28.

La sonnette retentit. Lucy regarde sa montre, se mord la lèvre, et se lève pour aller ouvrir.

– C’est mon rendez-vous de 15 heures, explique-t-elle.

Elle arrange ses vêtements et sa coiffure, et va accueillir sa cliente.

C’est une jeune femme qui semble toute menue. Elle a les jambes maigres, les pommettes osseuses, la peau blanche, et de grands yeux aux longs cils. À peine assise, elle déverse ce qu’elle a sur le cœur :

– Je viens vous voir car tous les soirs je discute avec mon père qui est mort il y a six mois. Je parle à voix haute et il me répond directement dans ma tête. Or, hier soir, il s’est produit quelque chose d’étrange : il ne se souvenait plus du prénom de ma mère. Cela m’a bouleversée. Je voulais donc savoir s’il était possible qu’un fantôme perde soudainement la mémoire.

– Nous allons voir ça tout de suite.

Lucy ferme les yeux et se concentre. Gabriel sent qu’elle envoie un signal sous forme d’onde au-dessus de lui et en déduit qu’elle entre en contact avec une âme qui se situe dans le Moyen Astral. Peut-être Dracon ?

Après un dialogue muet, elle hoche la tête. Arrive un ectoplasme moustachu.

– Ça y est ! Il est avec nous, annonce Lucy.

– Oui, je le sens moi aussi, confirme la cliente. Bonjour, papa… C’est moi, Sylvie.

Lucy, comprenant que ces deux-là ont leurs habitudes, ne les laisse pas aller plus loin et interpelle sèchement le père à haute voix :

– Pourquoi ne vous rappelez-vous plus le prénom de votre femme, monsieur ?

Oh, un simple oubli dû à l’âge, répond l’esprit.

Gabriel intervient :

Demandez à Sylvie de décrire son père, chuchote-t-il.

De quoi je me mêle ? rétorque vivement le moustachu. Qu’est-ce que tu fous là, toi ? Tu n’es même pas médium ! T’es qui d’ailleurs ?

La cliente de Lucy décrit donc son père, et Gabriel, trouvant que cela ne correspond pas (elle n’a pas mentionné de moustache), glisse à l’oreille de Lucy :

Ce n’est pas lui.

– Ce n’est pas lui ! L’homme qui vous parle n’est pas votre père, répète Lucy.

Eh, attendez ! Pourquoi vous me trahissez ? s’indigne l’homme.

– Alors qui est-ce ? demande la cliente bouleversée.

– C’est un esprit qui se fait passer pour votre père, parce qu’il cherche par tous les moyens à être connecté à un vivant. Cela arrive souvent, déplore Lucy. Il y a des âmes errantes qui s’ennuient, alors quand elles parviennent à communiquer avec quelqu’un qui appelle sa mère, son père, ou son grand-père, elles se font passer pour la personne appelée. Il n’y a pas de pièce d’identité pour vérifier…

– Pourquoi mon vrai père n’est-il pas venu quand je l’ai appelé ?

– Il s’est peut-être tout simplement déjà réincarné.

– Mais alors, cela veut dire que toutes ces discussions très intimes que j’ai eues avec cet « être », tous ces conseils qu’il m’a prodigués…, dit la femme comme pour elle-même. Mais qui êtes-vous d’abord ?

Le fantôme rumine, se crispe, puis finalement éructe :

Tu veux vraiment savoir ? Oui, je me fais passer pour ton père depuis six mois. Et maintenant, je sais tellement de choses personnelles sur toi que je te tiens ! Tu ne pourras plus jamais te débarrasser de moi !

Alors Lucy ouvre les yeux et inspire profondément, comme à son habitude, avant de répéter les mots de l’ectoplasme.

– Voilà, vous connaissez la vérité, conclut-elle.

– Que dois-je faire ? demande la jeune femme, épouvantée.

– Arrêtez de lui parler. S’il n’a plus d’interlocuteur, il va se lasser et chercher une autre victime. Je connais ces âmes errantes parasites, elles sont comme des sangsues, mais quand il n’y a plus rien à pomper, elles sont bien obligées de changer de victime.

La cliente, effrayée par cette révélation, paye la consultation et s’en va, bouleversée.

Lucy s’installe face à sa poupée de clown, indiquant ainsi à Gabriel qu’elle est prête à discuter avec lui.

– Vous connaissez désormais mon métier tel qu’il se présente au quotidien. Cela consiste essentiellement à réconcilier les deux côtés du monde.

Je ne m’attendais pas à ce que cela soit si délicat.

