prénom a été légèrement modifié. Cette anecdote a permis d’établir la « règle du micropénis » : plutôt que de se lancer dans un procès en diffamation ou de demander un droit de réponse, un auteur qui se fait insulter dans un journal ou un média et qui, n’étant pas lui-même journaliste, n’a pas la possibilité de s’exprimer en retour pour se défendre, a le droit de créer dans un roman un personnage visant à dénoncer la vraie personnalité du critique. Chacun ses armes…

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome XII.

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