– Voilà pourquoi je ne reçois que l’après-midi et n’accepte qu’un nombre limité de clients. Chaque fois, je dois affronter des drames, des usurpations d’identité, voire des menaces. C’est le côté ingrat de cette profession.

Je ne me rendais pas compte.

– C’est comme s’il y avait une avenue avec deux trottoirs. Un pour les vivants et un pour les morts. Moi je me tiens au milieu, et j’essaie de permettre aux deux de communiquer. Même si, à l’arrivée, souvent les deux ne sont pas contents.

Mais vous n’êtes pas la seule à créer le lien entre les deux trottoirs.

– Vous voulez parlez des autres médiums ? 95 % de mes soi-disant collègues sont des charlatans. Ils n’entendent rien mais font quand même semblant d’être connectés à l’au-delà. Ou, bien plus dangereux, ils sont branchés sur des esprits malveillants qui les utilisent pour manipuler les vivants.

95 % de charlatans parmi les médiums… N’est-ce pas un peu exagéré ?

– Par moments, je préférerais que personne n’aille consulter de médium et que les deux trottoirs restent bien séparés : cela créerait moins d’interférences négatives comme celle à laquelle vous venez d’assister. Maintenant, laissez-moi s’il vous plaît, monsieur Wells. Nous nous retrouverons demain matin pour un événement qui devrait vous intéresser.

Ah oui ? Quoi donc ?

– Vos funérailles. Je suis sûre que si vous avez un assassin, il ne manquera pas de s’y rendre.

Elle désigne sa tablette numérique, où est inscrit :

« Enterrement de l’écrivain Gabriel Wells, 9 heures, cimetière du Père-Lachaise. »


29. ENCYCLOPÉDIE : LE TÉMOIN OFFICIEL EST UN FANTÔME

Le 23 janvier 1897, dans le petit village de Greenbrier, en Virginie-Occidentale, aux États-Unis, un jeune garçon découvre le cadavre d’une femme du nom de Zona Heaster Shue. Il donne aussitôt l’alerte. Lorsque le médecin, le docteur Knapp, arrive une heure plus tard sur les lieux, le mari, Edward Shue, est déjà là. Il a enveloppé le corps de sa femme dans un grand drap et la serre contre lui en pleurant. Quand le docteur Knapp essaie d’examiner le corps, le mari le repousse avec rage en disant qu’il refuse que quiconque touche à l’amour de sa vie. Jusqu’à l’enterrement, Edward Shue ne laisse donc personne approcher du cadavre de sa femme gisant dans son cercueil. Il l’a recouverte d’un châle et d’un bonnet, expliquant que c’étaient ses vêtements préférés. Tout le monde pense que c’est le chagrin qui motive ce comportement étrange. Cependant, la mère de Zona, Mary Jane Heaster, soupçonne son gendre d’avoir assassiné sa fille. Tous les soirs avant de se coucher, elle essaie de contacter l’esprit de sa fille pour que celle-ci confirme son soupçon. Quatre semaines après l’enterrement, le fantôme de Zona lui apparaît, qui lui révèle qu’Edward lui a brisé les vertèbres cervicales. C’était pour éviter qu’on remarque qu’elle avait le cou tordu qu’il a empêché quiconque d’approcher de son cadavre. Mary Jane Heaster va donc voir le procureur et le convainc d’ouvrir une enquête. Comme le docteur Knapp explique qu’il n’a jamais pu examiner le corps, le procureur ordonne son exhumation. Une autopsie est enfin pratiquée, qui révèle que la nuque a perdu toute rigidité, d’où le fait que la tête penche sur le côté. Les principaux soupçons se portent sur le mari. Son procès a lieu, mais il n’y a aucune preuve, et Mary Jane Heaster n’ose pas dire qu’elle a parlé au fantôme de sa fille. C’est l’avocat d’Edward Shue qui prend l’initiative de signaler que l’unique témoignage existant est celui de la victime, manifesté depuis l’au-delà, espérant ainsi ridiculiser l’accusatrice. À la surprise générale, au lieu de faire passer la mère pour une illuminée, cette histoire convainc les jurés : Edward Shue est condamné à la prison à perpétuité. Il mourra trois mois plus tard, seul dans sa cellule, victime d’une fièvre soudaine et inexplicable.

Curiosité locale, sur le panneau du cimetière du village est inscrit depuis 1981 le texte suivant : « Ici est enterrée Zona Heaster Shue. Sa mort, en 1897, était présumée naturelle jusqu’à ce que son esprit se présente à sa mère pour lui décrire comment elle avait été assassinée par son mari Edward. Ce dernier a été condamné. C’est le seul cas connu à ce jour où le témoignage d’un fantôme a permis de condamner un meurtrier. »

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome XII.

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